Bobby Rush

Bobby Rush, Cognac Blues Passions 2008; Photo © Marcel Bénédit

Cinq jours sur la route avec Bobby Rush

• Bobby Rush, 85 ans. Un géant du Blues. Récipiendaire pour la première fois d’un Blues Award en 2017 pour son très bel album « Porcupine Meat ». Il n’est jamais trop tard… Bobby Rush, c’est aussi le parrain du tout récent Musée Européen du Blues fondé par Jacques et Anne-Marie Garcia à Châtres-sur-Cher. Le 6 avril, Bobby a honoré de sa présence l’inauguration de ce musée. Un événement intégré dans sa tournée européenne de quinze jours. Pour les quelques dates en France, Jacques et Anne-Marie m’ont proposé d’accompagner Bobby et son groupe comme interprète et roadie. Une aventure humaine et musicale qui restera à jamais gravée dans ma mémoire.

Sur scène, à chaque concert de la tournée, Bobby Rush raconte son histoire. À 85 ans, il en a vécu des choses. « Je suis né à Homer, en Louisiane. Je suis parti en 1947, avant d’arriver à Chicago en 1953. Avec Buddy Guy, je suis aujourd’hui le dernier bluesman de cette catégorie ». Avec émotion, il se remémore ses amis B.B. King, Muddy Waters, John Lee Hooker, qui ont passé la guitare à gauche. « Ils ne sont plus là pour raconter leur histoire. Moi, je le suis ».

Ces histoires, Bobby les partage avec une grande générosité. Pendant les repas, sur la route, à l’hôtel… Cela a commencé dès notre rencontre chez Jacques et Anne-Marie Garcia. Assis autour d’une longue table en bois rectiligne, nous avons discuté à bâtons rompus une bonne partie de l’après-midi. Des histoires touchantes. Parfois tristes, d’autres joyeuses. Certaines tragiques, d’autres drôles. En un mot, le Blues. Plus qu’un genre musical, le Blues relève d’une vision de la vie. Comme l’a dit avec beaucoup de justesse l’illustre chanteuse Victoria Spivey : « Le blues, c’est la vie et la vie c’est le blues. Cela va du premier pleur de l’enfant nouveau-né au dernier hoquet de l’homme qui meurt. C’est la vérité de l’existence. » (Victoria Spivey, « Blues is Life », LP Folkways, 1976). Bobby incarne complètement cette philosophie du Blues.

Bobby Rush, Chicago Blues Festival, Grant Park, Chicago, juin 2007. Photo © Marcel Bénédit

Un amour de pruneau

Bobby le répète à l’envi. Il est le Blues. Il respire le Blues. Il vit le Blues. « Ce n’est pas un choix quand on vient du sud des États-Unis », dit-il avec une grande simplicité. Au fil de notre discussion, Bobby dégage une telle énergie. J’ai peine à croire qu’il affiche huit décennies au compteur. Au début, les mots sont légers. On parle pruneaux. Car Bobby adore ce fruit sec. Il en mange avec gourmandise depuis son arrivée à Paris. Puis il me glisse une anecdote… croustillante. « Quand elle [il désigne Anne-Marie, debout à côté de lui] est venue me chercher à l’aéroport, je n’arrêtais pas de piquer des pruneaux dans le sachet qu’elle avait posé sur le siège de la voiture », se marre Bobby. « Dès qu’elle se tournait vers moi, j’arrêtais de mâcher, l’air de rien ! » Tout le monde autour de la table est hilare.

Pendant son temps, dans la véranda, son guitariste Kenneth, accompagné de sa femme Mavis au chant, se lancent dans une version du fameux I’d Rather Go Blind. J’évoque alors l’interprète de ce titre incontournable du répertoire blues. Bobby démarre au quart de tour : « si je la connaissais, Etta James ? C’est moi qui l’ai emmenée dans les studios de Chess Records ! Elle devait avoir 17 ou 18 ans. » La conversation se poursuit alors vers des sujets plus difficiles à aborder.

Bobby Rush et Scott Billington, Porretta soul Festival, juillet 2016. Photo © Marcel Bénédit

Derrière le rideau noir de l’oppression blanche

Si Bobby est un peu moins connu que ses acolytes Etta James, Muddy Waters ou John Lee Hooker, c’est parce qu’il s’est fait mettre à l’écart de l’industrie du disque. La raison ? Savoir lire et écrire. Rappelons que, dans les années 1950, nous sommes en pleine période Jim Crow, ces lois qui ont légalisé la ségrégation raciale dans les États du Sud. Ces lois s’inscrivent dans une forme de continuité de plusieurs siècles d’oppression, celle de la volonté des Blancs de maintenir le peuple Noir dans l’ignorance et de leur nier toute humanité (sans jamais complètement y parvenir). Alors, quand Bobby, après avoir signé son contrat, prend connaissance d’un tract syndical posé sur la table, il se tourne vers Muddy Waters et lui lance : « T’as vu ? Ces deux organisations syndicales vont fusionner pour défendre nos droits avec plus de force et de cohésion ». Le producteur de la maison de disque surprend la conversation et lui demande comment il est courant de cette information. Bobby lui montre alors le tract : « Eh ben, c’est écrit là ! » Ni une ni deux, le producteur prend son contrat et le déchire. Il lui lance un cinglant : « on ne veut pas d’un nègre qui sache lire ici ».

Bobby Rush et Loretta en scène avec le groupe d’Anthony Paule et Vasti Jackson, Porretta Soul Festival, juillet 2016. Photo © Marcel Bénédit

Dans un même registre, Bobby se remémore les concerts de Ray Charles, John Lee Hooker ou Muddy Waters. Ces derniers se produisaient derrière un grand rideau noir. Et résume : « ils voulaient entendre notre musique, mais ils ne voulaient pas voir nos visages ». Plus tragique, il évoque un terrible accident de la route survenu près de Chicago, en 1961. Il était avec plusieurs musiciens, dont Ike Turner. Leur voiture s’est retournée et ils ne pouvaient plus en sortir. Ils ont commencé à creuser un trou pour se tenir au chaud. « La police est venue », se souvient-il. « Un flic est venu avec sa torche, il nous a vus dans notre trou. Son collègue lui a demandé s’il voyait quelqu’un. Il lui a répondu : “juste quelques nègres” ». Et ils sont repartis, en les abandonnant à leur sort. Le lendemain matin, fort heureusement, un automobiliste s’est arrêté et les a secourus. Les larmes aux yeux, la voix tremblante, Bobby me lâche : « je n’aime pas en parler. Je n’aime pas parler de ça ». Je lui propose de changer de sujet.

Bobby Rush et Willie King, Cognac Blues Passions, juillet 2008. Photo © Marcel Bénédit

Le jour où Muddy Waters a fêté son anniversaire

Après une courte pause, Bobby me parle de Muddy Waters, avec beaucoup de respect. Un bon vivant, amateur de reefer. « Quand je l’ai vu, il fumait un joint gros comme ça ! » [Il prend une serviette en papier et la roule, atteignant peut-être une quinzaine de centimètres de longueur]. « Il fumait même deux clopes en même temps. Il en tenait une dans une main, et une plus petite dans l’autre ». Muddy Waters, c’était aussi un homme à femmes. Un jour, Muddy l’a invité pour son anniversaire. « Je suis arrivé chez lui », se souvient Bobby. « Et il y avait plein de femmes, de vieilles femmes ! Enfin, vieilles… pour moi qui vait peut-être 18 ans à l’époque… Certaines devaient avoir 26 ans, d’autres 30 ou 35 ans, quelque chose comme ça ! »

Comme Muddy Waters ou John Lee Hooker, Bobby gagnait trois fois rien à ses débuts. Un dollar par semaine, tout au plus. Alors, ils s’en sortaient en faisant de la récup’ et de la revente de ferraille. Il s’est battu pour arriver là où il est aujourd’hui. « Ce que je regrette, c’est que mes musiciens, qui m’accompagnent pour cette tournée, n’aient pas conscience du chemin que j’ai dû parcourir pour pouvoir rendre cela possible. Là, tu vois, ils s’amusent, ils regardent la télé… ça me rend triste ».

Bobby Rush à côté de Graziao Uliani pour la traditionnelle photo de famille, Porretta, juillet 2016. Photo © Marcel Bénédit

Le Bobby Rush Blues Band

Bruce tient la batterie. Un visage facétieux, de petits yeux rieurs, un rire fort et communicatif. Une bonne humeur à toute épreuve. C’est avec lui, sans aucun doute, que j’ai eu les plus grands fous rires pendant les cinq jours de la tournée. Bruce et Bobby, c’est une amitié de trente ans. Comme son illustre aîné, il vit à Jackson, Mississippi. Bon vivant, il a toujours montré une grande curiosité culinaire. « J’aime bien goûter à tout », m’a-t-il souvent répété lors des repas que nous partagions ensemble. Dans un petit restaurant près de Dijon, il a découvert avec plaisir toutes les variétés de moutarde proposées par le patron. La brochette de bœuf, saignante, accompagnée d’un bon vin rouge. Et du fromage, bien que dégageant une forte odeur pour des non-initiés.

Arthur, le bassiste originaire d’Atlanta, est « cool comme un concombre », comme on dit en anglais (cool as a cucumber). Sans mitterandisme, c’est la force tranquille du groupe. Chapeau noir vissé sur une tête culminant à près de deux mètres, Arthur est peu expansif. Difficile de savoir ce qui lui passe par la tête. Il peut donner l’impression d’être parfois un peu ronchon. Mais toujours d’une grande gentillesse. Réglé comme un métronome, il respecte scrupuleusement les horaires communiqués la veille. Le matin, il est toujours prêt avant tout le monde. Arthur aime garder ses habitudes. Il privilégie le bon vieux burger et ses frites avec ketchup, plutôt que la filet-mignon avec les carottes ou le poireau.

Bobby Rush entouré de Jacques Garcia et son épouse pour l’inauguration de La Maison du Blues, La Châtres-sur- Cher, 6 avril 2019. Photo © Michel Bertelle

Kenneth, à la guitare, est très attentionné à l’égard de sa femme Mavis. J’ai appris à les connaître un peu plus chaque jour. Un matin à l’hôtel de Salais, je descends vêtu d’un tee-shirt Stax Records. Kenneth me lance alors : « Oh ! tu me donnes le mal du pays ! » La conversation se lance naturellement. D’un air étonné, je lui demande : « tu es de Memphis ? Je pensais que tu étais aussi du Mississippi ! » Il me parle alors de la « Deep Soul ». J’apprends qu’il a enregistré des titres chez Stax, au début des années 1970. Plutôt discret jusqu’alors, je découvre alors toutes les facettes de Kenneth.

Bobby Rush sur scène, Romorantin, 6 avril 2019. Photo © Marcel Bénédit

Pour terminer cette présentation du Bobby Rush Blues Band, il faut parler de la cadette du groupe. Loretta, danseuse. Une quarantaine d’années et compagne de Bobby. À l’inverse d’Arthur ou de Kennteh, elle est très extravertie. Avec Loretta, on ne s’ennuie pas. Les repas sont toujours très animés. Elle se montre aussi exigeante au quotidien, et n’hésite pas à réclamer de la lessive, que je suis allé chercher en catastrophe dans la cuisine de la salle, trente minutes avant le début du concert, pour qu’elle puisse laver sa tenue de scène !

De gauche à droite : Bruce, Loretta, Bobby et Kenneth, Salaise, 5 avril 2019. Photo © Victor Bouvéron

Direction la Suisse

Les cinq jours passés avec le groupe furent d’une grande richesse. Les fous rire avec Michel, le chauffeur du bus de la tournée. Les trois concerts qui furent à chaque fois très différents. L’ambiance, le public, la salle. Les ventes de CD après le dernier rappel, menées à un rythme d’enfer. L’inauguration du Musée du Blues à Châtres-sur-Cher dans une salle bondée, les larmes de Jacques Garcia et la sérénité d’Anne-Marie. Et, en apothéose, les folles péripéties pour emmener le groupe à la gare de Lyon jusqu’au départ du train pour la Suisse. Mille et une histoires à raconter encore, trop longues à mettre sur le papier. Mais que je n’oublierai jamais.


Par Victor Bouvéron
Remerciements à Bobby Rush et son band, à Jacques et Anne-Marie Garcia, à Scott Billington et Rick Oliver, et à tout le staff du Salaise Blues Festival