Un regard sur l’Afrobeat

Ferry Jimmy. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

Autour du disque consacré à Ferry Djimmy and His Dji-Kins : « Rythm Revolution » (1) (2)

• L’art, quel qu’il soit, progresse grâce au travail de ceux qui ne suivent pas une ligne ni une mode, mais qui écoutent leurs propres impulsions, même si elles ne sont pas traditionnelles, polies ou même bien comprises. Ils se présentent comme ils le souhaitent et cela alimente ce qu’ils sont capables de créer pour les autres. Jean Maurille Ogoudjobi alias Djimmy Ferry fait partie de ces artistes restés dans un presque total anonymat, sauf pour quelques DJ’s et animateurs radios qui pratiquent la résilience musicale et permettent à la mémoire sa préservation.

CD « Ferry Jimmy and his Dji-Kings, Number 0.0.0.1, Rythm Revolution » (Acid Jazz AJXCD633).

Le Nigeria et son voisin le Bénin ont acquis leur « indépendance » la même année (1960) et vivront une démocratie émaillée de plusieurs coups d’états avant de trouver une certaine stabilité depuis une vingtaines d’années. Ce sont, parmi d’autres, deux pays qui se déchirent en interne avec pour conséquences leurs propres reflets dans la musique qui s’y crée.

L’afrobeat y est rugueux, politique et engagé. Au moment ou apparaît l’afrobeat, le Nigéria sort à peine d’une « guerre du biafra » qui fit des ravages sur les sols comme dans les têtes et donnera des ailes à un certain Féla Kuti, porte-parole d’un peuple opprimé et d’un pays gangréné par la corruption. L’art est le reflet de la société dans laquelle il vit et la musique n’y fait pas exception. Si Fela Kuti est le porte-drapeau de cette musique initiée par un Geraldo Pino musicalement outrancier, il reste l’arbre qui cache la forêt, tant derrière lui sont nombreux les groupes qui essaieront de se faire connaître. Très peu auront cette chance. Le manque de moyens, malgré la foison de petits labels comme des filiales de grands groupes, ne permettra pas que cette vitalité musicale dépasse les frontières d’une région.

Ferry Djimmy jeune. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

Djimmy Ferry est né à la toute fin des années 1930 sous le nom de Jean Maurille Ogoudjobi (plusieurs dates sont données, mais la majorité des chercheurs donne celle de 1939) et passe une jeunesse et une adolescence perturbées parmi ses quarante-trois frères et sœurs. L’école, s’il est bon élève, n’est pas faite pour lui et il se retrouve souvent dehors pour indiscipline ; ce qui lui vaudra son surnom de « Ferry » (qui est l’abréviation de « pardonne-moi » en Yoruba) donné par son père, ancien soldat de l’armée française. Adolescent, Djimmy Ferry fréquente les bars, écoute la radio et s’imprègne du folklore du coin comme la rumba Congolaise, la pachanga, le highlife, mais aussi le jazz et le blues ramenés dans les bagages des marins. Le Bénin obtient son indépendance début 1960 et Djimmy entame ses vingt ans. Il vient d’obtenir son diplôme et commence une carrière d’instituteur (étant citoyen Français en raison des mérites militaires de son père, il en avait la possibilité) dans la région de Podé, près de la frontière avec le Nigéria. Grand gaillard, Djimmy s’essaye aussi à la boxe du coté de Cotonou, mais c’est l’émergence des bars et autres « paillotes » (que l’on peut aisément comparer aux jukes du Mississippi ou de la Louisiane et qui poussent un peu partout dans le pays) qui l’attirent.

Ferry Djimmy, premier groupe. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

Les indépendances des pays Africains en ce début de décennie vont donner à cette jeunesse la possibilité de croire en leurs rêves. Djimmy n’échappe pas à la règle et brûle d’envie de faire sa vie dans la musique, comme ces groupes qu’il entend et voit autour de lui. À ce moment là, des formations telles que le Picoby Band d’Abomey, le Mathias Makaya’s Negro Jazz et surtout El Rego Commando de Cotonou, écument les lieux où cette nouvelle musique imbibée des rythmes traditionnels se mélange allègrement aux sonorités funk, latines et rhythm’n blues. Féla s’était déjà pris Géraldo Pino en pleine poire et revenait d’un voyage aux States qui lui permit de découvrir New York et Los Angeles, avec dans ses bagages une nouvelle façon de concevoir sa musique dont le monde entier aujourd’hui connaît la résonance. Mais, au début des années soixante, le répertoire de la musique locale était encore assez conventionnel et commençait à peine à avoir de « mauvaises fréquentations » avec ce qui se passait aux États-Unis notamment. Des clubs commencèrent à s’ouvrir et le quartier Jonquet – situé près de la gare et du port de Cotonou – aura vite fait de se faire une réputation et de permettre à cette nouvelle scène d’émerger. L’un des lieux les plus prisés reste le Playboy Club dans lequel la jeunesse s’encanaille sur des disques directement rapportés par les marins en escale, mais aussi du sax d’un El Rego ; Théophile Do-rego est le boss de la boîte et musicien vétéran qui a appris son métier à Dakar, Niamey et Ouagadougou. Il fonde l’une des toutes premières formations modernes, le Daho Jazz, avant de créer Les Jets et d’autres et de se poser, en cette fin d’année 1965, sous le nom d’El Rego et ses Commandos (cf. l’édition du label Daptone en 2011). El Rego, qui deviendra très vite ami avec Djimmy, occupe la scène en jouant un pannel musical hétéroclite, passant des rythmes locaux comme le Sato ou l’Agbadja, aux musiques afro-américaines, invitant très souvent dans son club des artistes qui cherchent à se produire dans le club le plus branché de Cotonou. Situé à un jet de pierre de là où résidait le jeune Djimmy Ferry, au 100 rue des Cheminots, c’est peu dire s’il fréquentait assidûment cette scène qui cachait de moins en moins ses revendications. Féla y était un visiteur régulier et, naturellement, ces deux « révolutionnaires musicaux » deviendront des amis.

Ferry Djimmy en famille. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

C’est aussi à ce moment que l’on verra apparaître les premiers enregistrements des étoiles naissantes sur Sonda ou Les Impressions Sonores du Dahomey, enregistrées le plus souvent sur un Nagra avec un seul micro par Michel Ahouantchede, animateur sur la radio nationale du Dahomey. Et si le nom du groupe, le Negro Jazz de Cotonou, de l’un des pionniers de la guitare, Mathias Malaya, aura une influence considérable sur la vision artistique de Djimmy Ferry, il est temps pour ce jeune fougueux d’aller voir ailleurs si la vie y est plus facile et d’y tenter sa chance. Fin des années soixante, Djimmy s’installe à Paris où il devient policier, assistant très souvent Jacques Chirac avant son élection à la mairie de Paris en 1977. Il y rencontre sa femme avec laquelle il aura deux enfants. La musique ne le lâche pas et, pour les Éditions Pathé-Marconi, il enregistre son premier disque, « A Were We Coco / Egbemi Black ». Ce brûlot afro-funk passera inaperçu, comme cet autre single, « Aluma Loranmi Nichai / Toba Walemi », composé avec son nouveau groupe, les Dji-Kins.

Ferry Djimmy. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

En 1974, Djimmy retourne au pays qui, après une dizaine d’années d’une fragile démocratie heurtée par quelques coups d’état, devient le futur centre d’essais d’une prochaine politique gouvernementale marxiste-léniniste, introduit officiellement en 1975 par le militaire Mathieu Kérékou (qui prend le pouvoir en 1972), soutenu – ou du moins fortement influencé – par le Guinéen Sékou Touré et le Mouvement Citoyen Congolais de Mobutu. Selon Florent Mazzoleni, auteur des notes de pochettes du disque (2) et des recherches qu’il a menées plusieurs années durant sur Djimmy Ferry, Mathieu Kérékou aurait été fortement impressionné par le charisme de Ferry et se serait lié d’amitié avec lui. On peut aussi supposer une certaine manipulation d’un politique qui aurait vu dans Djimmy un porte-parole pouvant séduire cette nouvelle génération banalisée par des discours socialistes. Il accordera une bourse à Djimmy Ferry pour qu’il puisse monter son propre label, Revolution Records, s’acheter une Land Rover et avoir un garde du corps pour ses voyages afin de faire la promotion de son album et faire état de sa vision d’une société libre et égalitaire…

Ferry Jimmy et Dyo Wyth’s. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

« Rythm Revolution » est enregistré dans les studios Satel de Cotonou en 1975 et, pour ne pas perdre l’essence de sa vision musicale si particulière et si inspirée de Fela et des sons funky de James Brown ou des groupes tels que les Parliaments, Djimmy prend les commandes de presque tous les instruments, se révélant un multi-instrumentiste remarquable. C’est à ce moment aussi qu’il retrouve son copain Gratien Zossou – jeune peintre, poète, comédien en herbe et auteur de la pochette de l’album, finira en 1974 par jouer dans « Le Signe Du Vaudou » de Pascal Abikanlou, premier long métrage fiction réalisé au Bénin (3) – qu’il avait rencontré dans un Cinéma Vogue en 1968 quand il s’essayait au proto Afro-beat, avant même que le terme germe dans la tête d’Ignace de Souza (« Olé » est le premier disque à porter le nom d’afrobeat).

Ferry Djimmy. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

Encore aujourd’hui, « Rhythm Revolution » ne ressemble à rien de ce qui fut produit à cette époque, que ce soit au Bénin ou au Nigéria. Sa sensibilité rythmique profondément ancrée dans les traditions du pays et les paroles révolutionnaires faisaient bande à part. Son « ami » Kérékou voulait que cet album soit un succès pour la simple et illégitime raison qu’il pourrait séduire une jeunesse en mal de repères et faire avancer son propre programme politique. Avec Djimmy, il conçoit la campagne de lancement de l’album de manière à ce que les recettes des ventes soient versées à une organisation médicale et de services qui s’occupent de la communauté des handicapés du Bénin. Malgré une campagne sur les ondes de la radio publique et l’ordre donné à son gouvernement d’acheter le disque, il ne se vend pas et le projet est un désastre commercial total. Après que le plan marketing de « Rythm Revolution » n’ait même pas réussi à amortir les coûts d’enregistrement – et encore moins à exporter le zèle révolutionnaire marxiste aux masses – Kerekou abandonne Djimmy. L’amitié à ses limites !

C’est sur les conseils de Fela que Djimmy et sa famille s’installent à Lagos (Nigéria) en 1977. Là, il fréquente Orlando Julius, Geraldo Pino et le précurseur de la musique Juju, King Sunny Ade. Puis, début 1980, il fait la rencontre de Mohammed Ali, figure emblématique des luttes pour les droits des Afros-Américains en visite d’État pour convaincre le Nigéria de boycotter les jeux olympiques de Moscou.

Ferry Jimmy et The Sunshine Sisters. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

Après son très court passage sous les projecteurs, Djimmy forme un groupe familial nommé Les Sunshine Sisters of Africa. Ils feront quelques tournées locales et enregistreront deux albums pour le label Tarentone (« Africa » en 1983 et « African Dish » en 1985) et une poignée de cassettes qui n’ont jamais été publiées. Gros fumeur, Djimmy, le fils spirituel de Fela Kuti, l’enfant prodige de l’Afro-Beat, décède d’une crise cardiaque, chez lui, à Lagos, en 1996. Aujourd’hui, son album – dont les stocks auraient brûlé dans l’incendie du studio Satel – atteint des sommets quand, parfois, un exemplaire fait son apparition sur des sites de ventes.

L’artiste Lemi Ghariokwu, le créateur d’une grande partie des pochettes de Fela, se souvient de Ferry Djimmy avec qui il a des liens de sang (sa sœur aînée était en effet enceinte de la fille de Ferry, Emilienne) : « La première fois que je l’ai rencontré, j’étais avec Fela en voyage au Ghana, Fela conduisait. On s’est arrêté à Cotonou, chez Ferry en 1976. Nous y sommes allés et revenus plusieurs fois, j’étais très jeune et j’étais impressionné. Il aimait s’habiller, très conscient de son apparence, il aimait les perles, les bagues, les pantalons à clochettes. Il était grand et avait une énorme coupe afro, il était très charismatique. Personne ne se sentait indifférent quand il le rencontrait. C’était un véritable ovni. De par son regard, sa vision et ses passions. Il s’est beaucoup investi dans ses passions. Sa voix, ses cheveux, ses costumes blancs, tout en lui était unique. Il était en avance sur son temps au Bénin. Il avait le sens de ce qu’était un artiste. Il avait un rôle dans la société. Il n’avait pas peur de se montrer et pouvait exprimer ses opinions. Je n’aime pas le mot “pionnier” car nous ne sommes pas des scientifiques ou des chercheurs, mais Ferry était un vrai précurseur de ce qu’était un artiste au Bénin. Il était spontané, généreux et savait écouter ses contemporains. Mais, pour beaucoup de Béninois, il était trop dérangeant car il ne ressemblait à aucun d’entre eux. Il était un véritable étranger. Personne ne se sentait indifférent lorsqu’il le rencontrait. On l’appelait « babani » en yoruba, ce qui signifie « quelqu’un de grand ». Il savait comment se tenir debout. C’était un type rebelle. Ferry était un visionnaire ».

Ferry Djimmy sur scène. Ogoudjobi Family Archives, courtesy Tezeta (collection Florent Mazzoleni).

L’afrobeat est un peu à l’image du reggae et du blues sans le côté mystique. Musique de danse et de partage, il est aussi un vecteur de contestation, de résistance à l’oppression des peuples noirs, aux inégalités et porte haut la voix des valeurs africaines trahies au profit des anciennes puissances coloniales. La réédition (voir les labels Hot Casa, Soundway, Analog Africa, Planet Ilunga …) d’une partie des groupes qui ont fait de cette musique une bande son qui a atteint l’universel et se distingue dans les courants des musiques populaires apparus dans la seconde moitié du XXe siècle, a permis de prendre conscience non seulement des formidables fusions musicales dont il a su s’inspirer pour grandir, mais aussi des problématiques sociales, économiques, politiques et culturelles auxquelles ont dû faire face des peuples entier. Aujourd’hui, ce style à part est joué dans le monde entier et il n’est pas toujours essentiel de comprendre les paroles pour que, quelle que soit notre nationalité, le beat s’empare de nous.


Notes :

(1) “Rhythm” s’écrivait « Rythm » sur la pochette originale parue sur Revolution Records en 1975.
(2) Ferry Djimmy and His Dji-Kins : « Rythm Revolution » – Acid Jazz Records 2021.
(3) « L’histoire du Cinéma au Bénin », Apprendre le langage cinématographique, 8 novembre 2017. Article écrit par François Sourou OKIOH.


Par Patrick Derrien
Un grand merci à Florent Mazzoleni pour l’iconographie