Fife and Drum

Othar Turner avec The Rising Star Fife & Drum Band chez lui, près de Gravel Spring, MS, au printemps 1996. Photo © Wyatt McSpadden (www.wyattmcspadden.com).

Une tradition perpétuée…

• En juin 2008, Sharde Thomas, la petite fille de Othar Turner âgée d’à peine 18 ans, se produisait à trois reprises lors du Chicago Blues Festival en leader du Rising Star Fife and Drum Band. Réminiscence d’une tradition musicale révolue ? Derniers représentants d’une tradition toujours vivante ? Ces questions se posent inévitablement à l’écoute de cette formation de fifre et tambours qui est alors probablement la dernière à perpétuer cette tradition remontant à une époque bien antérieure au blues lui-même. Entendre, et peut-être encore plus voir cette formation composée de jeunes musiciens au look de rappeurs ; entendre cette jeune femme s’exprimer avec sincérité et plaisir dans cet idiome musical, nous a donné l’envie de nous pencher un tant soit peu sur le sujet.

Mais avant de revenir plus en détail sur ces Mississippiens peu communs et sur cette musique atypique qui tient une place tout à fait particulière dans le spectre des musiques afro-américaines, il peut être intéressant de se pencher sur le phénomène fifres et tambours dans son contexte historique.

Sharde Thomas et le Rising Star Fife and Drum Band au Chicago Blues Festival, Grant Park, Chicago, juin 2008. Photo © Marcel Bénédit

Fifres et tambours

Si les fanfares de cuivres semblent essentiellement venir de la tradition des musiques militaires de la cavalerie, il n’en reste pas moins vrai que les ensembles de fifres et tambours encore fréquents en certaines régions d’Europe et d’Amérique ont également des origines militaires. Dès la fin du Moyen Âge et la Renaissance, fifres et tambours furent, en effet, les instruments de l’infanterie. D’origine suisse allemande, le fifre s’est répandu dans l’Europe occidentale avec les mercenaires suisses. L’instrument accompagné de tambours jouait les marches et les différents appels ou signaux durant les combats ou la vie en garnison. Cette combinaison d’instruments a fait partie de plusieurs armées, notamment celle d’Angleterre, ce qui explique que la formule fut également exportée vers les colonies de la couronne britannique. Il est évident que fifres et tambours sont relativement vite sortis du contexte militaire strict pour se répandre parmi les musiques populaires de rue et de danse. Sans doute certains musiciens des armées contribuèrent-ils à ce double rôle. On retrouve alors des traditions particulièrement vivaces en certaines régions d’Europe. La Gascogne connaît ce qu’on appelle le ripataoulère, ensemble composé du joueur de fifre, ou frifaïre, d’un tambour, d’une grosse caisse et parfois d’un cuivre. La musique de cette clique est sociale, elle se joue dehors, dans la rue, sur les places, pour les bals. Elle est souvent officielle, accompagne les conscrits, les fêtes de mai, le carnaval. On retrouve une tradition identique dans la région de Nice, particulièrement en Vésubie. Ici encore, les fifres, les tambours et éventuellement quelques autres instruments jouent ce fonds musical où se mêlent danses anciennes, influences venues du Piémont italien, airs de rue, emprunts aux traditions voisines de Provence et de Gascogne. On joue beaucoup la farandole et la mourisca et des sortes de passe-rues ou passacailles. Ici, comme ailleurs, les départs des conscrits étaient salués de la sorte.

Ci-dessus et colonne de gauche : Othar Turner, Gravel Springs, Mississippi, 1971. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill.

Ailleurs, et particulièrement à Bâle en Suisse, les carnavals ont conservé cette musique ancienne, refusant de céder le pas aux fanfares plus festives et moins mystérieuses. C’est ainsi que chaque année, dès l’aube, les ruelles du Bâle historique résonnent de dizaines de cliques aux allures étranges. Il règne une ambiance obsédante et impressionnante dans cette rythmique très militaire, ces roulements de tambours et ces fifres mélodiques joués par des musiciens masqués entonnant une longue danse macabre de la fin de l’hiver. La comparaison avec certaines musiques américaines est intéressante : les rythmes sont ceux des groupes commémorant les ensembles militaires en Amérique du Nord ; l’idée d’une musique rituelle, voire d’un lien avec des moments cycliques comme le carnaval, est, quant à elle, présente dans nombre de musiques afro-américaines.

En Europe toujours, la Wallonie fête encore certains Saints ou des commémorations profanes en organisant des marches annuelles auxquelles prennent part des compagnies de soldats improvisés richement déguisés. Fifres et tambours sont de la fête, indispensables pour accompagner ces marches célèbres dans l’Entre-Sambre-et-Meuse, même si des fanfares viennent souvent en renfort. Cette coutume remonte certainement à la fin du Moyen Âge. Sergent-sapeur somptueusement habillé, batterie de fifres et tambours, fanfare éventuelle, drapeau et divers corps militaires constituent le gros de la troupe évoluant dans cet ordre. Si cette musique de fifres et tambours fut, à l’origine, utilisée essentiellement pour signaler les mouvements de troupes et les activités des campements militaires, elle a relativement vite fait son entrée dans d’autres répertoires comme on peut le voir à travers les exemples déjà cités. Mais il faut aussi savoir que des compositeurs comme Beethoven, Haydn et Handel ont écrit pour cette combinaison d’instruments.

Napoleon Strickland chez lui, en 1981. Photo © Joseph Brems

De l’autre côté de l’Atlantique

Lorsque la colonisation se met en place, les fanfares et les ensembles de fifres et tambours partent avec les forces militaires nécessaires pour s’imposer sur un sol inconnu. Les missionnaires font le reste en important leurs musiques de processions ou de chansons d’églises. Aux États-Unis, les fifres et tambours anglais ont laissé de profondes traces, particulièrement en Nouvelle Angleterre où de nombreux ensembles sévissent encore, porteurs d’un lourd passé militaire. C’est que cette musique a du parcourir le pays en tous sens poussant les troupes durant les guerres d’indépendance ou de sécession autant que pour mener les guerres indiennes. Qui ne se souvient de cet air lancinant, à la fois horrible et majestueux, annonçant chaque massacre au long du film « Little Big Man » ? Les airs venus d’Europe y sont évidents.

Cette musique, non contente de revivre dans le répertoire des ensembles du Nord, a également fortement imprégné le Sud et particulièrement certaines expressions afro-américaines. À une époque où aucun esclave n’était autorisé à jouer du tambour, certains furent cependant enrôlés comme musiciens. Dans son livre sur l’histoire de la musique noire américaine, Eileen Southern retrace avec détails et précision le processus qui va amener un nombre grandissant de fifres et tambours afro-américains, et ce dès le XVIIe siècle en Nouvelle Angleterre, et de manière plus évidente aux XVIIIe et XIXe siècles. On peut, sans courir le risque de trop se tromper, dater l’origine de la tradition noire des fife and drums bands dans le Mississippi à l’époque de la reconstruction.

Alan Lomax fut le premier en 1942 à enregistrer pour le compte de la Librairie du Congrès le versant populaire de cette musique dans ces communautés noires du sud des USA, plus précisément aux alentours de Sledge dans le Nord du Mississippi où il enregistra Sid Hemphill dans le cadre d’une petite formation avec une flûte, deux caisses claires et un tambour basse. Sid Hemphill n’était autre que le grand-père de la regrettée Jessie Mae Hemphill et surtout un remarquable multi-instrumentiste (fifre, violon, banjo, guitare, … ) aussi à l’aise en string band, en brass band qu’en orchestre de fifres et tambours. Lomax retourna en 1959 dans les comtés de Tate et de Panolia enregistrer les survivants de cette formation qu’étaient Sid Hemphill et Lucius Smith, ainsi que la formation voisine de la famille Young. Alan Lomax rappelle l’image patriotique de cette musique et le fait que beaucoup d’esclaves ou anciens esclaves purent pour cette raison y participer. Il ne s’expliquait cependant pas aussi facilement les raisons d’une survivance plus populaire de cette formule d’orchestre. Les musiciens qu’il enregistra jouaient en effet pour de grands pique-niques festifs rassemblant les communautés afro-américaines autour de musiques telles que reels ou jigs, quadrilles et autres airs de danses ou de gospels joués sur des tambours et fifres se souvenant soudainement des polyrythmies africaines et s’inscrivant dans le processus de développement du blues et du jazz.

« Caribbean Island Music  » – cd Nonesuch Explorer 7559-72047-2

C’est un phénomène évolutif semblable à celui des fanfares et qu’on retrouve également en Jamaïque et dans d’autres îles des Caraïbes. On y appelle souvent cette musique John Canoe music, ou Junkano, Jankunu… Mascarade jouée sur fifres et tambours, le Junkano est une sorte de danse masquée jamaïcaine pratiquée entre Noël et la nouvelle année. Les origines remontent à d’anciens rites de fertilité tant africains qu’anglais. Des influences françaises s’y sont ajoutées puis un certain syncrétisme entre les pratiques des esclaves et celles des Anglais. Il est évident que les musiques militaires de Grande Bretagne sont à la source de ces fifres et tambours, mais la façon de jouer ces derniers doit beaucoup aux influences africaines. On trouve les mêmes styles de jeux sur l’île Nevis, en République Dominicaine, à Bélize… John Canoe est une appellation qui viendrait de John Conny, chef de tribu sur la côte guinéenne au XVIIIe siècle. Les carnavals jamaïcains des XVIIIe et XIXe siècles avaient souvent un personnage déguisé qu’on appelait Jonkanoo, John Canoe, John Connu, Junkano… Petit à petit, certains personnages des rituels anglais (les mummers) seront également adaptés. Aujourd’hui, dans la plupart des Caraïbes, l’ensemble fifres et tambours a disparu au profit du violon, de l’accordéon et de la guitare ou du banjo qui ont pris le relais pour jouer les quadrilles et autres musiques d’origine européenne ainsi que les musiques calendaires liées à certains moments de l’année.

Si on revient sur les USA, on remarque qu’un certain nombre de chercheurs suivirent les traces des travaux de Lomax. Parmi ceux-ci, George Mitchell et surtout David Evans contribueront de manière importante à notre connaissance du sujet (ce dernier en écrivant ce qui reste probablement à ce jour le meilleur texte sur les orchestres de fifres et tambours sous le titre « Black Fife and Drum Music in Mississippi  », paru en 1972). Au cours de ses propres recherches sur le terrain dans les années 60 et 70, David Evans découvrit que la tradition débordait largement les comtés mentionnés par Alan Lomax et se retrouvait également dans les comtés adjacents de Marshall et Lafayette, tous trois situés au sud de Memphis dans la région des collines du Nord du Mississippi, au nord est de la région du Delta. Quasiment à la même époque, Bengt Olsson découvrit l’existence d’une formation de fifres et tambours dans le Tennessee, dans les comtés de Shelby et de Fayette, de l’autre côté de la frontière de l’état, à la lisière nord du comté de Marshall dans le Mississippi avec une musique qu’il décrit comme étant « de la musique de danse, de la musique dont le but est de mener vers un état de transe ». La formation enregistrée par Olsson est le Fife and Drum Band of the United Sons and Daughters of Zion, Chapter 9. Chaque chapitre de cette organisation caritative avait son propre groupe de fifre et tambours, le chapitre 9 avait été créé au XIXe siècle par le grand-père du guitariste chanteur Lum Guffin, également connu sous le nom du “Walking Victrola”, qui deviendra lui-même leader du groupe. La dernière sortie de cet orchestre de fifres et tambours remonte à 1974. Mis à part ces quelques traces enregistrées, on notera également la découverte (qualifiée de fondamentale par Bruce Bastin dans son ouvrage « Red River Blues ») fin des années 60 par George Mitchell, d’une formation similaire à bien des égards en Georgie, à Waverly Hall dans le comté de Talbot.

De gauche à droite : R.L. Boyce (snare drum), Jessie Mae Hemphill (bass drum), Napoleon Strickland (fife). Delta Blues Festival, Greenville, Mississippi, 19 sept. 1987. Photo © David Evans

De ces quelques témoignages enregistrés et oraux, il semble que la tradition s’est donc essentiellement perpétuée au travers du temps dans cette région proche de Memphis et dans celle du comté de Talbot en Georgie ; même si Harry Oster mentionne dans l’un de ses ouvrages l’existence d’une formation similaire dans le sud ouest à quelques cinq cents kilomètres de là ; ou si une tradition de fifre sans tambour est mentionnée par Evans dans l’est du Texas ou dans le centre de l’état du Mississippi.

Pourquoi ces régions et pas d’autres du Sud profond ? Cela reste dans une large mesure un mystère non élucidé, car si les origines et racines sont clairement les musiques militaires blanches, il reste assez ardu de comprendre pourquoi cette tradition musicale – que nous pouvons raisonnablement supposer comme étant assez répandue au travers des états du Sud à une certaine époque – n’a survécu que dans quelques rares communautés rurales jusque dans les années 70 et au delà. Même si les musiciens noirs de Georgie mentionnaient jouer parfois pour des Blancs, David Evans souligne qu’en 1972 il n’en était rien dans le Mississippi. En réécoutant ces enregistrements et en essayant de les replacer dans une perspective plus large que simplement musicale, on est bien obligé de suivre David Evans pour qui les groupes de fifres et tambours du Mississippi s’inscrivent dans une tradition totalement noire aux réminiscences africaines. On se permettra d’insister néanmoins sur le fait qu’il nous semble que c’est avant tout dans l’interprétation, dans la signification sociale et communautaire de la musique et surtout dans la manière syncopée et polyrythmique de la jouer que la filiation africaine est perceptible, beaucoup plus que dans la tradition musicale elle-même.

De gauche à droite : Napoleon Strickland, Jessie Mae Hemphill, Abe Young, Calvin Jackson, photographiés par le University of Memphis Photo Services (années 80). Courtesy of University of Memphis and David Evans.

Quelqu’un comme Samuel Charters a passé de nombreuses années à chercher les origines des musiques qu’il aime – et il en aime beaucoup. Il faut lire son ouvrage consacré aux origines du blues, « The Roots of the Blues », tout en écoutant ses enregistrements de terrain (hélas relativement peu disponibles en disques compacts). Lors de ses recherches sur le sol africain, il a rencontré deux jeux de flûtes qui l’ont marqué. D’abord l’inévitable flûte peul, cet incroyable instrument dans lequel le musicien joue et chante en même temps, donnant souvent une sorte de bourdon de voix en complément de son jeu. Ensuite, le jeu des musiciens Serrehule qui jouent d’une flûte à quatre trous, sans jeu de voix, mais avec un accompagnement de trois tambours. Pour Charters, il ne faisait aucun doute qu’il était là, en Gambie et Guinée, face à des traditions africaines qui portent en elles les germes manquants pour expliquer le jeu des musiciens de fifres et tambours du sud des USA. Il écrit lui-même que cette tradition américaine vient directement des musiques militaires anglo-américaines mais que le jeu de fifre accompagné de danses et d’exclamations ne s’explique pas uniquement par ce lien historique lié à la colonisation. Il y a effectivement des éléments africains qui doivent expliquer une part au moins de ce jeu de fifre. Selon Charters, c’est donc vers cette partie de l’Afrique et ces deux traditions citées qu’il faut chercher certaines de ces origines. Les enregistrements qu’il a rapportés de son voyage en 1976 nous invitent à écouter des flûtes peul et une flûte serrehule avec tambours. C’est essentiellement ces enregistrements de musiciens Serrehule qui permettent de penser à une certaine filiation. D’autant qu’il faut garder en mémoire les chemins parcourus d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique par des musiques qui ont évolué au fil des siècles. Si Charters avait enregistré en Gambie au début du XXe siècle, nous aurions peut-être quelque chose de très différent. Il existe, en effet, d’autres enregistrements, notamment au Ghana, qui permettent de penser que flûtes et tambours ne sont pas des mariages instrumentaux isolés sur les territoires de l’Afrique occidentale.

Othar Turner, ses héritiers et les collines du Nord du Mississippi

De tous les musiciens associés à la musique des fifres et tambours du Mississippi, le nom d’Othar Turner est probablement le plus connu du public de blues. Othar Turner, décédé en 2003 à l’âge de 94 ans, était devenu au cours des années une institution en la matière, réel patriarche de Gravel Springs, conservateur et ardent défenseur des traditions de fifres et tambours joué lors des pique-niques dans le Mississippi autant pour leur dimension musicale que sociale. Originaire du comté de Rankin, au nord de Jackson dans le Mississippi, Othar Turner – “Gabe” comme l’appelaient ses proches – est surtout associé à la petite communauté rurale de Gavel Spring située plus au nord de l’état, quelque part entre Como et Senatobia où il acheta une ferme en 1970. Il commence à jouer du fifre dès les années 20, après un apprentissage auprès d’une certain R.E. Williams qui lui enseigna également l’art de les fabriquer à partir de canne à sucre. Le reste de sa biographie est désormais assez connu (1). Il apparaît sur un nombre important d’enregistrements dès les années 60, mais ne verra son premier album sortir qu’en 1997 sur le label Birdman grâce au jeune Luther Dickinson, membre du groupe des North Mississippi Allstars, qui a toujours considéré Turner comme un mentor.

Othar Turner en famille, Gravel Springs, Mississippi, 1971. Photos © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library. University of North Carolina at Chapel Hill.

Othar Turner jouait en fait déjà depuis de nombreuses années quand Evans l’enregistre, et il va, tout au long de sa carrière, conforter son image de tenant d’une tradition qu’il va transmettre à des générations successives de jeunes Afro-américains de sa communauté. La liste serait trop longue à énumérer, mais certains noms sortent du lot, en particulier le regretté Napolian (“Napoleon”) Strickland qui était d’une vingtaine d’années le cadet d’Othar Turner. En plus d’être un excellent guitariste, joueur de diddley-bow et chanteur, Strickland fut probablement l’un des meilleurs joueurs de fifre à avoir été enregistré par Evans. Il apparaît sur un certain nombre d’enregistrements réalisés au cours des années 60 à 80, accompagné la plupart du temps du Como Drum Band (avec souvent Othar Turner au tambour basse) et resta jusque dans les années 80 fort actif localement, jusqu’à ce qu’un accident de voiture le pousse à la retraite. Il décède en 2001. On citera également R.L. Boyce (que vous pouvez découvrir dans le documentaire « M for Mississippi »), batteur de son état et fidèle acolyte d’Othar Turner avec qui il commença alors qu’il était encore adolescent. Boyce est surtout connu pour son solide et infaillible jeu de caisse claire et de tambour basse derrière Turner ou Strickland même si, à l’occasion, il joue également de la guitare comme sur l’excellent album d’Othar Turner, « Everybody Hollerin’ Goat » (Birdman records) ou dans le cadre du documentaire « M for Mississippi ». Ajoutez à ces deux exemples ses nombreux enfants (dont la regrettée talentueuse Bernice Pratcher), petits-enfants (Sharde Thomas), neveux et proches qui participaient tous activement aux nombreux pique-niques qui, à une certaine époque hélas révolue, fleurissaient dans les collines du nord du Mississippi. Othar Turner est resté jusqu’à sa mort très attaché à sa ferme où il resta tout le temps actif malgré les diverses reconnaissances qui se mirent à tomber dès la fin des années 90 (National Endowment for the Arts Heritage award, Smithsonian Lifetime Achievement Award, …).

R.L Boyce photographié chez lui à Como, Mississippi, pendant le tournage du documentaire « M for Mississippi ». Photo © Jeff Konkel

Ces pique-niques, habituellement organisés à l’occasion de la fête de l’indépendance ou du labor day, étaient prétexte à une fête communautaire qui pouvait durer du vendredi au lundi ; on y grillait chèvres (d’où le titre Everybody Hollerin’ Goat) et cochons, on y vendait du fameux « moonshine », de la bière, et surtout on y dansait aux rythmes obsédants des fifres et tambours qui jouaient en serpentant au travers du public (appelé « marching » dans le Mississippi). Le répertoire typique était composé de morceaux populaires mis à la sauce fifres et tambours (My Babe, Sitting on the Top of the World, …), de titres extraits du répertoire ménestrel comme Granny, do your dog bite ? ou de morceaux portant le titre générique de Shimmy She Wobble (qui était une dance populaire dans les années vingt). Une version d’Othar Turner (qu’il apprit auprès du joueur de fifre local John Bowden) fut reprise dans la bande son du film « Gangs of New York  » de Scorcese. On n’oubliera pas quelques classiques comme When the Saints Go Marchin In ou même certains titres religieux, même s’il faut insister, comme le fait Evans, sur l’absence totale de dimension religieuse des pique-niques. Aux fifres et tambours, venaient parfois s’ajouter l’un ou l’autre musicien local. C’est ainsi que des gens comme R.L. Burnside, Mississippi Fred McDowel, Jessie Mae Hemphill (qui jouait aussi du tambour basse), Johnny Woods, Ranie Burnette et d’autres participaient visiblement de manière fort active et fréquente à ces rassemblements. À l’écoute de tous ces musiciens, on ne peut s’empêcher de penser à une certaine similitude dans le caractère obsédant et hypnotique des fifres et tambours d’une part et de ce blues du nord du Mississippi d’autre part, le Mississippi Hill Country blues, hautement rythmique, aux structures répétitives et obsédantes, mais tout à fait libres (2) comme l’est la musique de fifres et tambours telle que jouée dans le Mississippi. Elle est communautaire, participative, largement improvisée et adaptée tant aux contextes qu’aux musiciens qui la jouent et dans ce sens elle est naturellement difficile à figer sur enregistrement.

Dans les années 70 et 80, les pique-niques semblent, d’après les témoignages disponibles, changer quelque peu avec les nouvelles générations. Il ne faut pas non plus oublier que jusqu’alors, ces pique-niques étaient une affaire de Noirs comme le rappelait en détail Bernice Pratcher, une des filles d’Othar Turner (et soit dit en passant c’est elle la « unidentified girl on bass drum » sur Arhoolie cd385), dans l’interview qu’elle donna à Adam Lore en 2000 pour la revue 50 Miles of Elbow Room. Elle y parle du changement observé, de la transformation des pique-niques au cours du temps  : « Oui, les pique-niques ont changé sur le plan de la musique et ils ont changé sur un autre plan, comment pourrais-je dire, les gens ?… Parce que, quand j’étais enfant et que nous allions aux pique-niques, c’était uniquement des Noirs. Maintenant c’est intégré, tout le monde peut venir. Tout le monde pouvait déjà venir à l’époque, mais en ce temps là ce n’était pas intégré. Les Noirs et les Blancs ne faisaient rien ensemble. (…) Je dirai que c’est vers 1970, ou 1972-1973. Il n’y avait pas grand monde qui venait à l’époque, mais ce sont David Evans, Bill Ferris et Alan Lomax et des gens comme cela qui venaient pour enregistrer et filmer les pique-niques. Et ensuite ils rentraient chez eux et racontaient le bon temps qu’ils avaient eu, et la fois suivante ils étaient sept ou huit. C’est comme cela que ça c’est passé avec le pique-nique de mon père… »

Sharde Thomas et le Rising Star Fife and Drum Band au Chicago Blues Festival, Grant Park, Chicago, juin 2008. Photo © Marcel Bénédit

Malgré le décès d’Otha Turner et de Bernice Pratcher en 2003 (le sort voulant qu’ils décèdent le même jour à 94 et 48 ans respectivement), la tradition se perpétue heureusement sous la houlette de la petite fille d’Otha Turner, Sharde Thomas et des membres du Rising Star Fife and Drum band. Elle n’a que trois ans quand son grand-père lui enseigne les rudiments du fifre et apparaîtra à maintes reprises avec son grand-père dans divers films et séquences de documentaires. Elle se retrouve à la mort de son grand-père comme l’une des dernières musiciennes (sinon la dernière) de fifre à s’exprimer dans cet idiome, réelle porteuse de cette tradition du fifre dans le nord du Mississippi. Malgré son jeune âge, elle apparaissait déjà en tant que leader du Rising Star Fife and Drum Band peu de temps après le décès de Othar Turner sur le disque « From Mali to Mississippi » de Corey Harris ainsi que dans le film « Feel Like Going Home » produit et réalisé par Martin Scorsese.

 

Sharde Thomas, Sémaphore, Cébazat (63), 4 juillet 2018. Photo © Marcel Bénédit

Et surtout ne vous y trompez pas, Sharde Thomas n’a a priori rien qui la différencie de ses contemporaines, contrairement à ce que pourrait laisser croire le fait qu’elle dirige le Rising Star Fife and Drum band : elle aime le hip hop, la soul… et le blues, comme elle nous le mentionna au cours des quelques mots que nous avons pu échanger : « J’essaie d’avoir mon propre son en introduisant des éléments des musiques que j’aime » ; ce qui l’amène à introduire des éléments rythmiques intéressants qui pourraient en fait faire évoluer la tradition dans laquelle elle s’inscrit. « Je ne joue pas trop de ses chansons (ndlr : d’Othar Turner) car je ne saurai jamais jouer comme lui », dit-elle en souriant. Pour avoir pu les voir et pu les entendre à plusieurs reprises à Chicago, on ne peut que leur souhaiter longue vie, car après leur prestation éblouissante et irrésistible en tant que guest du Juke Joint duo de Cedric Burnside et Steve Malcolm, on serait presque rassuré.

Bonne écoute (et peut-être découverte) de ce monde passionnant qu’est celui des fife and drum bands…


Par Etienne Bours et Jean-Pierre Urbain
Remerciements pour leur aide à l’iconographie à David Evans, William Ferris et Joseph Brems

Notes :

(1) Nous vous recommandons chaudement de lire les interviews hautes en couleur publiées dans « Living Blues Magazine » #144 et dans le deuxième numéro de la revue « 50 Miles of Elbow Room » qui présente également une interview de sa fille et de R.L. Boyce, fidèle compagnon de Turner pendant toute sa carrière.
(2) Dans une interview qu’il nous donna en 2003, le musicien de (free) jazz de Chicago, Ken Vandermark, citait Mississippi Fred McDowell et le Mississippi Hill Country blues comme l’une de ces grandes influences pour la liberté absolue témoignée par ses musiciens.


Sélection (non exhaustive) discographique, bibliographique et filmographique :

DISQUES :

Europe

•  Christian Vieussen :. « Fifres et tambours de Gasgogne » – CIRMA ADD198622.
« En Barouna. Fifres et tambours. Comté de Nice  » – Institut d’Etudes Niçoises PAT96.1.
« Rä Dä Bäng. Pfyffer und tamboure an der Basler Fasnacht » – Winter & Winter 910020-2.
« Tambours et fifres d’Entre-Sambre-et-Meuse  » – Fonti Musicali fmd198.
• Zephirin Castellon : « Siblar e cantar en Vesubia  » – Auvidis Ethnic B6866.

Amérique

« Afro-American Folk Music from Tate and Panola Counties, Mississippi » – Rounder 1515.
« Caribbean Island Music » – Nonesuch Explorer 7559-72047-2.
« Caribbean Voyage. The 1962 field recordings. Nevis & St.Kitts. The Alan Lomax Collection » – Rounder 1731.
« Chatuye. Heartbeat in the music » – Arhoolie cd383.
« Bongo, Backra & Coolie : Jamaican Roots, Vol.2  » – Folkways Records/Smithsonian Folkways 4232.
« Living Country Blues Volume 7 » – Bellaphon cdlr712522.
« Living Country Blues Volume 10 » – Bellaphon cdlr712225.
« Middlesex County Volunteers Fifes & Drums. The Banks of Allan Water » – MCV1994.
« Mississippi Delta Blues Jam Volume 1 » – Arhoolie cd385.
« Mississippi Delta Blues : Blow my Blues Away  » – Arhoolie cd401.
« On the Road Again : country blues 1969-1974  » – Flyright cd58.
« North Mississippi Hill Country Picnic 2007   » – cdbaby.com/cd/nmhcp
• Othar Turner and the Rising Star Fife and Drum band : « Everybody hollerin’goat » – Birdman 018.
• Othar Turner and the Afrossippi All Stars : «  Senegal To Senatobia » – Birdman 025.
« Southern Journey Volume 3. 61 Highway Mississippi. The Alan Lomax Collection » – Rounder cd1703.
« Sounds of the South. Soouthern Folklore Series. Recorded in the field by Alan Lomax » – Atlantic lp1346.
« Traveling Through the Jungle. Fife and Drum band Music from the Deep South » – Testament TCD5017.

Origines et sources africaines

• « Africa and the blues. Connections and reconnections » – Neatwork AB101.
« African flutes recorded in Gambia by Samuel Charters » – Folkways FE-4230.
« Ghana. Music of the northern tribes » – Lyrichord LYRCD 7321.
« Ghana. Ancient ceremonies, songs & dance music  » – Nonesuch Explorer Series 7559-72082-2.
« Music in Ghana. A selection out the archives of African Music at the Institute of African Studies, University of Ghana, Legon » – Popular African Music pamap601.

LIVRES :

• Bastin, Bruce. « Red River Blues : The Blues Tradition in the Southeast » – Urbana : University of Illinois Press (1986).
• Charters, Sam. « The Roots of the Blues » – Boston : Marion Boyars (1981).
• Evans, David. « Black Fife and Drum Music in Mississippi » – Mississippi Folklore Register 6, no. 3 1972: 94-107. Réédité dans : Ferris, W (ed.), « Afro-American Folk Art and Crafts » – Jackson : University Press of Mississippi (1983) : disponible sur www.folkstreams.net
• Lomax, Alan. « The Land where the Blues Began  » – London : Methuen (1993).
• Mitchell, George. « Blow My Blues Away  » – Baton Rouge : Louisiana State University Press (1971).
• Nicholson, Robert. « Mississippi Blues Today » – New York : Da Capo Press (1998).
• Roberts, John Storm. « Black Music of Two Worlds » – New York : Morrow (1973).
• Southern, Eileen. « Histoire de la Musique Noire Américaine » – Paris : Buchet/Chastel (1976).
• Steber, Bill. « They Say Drums was A Calling » – Living Blues Magazine 144, pp. 36-47.
« 50 Miles of Elbow Room », Numéro 2, 2000 (www.50milesofelbowroom.com)

FILMS ET DOCUMENTAIRES :

• Martin Scorsese. « Feel Like Going Home – Mississippi to Mali », 2003.
• Alan Lomax. « The Land where the Blues Began  » – American Pacthwork, 1990.
• De remarquables documentaires sont visibles sur www.folkstreams.net, dont un magnifique portrait d’Othar Turner intitulé « Gravel Springs Fife and Drum » (de David Evans, William Ferris, Judy Peiser, 1972). Nous vous recommandons également « Made in Mississippi : Black Folk Art and Crafts » de William Ferris (1975), « Give My Poor Heart Ease : Mississippi Delta Bluesmen  » (1975) ou « Sonny Ford »« Delta Artist  »(portrait de James Son Thomas) toujours signé Ferris en 1969, …