Carlos Elliot

Carlos Elliot, promo de « Del Otun & el Mississippi ». Photo © Andrés Herrera, courtesy of Carlos Elliot.

Au confluent de la rivière Otun et du fleuve Mississippi

• Avec sincérité, passion et amour, Carlos Elliot infuse le folklore de sa Colombie natale dans le Mississippi Hill Country Blues. Le Blues, véritable fil d’Ariane d’un long cheminement spirituel et musical. Logique, tant il définit cette musique comme profondément humaniste, mystique et philosophique. Le Blues, dit-il, c’est l’essence même de la vie. Après avoir goûté au rock dans ses années adolescentes, Carlos a très vite emprunté le chemin du Blues. Une révélation. Ses nombreux voyages aux États-Unis lui ont permis de jeter un autre regard sur une culture différente. Pour autant, ces cultures partagent une histoire commune. Celle de la colonisation européenne, de l’esclavage, du travail dans les champs et de la fuite du Sud vers le Nord… La rivière colombienne Otun possède la même portée symbolique que le fleuve Mississippi. C’est elle qui donne vie à la communauté Otukinbaya, qui a aidé les esclaves fugitifs venus du sud de la Colombie. Carlos Elliott raconte ces liens fascinants et universels.

Je suis né et j’ai grandi dans les collines de la Colombie, en Amérique du Sud. J’adore mon pays, j’adore mon peuple. Je vis au milieu des plantations de café, en osmose avec la nature. Et je vis en harmonie avec ma communauté, bien que la musique je joue vient d’un autre pays. C’est un regard différent sur une culture différente. Mais dans la signification des choses, dans l’esprit, c’est la même énergie. C’est similaire à la musique que nous avons dans ma communauté. C’est une musique rurale pour danser. Les gens viennent dans la campagne pour passer un bon moment. C’est une musique qui te permet de décompresser et de mettre tes soucis de côté.

Carlos Elliot, Beale Street Music Festival, Memphis, 2017. Photo © Eric Stone (courtesy of Carlos Elliot)

Depuis que je suis ado, j’ai commencé à explorer la musique rock. De manière naturelle, j’ai découvert le Blues. Le Blues, dans ma vie, c’est un chemin. J’ai essayé de retourner aux racines, d’avoir des explications, de trouver des réponses à ces grandes questions sur la vie. Des questions spirituelles. Ma génération, c’est les années 1990. J’ai commencé avec cette musique, puis je suis remonté aux années 1960-1970, où tu peux trouver un mélange de Blues et de Rock.

Cela fait dix ans que je fais des aller-retours aux États-Unis. J’ai eu l’opportunité de rencontrer beaucoup de monde là-bas. J’ai pu voir sur le terrain ce qui se passait. Si c’était réel, si c’était toujours d’actualité. Je suis parti à l’aventure pendant deux mois, du nord au sud. Detroit, Chicago, Nashville, Memphis, Mississippi, La Nouvelle-Orléans, New York… Puis j’ai tissé un lien profond avec le Mississippi. Je me suis dit : « c’est ce que je ressens, c’est cet état d’esprit ». J’ai rencontré Robert Belfour et plein d’amis là-bas, y compris la nouvelle génération comme Lightnin’ Malcom et Joe Ayers, c’est un ami proche. Shannon Powell c’est un ami que j’avais rencontré il y a longtemps.

De gauche à droite : Steve “Lil” Malcolm, Carlos Elliot et Little Joe Ayers, Clarksdale, Mississippi, 2016. Photo © Howard Greenblatt (courtesy of Carlos Elliot)

Je me suis laissé transporté par le Mississippi Hill Country Blues, j’en suis devenu accro. C’est tellement profond, tellement groovy. C’est un mantra *. Je suis revenu aux États-Unis plusieurs fois par an, pour un mois, deux mois, trois mois… J’ai rencontré mon ami R.L Boyce de Como, Mississippi. C’est mon mentor, mon maître. On a joué à des fêtes, dans des juke joints. J’ai aussi rencontré T. Model Ford, un très bon ami. Et il y a Earl “Little Joe” Ayers, qui fut le bassiste de Junior Kimbrough. C’est l’une des dernières légendes de cette tradition. Emprunter ce chemin m’a inspiré. Cela m’a permis d’être connecté à ce feeling. Je me suis lancé le défi de m’exprimer à travers cette musique, qui enferme en elle une sensibilité très forte.

Carlos Elliot et R.L. Boyce, Senatobia, Mississippi, 2016. Photo © Steve Lickens pour la Mississippi Music Foundation, courtesy of Carlos Elliot.

La rivière Otun et le fleuve Mississippi, sources de la vie

Il y a une histoire que je raconte dans l’album « Del Otun & el Mississippi ». C’est le lac Otun et le fleuve Mississippi, ensemble. Je vis dans une réserve appelée Otun-Suimbaya. Il y a des ressources naturelles. Nous avons des singes, des oiseaux… Les gens viennent pour faire du tourisme. On a des « ours avec des lunettes », c’est comme ça qu’on les appelle. C’est un gros ours qui vit au nord. Otun-Suimbaya était l’une des communautés autochtones qui s’est installée là-bas, dans mon pays, comme les anciens Amérindiens. C’est chez moi. C’est une histoire semblable à celle du Mississippi Hill Country Blues. Nous sommes arrivés dans la vallée et, un peu plus au sud, nous avons des cultures de cannes à sucre. Nous avons aussi souffert de l’esclavage, à partir de 1700. C’est la même situation terrible que celle qui existait aux États-Unis. On raconte que ces personnes se sont déplacées vers le nord, ont fui l’esclavage et ont établi des liens avec la communauté Otukinbaya. Ils les ont aidés. Cette rivière, elle s’appelle Otun. C’est la rivière qui donne vie à la communauté. C’est un terme qui vient des Africains. Pour cette communauté, Otun est comme une conception de l’univers même. C’est pourquoi ils appellent Otun la région, la rivière, le lac, toute l’eau qui descend des collines.

Dans le Mississippi, l’histoire est à peu près la même. Beaucoup de gens dans le nord du Mississippi sont liés au Chocktaws, aux Amérindiens. C’est la même histoire. Les esclaves étaient dans le Delta et travaillaient dans les champs de coton. Certains ont réussi à s’échapper vers le nord, et ont noué des liens ces communautés. Ils ont repris les tambours, toutes leurs traditions, en lien avec ce qu’ils faisaient jadis en Afrique. C’est comme ça que nous avons commencé ce chemin, en reliant Otun et Mississippi, et la manière dont ces deux choses se rejoignent. C’est comme une découverte. Nous sommes désormais liés à cet esprit. Je connais le pouvoir de la musique, le pouvoir que nous avons entre nos mains. Nous pouvons changer le monde, c’est ce que je ressens. C’est très intense.

Carlos Elliot et le guitariste des Cornlickers, Bobby Gentilo, Hopson Plantation, Clarksdale, Mississippi, 2017. Photo © Quarter Love (courtesy of Carlos Elliot)

Blues et prophétie amérindienne : un seul et même esprit

Le Blues lui-même fait partie d’une prophétie des Amérindiens ; ils parlent de l’union des races, de l’union de ces quatre couleurs, ce ces quatre points cardinaux. Nous sommes Noirs, nous sommes Blancs, nous sommes Rouges, nous sommes Jaunes. Et peu importe d’où nous venons. Peu importe notre but. Nous venons d’un seul et même esprit. C’est la même chose qui se passe avec le Blues.

Les Noirs d’Afrique étaient des gens tellement pacifiques. Et ils ont été emmenés de force dans nos terres mystiques. Nous, les Amérindiens, les Américains d’origine asiatique, nous voyons Dieu dans la terre, nous voyons Dieu dans la nourriture. Nous prions et nous remercions le bon Dieu pour les choses que nous voyons. L’énergie du soleil, l’énergie de l’eau, tous les éléments. La terre, l’air, l’eau, le feu. Le Blues est tout ça. Comme les Noirs et le pouvoir qu’ils ont. Parce qu’ils ont une voix douce. Parce que, dans leur cœur, il y a de la douceur. Sans violence. Et ils ont le pouvoir. Nous, les Amérindiens, nous sommes liés aux choses mystiques. Nous voyons Dieu dans tout. Nous voyons Dieu dans les étoiles. Nous voyons Dieu dans la Lune. Nous ne voulons pas rompre ce lien avec la nourriture que nous avons reçue. Dans les graines, dans les herbes, dans les arbres, dans les pierres, dans l’eau… C’est le territoire où le Blues est né.

Carlos Elliot en compagnie de Dayle Wise à la batterie (Cornlickers), Bay Car Blues Festival 2018. Photo © Victor Bouvéron

La musique pour harmoniser les peuples

Ils ont appris ces modèles venus d’Europe. Les instruments ont été une révélation pour chaque territoire. La guitare est venue pour harmoniser la communauté. C’est ce que les anciens m’ont dit. Ils ont été très clairs à ce sujet. Les réponses sont à l’intérieur de nous, il faut qu’on se regarde. On découvre tout cela lorsqu’on gagne en sagesse. Les anciens ont eu cette connaissance de leurs grands-pères et des grands-pères avant eux. Nous croyons à la musique. Nous croyons à demain, nous croyons à la vie, nous croyons à l’avenir. Nous sommes des croyants et des rêveurs. Par exemple, nous sommes ici, nous discutons, et nous allons attirer l’attention sur mon histoire et ma musique à un plus grand nombre. Je suis reconnaissant que ce message soit partagé, tant que nous respectons cette tradition. Il existe beaucoup de connaissances, beaucoup d’outils sur comment vaincre notre peur, notre égo, nos doutes. C’est le conseil que nous pouvons donner à tous. Regardez quel est votre lien. Pour moi, pour nous, pour les anciens, nous sommes reconnaissants d’être aux côtés du chaman, du guérisseur.

Carlos Elliot et Dayle Wise, Fotomat, Clermont-Ferrand, 8 novembre 2018. Photo © Marcel Bénédit

Une passerelle entre l’Homme et le Créateur : yagé, mambé et anvil

Il y a quelque chose dont nous pouvons parler. Une prophétie raconte comment l’aigle vole aux côtés du condor, du nord au sud. Comme l’attrape-rêves [dreamcatcher], la suerie [sweat lodge], la quête de vision [vision quest], la danse du soleil [sun dance], la pipe sacrée [chanupa]. C’est puissant, tout ce que le Créateur a donné aux gens du nord. La prophétie raconte que l’aigle et le condor volent du nord vers le sud avec tous ces médicaments pour guérir les territoires du sud, en donnant aux gens ce dont ils ont besoin. Je viens d’Amérique du Sud, et nous avons toutes sortes de médicaments dans la jungle. Le yagé, le mambé, l’anvil. Différents médicaments pour entrer se connecter au Créateur. Maintenant, ils sont tous réunis. Comment protéger la vérité qui a été dite par les anciens ? Les anciens disent : « ne vous inquiétez pas pour ça, notre préoccupation est que cette connaissance soit préservée ». Nous devons parler de tout ça. Il ne faut pas craindre de le faire bien ou mal, il faut simplement essayer de le faire avec une bonne intention.

Le bon Dieu a donné à chacun un but différent. Et le Blues, c’est ça. Ce sont les Blancs, les Noirs, les autochtones. Surtout cette musique, le Hill Country. C’est le mélange entre les Noirs et les Amérindiens. C’est un symbole. C’est une longue histoire qui est liée à cette prophétie. Nous sommes tous des gens métissés. Peu importe la couleur de notre peau. Nous avons réussi à acquérir cette logique. Nous gérons une logique de la tête, nous gérons une logique du cœur, nous gérons une logique de l’esprit. Nous gérons toutes ces choses dans un seul corps. Le Blues est tellement fort. Il porte ce message.


Note * :
Dans l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme et le jaïnisme, le mantra une formule condensée (formée d’une seule syllabe ou d’une série de syllabes) répétée sans cesse et avec un certain rythme, dans un exercice de méditation ou à des fins religieuses. On comprend ce parallèle avec le drone effect, utilisé dans le Hill Country Blues, consistant à répéter un même riff en boucle pendant de longues minutes.


Par Victor Bouvéron
Remerciements chaleureux à Carlos Elliot, Alain Michel, au staff du Bay Car Blues Festival et au Fotomat (Clermont-Ferrand)

www.carloselliotjr.com