Harmonica Khan

Harmonica Khan, Rosa's Lounge, Chicago, juin 2004. Photo © Marcel Bénédit

À chacun ses mauvais goûts…

• J’ai le chic d’aimer des types atypiques et saugrenus. Je veux dire par là qu’à chaque fois que je tombe sur un musicien qui me parle un autre langage que le consensuel de service, qui titille mon oreille et réveille mes sens interdits, je ne trouve jamais rien sur eux. Justement parce qu’ils sont hors circuit et souvent dans tous les sens du terme. Harmonica Khan (Kah, Kan c’est selon) en fait partie.

Chicago Blues Harmonica Project featuring The Chicago Bluesmasters / Diamonds In The Rough – Severn Records 0034)

Je ne sais plus pour quelle raison je me suis retrouvé un jour à écouter un disque sur la scène moderne de Chicago (« Chicago Blues Harmonica Project Featuring The Chicago Bluesmasters/Diamonds In The Rough » – Severn Records CD 0034, en 2005) – et les gens qui me connaissent savent que ce n’est pas forcément ma tasse de thé, non pas que les musiciens soient mauvais –, mais ces productions ultra léchées d’où rien ne déborde, où tout est désinfecté de toutes porosités, où la conformité rend cette musique tellement propre sur elle-même que je n’arrive pas en général à passer trois titres, me rendent totalement imperméable. Seulement là, coincé entre Larry Cox (un gars du Tennessee qui arrive à Chicago en 1956) et Little Addison (un Louisianais qui arrive dans le Westside en 1950) surgit – et le mot est faible – un ovni primitif, une sorte de musique brute de décoffrage et puissante qui n’avait absolument rien à voir avec le reste, si ce n’est le fait qu’il soit à Chicago. George Meares de son vrai nom (j’ai quand même mis plusieurs années à retrouver sa trace…) est né du côté de Whiteville, en Caroline du Nord et si le nom peut penser qu’on se la coule douce, ne rêve pas ! La vie dans les années 30 (il est né en 1934) est aussi rude qu’un charretier sur une digue du Mississippi pendant une crue. Revenons à notre mouton à cinq pattes. Il apprend à jouer de l’harmonica auprès de Bogish Scott, activiste notoire de la région, qui l’initie dès son plus jeune âge à la soufflante et le traîne de pique-nique en séchoir à tabac où, le soir, on fait la bringue.

Harmonica Khan, Rosa’s Lounge, Chicago, juin 2004. Photo © Gene Tomko

Un peu plus tard, il rencontre dans ses errances William Ray Small qui pratique, de la main gauche, une forme obsolète et antédiluvienne de castagnettes, qui consiste à tenir de vrais os (plus tard remplacés par des baguettes de bois) de côtes de moutons pour s’accompagner d’une rythmique. Ce style de jeu, si il était très ancien et perdu de vue depuis belle lurette, paraissait au milieu du siècle comme une sorte de nouveauté. Il existe quelques exemples de cette pratique, la plus célèbre étant celle de Brother Bones and His Shadows, Sweet Georgia Brown, enregistrée en 1949 sur Tempo. Cette façon de s’accompagner restera sa marque de fabrique, si l’on peut dire, jusqu’au bout ; puis les claquettes aussi, initié par Eddie Page qui passait plus de temps en taule que sur les chemins à présenter ses spectacles. Le jeune George est attiré par cette ambiance qui gravitait autour de lui : les claquettes, le Buck-and-Wing (rendu populaire par le vaudeville) et autres Soft-Shoes étaient répandus. Et gagner sa vie en s’amusant est quand même plus attrayant que de la gagner en se cassant le dos avec le tabac. Adopté !

Harmonica Khan, Rosa’s Lounge, Chicago, juin 2004. Photo © Marcel Bénédit

Mais si sa musique rappelle une époque plus ancienne et plus innocente, son comportement, lui, ne l’évoque pas. Il avoue lui-même avoir été le mouton noir de la famille : « Je jouais au craps, je courais les filles et tout le reste. J’avais pris l’habitude d’être ivre, de me bagarrer souvent… » (propos recueillis par David Whiteis quelques années avant sa mort survenue le 11 mars 2005 : « occlusion intestinale », qu’ils ont dit !). Il avait déjà goûter les geôles au milieu des années 50 avant de s’installer à Camden dans le New Jersey et de repartir en taule suite à une prise de bec violente avec un gang dont il dérouillera le foie du chef. Mais le juge, heureux de se débarrasser de ce type, ne condamnera George qu’à une petite peine : « Ils ne m’ont donné qu’un an pour çà parce qu’ils connaissaient sa réputation. Ils voulaient qu’il lui arrive quelque chose de toute façon. » (tous les propos viennent de la même interview de David Whiteis).

De gauche à droite : Larry Cox, Little Addison, Dusty Brown, Omar Coleman, Russ Green, Harmonica Khan, Chicago, 2004. Photo © Kurt Swanson (courtesy of Severn Records).

Aux alentours de 1968, il arrive tant bien que mal et déjà bien agité à Chicago où il joue occasionnellement au Trocadéro, sur South Indiana et parfois au Pepper’s sur la 43e. Mais ça ne rapporte pas et le succès lui glisse entre les doigts. La vie est rude et il ne connaît qu’une école, la ruse et la roublardise. Alors il se démerde, deale, joue l’usurier et autres combines. Ça ne rate pas ! La taule, la rue et quelques planches sur lesquelles il joue parfois. L’harmonica en bouche, claquettes aux pieds et ses bouts d’os dans la main droite. Et puis encore le cachot en 1976 suite à une énième baston dans le hall de l’hôtel LaSalle Plaza où il tue un gus. Il écope d’une condamnation d’un minimum de 25 ans (et plus suivant son comportement) dans le pénitencier d’État de l’Illinois pour meurtre au premier degré. « J’ai fait des allers-retours en prison toute ma vie. Des petits bouts, un an par çi, quatre-vingt-dix jours par là, trente jours une autre fois, je n’y prêtais même pas attention. Quand le juge a parlé de vingt-cinq à soixante-quinze ans, cela a eu un effet différent sur moi. Je ne voyais pas de lumière dans le tunnel. »

Harmonica Khan avec son harmonica dans la main gauche et ses os dans la main droite. Photo DR.

Au pénitencier de Stateville, Meares se lance dans un rigoureux programme d’auto-amélioration. Il étudie la Bible, apprend l’espagnol et participe à un programme musical pour détenus parrainé par l’Université de l’Illinois. Jusqu’à la fin de ses jours, il restera fier de la façon dont il avait transformé sa vie : « À partir de mai, le cinquième mois et le vingt-deuxième jour de l’année 1978, j’étais en classe A, la classification disciplinaire la moins restrictive pour les prisonniers qui ont fait preuve d’un bon comportement ». Ce qui lui vaudra de pouvoir s’extraire de la prison et d’aller avec son groupe, Harmonica Khan’s Blues Band (Khan’, Sheik’, Ruler’ ou King’), à Springfield, la capitale de l’État, jouer le jour de l’ouverture de l’Illinois State Fair de 1982. Fier, il gardera toujours avec lui un exemplaire du compte-rendu de son apparition dans Perspectives, un bulletin du département correctionnel dans lequel on voit une photo de lui en pleine action. Allongé sur le dos, un harmonica entre les lèvres, un micro dans la main gauche et son fidèle jeu d’os dans la droite, les pieds en l’air. Quelques années plus tard (1985), lui et son groupe figurent sur une compilation, « Jammin’In The Joint », avec ce titre, Highway 53 (parue sur Delta Records, l’album est est vraiment très difficile à trouver et crève les poches). Puis fallait bien qu’un jour un rayon de soleil entre dans sa vie tumultueuse et c’est ainsi que le 15 juillet 2002, l’Etat décide de le relâcher pour bonne conduite. N’ayant plus de famille pour l’accueillir (sa mère décède en 1958, son père un peu plus tard et son petit frère en 2001), les services du pénitencier l’envoient à New Beginnings, 3450 West Lake, une maison de transition qui se situait à quelques pas d’une taverne, le Bossman Blues Center, qui engageait des groupes de blues. Ce sera sa seconde maison jusqu’à son décès.

Affiche du Bossman Blues Center (collection Jean-Luc Vabres).

Négociant un emploi du temps plus souple avec son agent de probation, il apparaît plus souvent sur les scènes du West Side et celles du Nord de la ville. Il n’écoute plus la voix du démon, comme il dit, et se range des affaires. Son jeu revient à ces racines folkloriques de son sud-est natal, il utilise sa voix pour donner des effets traînants de fausset entrecoupés de cris rauques, ses claquettes s’entremêlent avec ses claquements d’os, son harmo – qui n’a rien à voir avec la dextérité de ses contemporains – exulte un son « primitif », parfois agressif. Si je devais le « comparer » avec un autre harmoniciste, ce serait sans aucun doute Sonny Terry. D’après les quelques personnes qui ont eu la chance de le voir, son jeu de scène était au moins aussi exubérant et anachronique, paraissant lui-même étonné de sa virtuosité, les yeux exorbités et la bouche bée. il tournait et traînait les pieds, voire se laissait tomber sur le sol pour jouer en s’allongeant sur le dos, faisant tourner ses pieds en l’air comme s’il faisait du vélo. Puis il se relevait, la sueur perlant sur son visage, et trottinait en cercle en entonnant « Break and run ! Break and run ! Break and run ! ». Parfois, sa respiration lourde était audible à travers le micro, et pour économiser son énergie, il avait de plus en plus recours à son gimmick de longue date consistant à taper du pied en position assise.

Harmonica Khan et Mark Miller (bassiste du Backstreet Blues Band de Vance Kelly), Rosa’s Lounge, Chicago, juin 2004. Photo © Gene Tomko

Il se savait fatigué et en mauvaise santé. Alors il essaiera de graver pour les temps à venir une parcelle de sa vie. Harmonica Khan enregistrera effectivement un CD (je crois plutôt que c’est une cassette éditée à moins de 90 exemplaires), produit par le batteur Arnell “Thunderfoot” Powell et enregistrée live au West Garfield Social, un bar situé en bas de Lake Street, quelques mois avant sa mort. On peut douter que cette cassette lui aurait fait les honneurs d’une gloire dans le milieu, même si il devait se produire au Chicago Blues Festival de 2005 (ce qui aurait été le plus grand concert de sa vie).

Harmonica Khan, Rosa’s Lounge, Chicago, juin 2004. Photo © Marcel Bénédit

Mais une chose est sûre, c’est qu’il n’a jamais lâché le morceau. Il était de cette trempe qu’on ne voyait plus sur cette scène depuis si longtemps qu’on en a oublié jusqu’à sa présence. D’après David Whiteis – qui relate sa vie dans un article paru dans un numéro de Chicago Reader –, Harmonica Khan pouvait-être irascible et méfiant envers certaines personnes qu’il pensait vouloir se servir de sa musique pour faire de l’argent et pour laquelle il ne serait jamais payé. L’histoire du blues en est remplie. Mais il a tenu bon jusqu’au bout, repoussant les limites de son endurance chaque soir pour quelques dollars jetés dans un chapeau retourné. Et tout çà au nom d’un rêve auquel il n’a jamais renoncé. Il faisait parti des indomptables aux limites techniques d’un jeu que peu de gens auront pu connaître, mais il aura au moins eu le mérite d’être devenu un homme libre. « Break and run ! »


Par Patrick Derrien