Autour d’un disque

Hayes McMullan. Photograph by and courtesy of Gayle Dean Wardlow

Hayes McMullan

• Lorsque Gayles Dean Wardlow, auteur de l’anthologie du blues « Chasin’ That Devil Music », rencontra pour la première fois par hasard Hayes McMullan en 1967 lors d’un voyage dans le Sud, il eut ce genre de frisson qui vous traverse et qui laisse des traces… Devant lui, se dressait un métayer, homme d’église, activiste des droits civiques qui avait joué pendant la grande dépression des années 1920 avec Charley Patton, son idole de jeunesse. Rendez-vous fut pris avec une guitare et une bouteille de whisky pour l’enregistrer devant sa cabane à Tutwiler (Mississippi). Hayes répondit d’un air laconique que l’enregistrement ne serait pas bien long car il n’avait pas joué de blues depuis les années… 1930 !

Everyday Seem Like Murder Here

Light In The Attic LITA 152 2 x LP / CD / distribution PIAS

http://lightintheattic.net

Hayes McMullan était sharecropper (coupeur de canne à sucre) depuis plus de 50 ans et vivait là, dans le Deep South, près d’une plantation de coton, avec sa femme Mattie. Il puisait ses influences chez Blind Lemon Jefferson et avait tranposé quelques morceaux de Bessie Smith et Victoria Spivey pour satisfaire ses amis qui venaient l’écouter chez lui à la fin de la journée. Sa guitare égrenait un style typique du Delta à l’instar d’un Charley Patton et de Willie Brown, qui jouaient en Open G comme le lui avait aussi appris son frère ainé Tom. Hayes McMullan avait rencontré Charley Patton à Indianola pendant les innondations gigantesques du Mississippi en 1927. Ils jouèrent ensemble à l’occasion d’une house party. Ensuite, alors que McMullan travaillait dur à la plantation de Tallahatchie County, l’agent de Charley Patton lui proposa d’enregistrer, ce qu’il refusa malgré l’offre de 5 $ par morceau. Fuyant la lumière, Hayes McMullan préfèra jouer chez lui pour ses amis, en toute simplicité. S’ensuivit une très longue période de trente cinq ans sans jouer de blues. Ce n’est qu’en 1967 qu’il repris sa guitare pour interpréter des morceaux à la confluence des styles de Patton et de Willie Brown, avec les accents toniques de Tommy Johnson, une autre légende du Delta blues. Au début de leur collaboration, il attira l’attention de Wardlow sur le fait qu’il était prêcheur et que ses ouailles n’apprécieraient que modestement son interprétation de pièces de blues si elles venaient à l’apprendre. Mais Hayes ne rechigna pas à accepter les 250 $ offerts pour l’enregistrement ! Les prises eurent lieu chez lui, dans son living room, à Tutwiler, en juillet 1967, et en studio à Jackson en novembre 1968.

Hayes McMullan pendant l’enregistrement. Photograph by and courtesy of Gayle Dean Wardlow

Le double album (et CD) comprend 21 titres originaux ainsi qu’une dizaine d’interviews dans lesquels on découvre la personnalité affable et truculente d’un artiste inconnu. La présentation du double album (version couleur) est superbe. Le livret grand format de plusieurs pages avec une photos pleine page magnifiques est un exemple de travail passionné et abouti, co-animé par John M. Miller et Wardlow en historien et documentaliste averti (on se souvient que c’est lui a découvert le certificat de décès de Robert Johnson). Le remastering des pistes originales enregistrées en 1967-68 est de haute volée. Plusieurs morceaux à la sonorité saisissante sont interprétés ici avec une guitare folk acoustique Martin D-18 (les connaisseurs apprécieront). L’émotion transpire à chaque titre, le phrasé va à l’essentiel. La voix en falsetto renvoie sans hésitation à Skip James ou à Tommy Johnson. Que du bonheur ! Parmi les titres de ce superbe album, citons Fast Old Train. Goin’ Away Mama Blues fait penser très fort à Hunkie Tunkie Blues de Charley Jordan. Les influences sont apparemment nombreuses mais trompeuses, car Hayes McMullan joue un blues intemporel qu’il adapte au gré de ses émotions et de son public. Hurry Sundown semble tout droit sorti du sublime album « Avalon » de Mississippi John Hurt. La voix déclamatoire fait merveille dans Smoke Like Lightning derrière un rythme syncopé envoûtant et lancinant qui sera magnifié 20 ans plus tard par un certain Howlin’ Wolf. La mélodie de Spider On The Wall Blues semble sortie de nulle part tant la sonorité et le ton sont peu courants. Spanish Fandango est terriblement dansant. Hayes rend un vibrant hommage à Charley Patton dans un Hitch Up My Pony fascinant et raconté avec verve (1). Le morceau titre, Every Seem Like Murder Here, semble tout droit sorti d’un creuset commun avec Special Rider Blues de Skip James. Hayes est un adepte de la position A comme le furent Charley Patton, Son House ou Willie Brown. Son interprétation démonstrative et toute en rupture du truculent Gonna Get Me A Woman est superbe. Les deux versions en picking de ‘Bout A Spoonflul (revisites du Spoonful Blues de Patton) sont bluffantes. Falsetto et rythme imprimé sur le chevalet sont somptueux. Le jeu sautillant sur Roll and Tumble est unique. Le murmuré et envoutant I’m Goin’, Don’t You Wanna Go est du même tonneau que lorsque Furry Lewis interprétait Dry Land Blues. Bref, voici un disque qui est essentiel à la culture de tout amateur de blues du Delta. Toutes les faces sont totalement inédites sauf Look-a Here Woman Blues (2). Précipitez-vous sur les sites spécialisés, car l’édition est limitée tant en LP qu’en CD (pré-commande pour sortie mi-mars en principe). Indispensable, et ce quel que soit le format.

Hayes McMullan et son épouse Mattie. Photograph by and courtesy of Gayle Dean Wardlow

Notes

(1) McMullan a emprunté plusieurs strophes à Charley Patton. Ainsi, le titre Smoke Like Lightning comporte une strope prise dans Down The Dirt Road BluesHitch Up My Pony contient aussi une strophe prise dans Pony Blues de Charley Patton, idem avec Everyday Seem Like Murder Here avec une strophe prise dans Down The Dirt Road Blues.
(2) Dans le livre écrit par Gayle Dean Wardlow en 1998, Chasin’ That Devil Music : Searching for the Blues, il y a un CD qui contient 25 titres, dont Look-a Here Woman Blues qui a été enregistré en studio à Jackson en 1968.


Par Philippe Prétet