Edito #66

Jour funeste que ce 6 juin 2019. Dr John est mort. Depuis plus de trente ans sa musique m’accompagne. Particulièrement depuis cette toute première fois où je le vis sur scène ; c’était à New Orleans, lors du Jazz Fest, en 1993. Je m’en souviens comme si c’était hier. Jamais la notion de temps ne m’avait à ce point échappé. Je me rappelle cette impression de grand vide après la dernière note de rappel et ce sentiment étrange d’avoir seulement passé dix minutes devant cette scène, alors que le concert avait duré plus d’une heure et demie ! L’âme même de La Nouvelle-Orléans à peine là, à portée de main, qu’elle s’enfuyait déjà avec sa canne et son déhanché sur un rythme de second line. Depuis, au fil des albums et des concerts, le bonhomme n’a cessé de me fasciner et de régulièrement me donner le frisson. Comment oublier ce soir de 1994 au Tipitina’s à NOLA où Dr John, salle bondée, faisait décoller tout le monde sous l’œil bienveillant de Professor Longhair, dont l’effigie plane au-dessus de la scène ? Comment ne pas se rappeler cette conférence de presse déjantée lors du Cognac Blues Passions 2000 ? Comment enfin oublier ce soir de juin 2012 lors du festival Django Reinhardt à Samois sur Seine où aucun journaliste ne se pressait backstage et où je me suis retrouvé seul à attendre pour lui faire signer un poster ? La petite fille de Dr John m’avait dit : « entrez, allez les voir, il sont en train de manger un morceau… ». À l’arrière de la scène, sous une tente, Mac Rebennac et Jon Cleary étaient là, tous deux, en train de manger des pizzas. Après un « je ne veux pas vous déranger… » de circonstance, je me suis retrouvé invité à partager leur repas, boire un verre avec eux et discuter. Les sujets ne manquaient pas tellement ce moment était inattendu et pourtant depuis si longtemps espéré : la musique évidemment, la France, la santé du “Good Doctor” alors très fatigué (quelques jours après, il dut annuler son concert à Cahors)… J’en profitai pour lui faire signer le poster promotionnel de l’album « Television » à son effigie pour un ami très proche, médecin anesthésiste-réanimateur et passionné plus que quiconque de Dr John… Il écrivit ceci : « From a Good Doctor to another good one ! » avec, à côté, un de ces petits dessins qui ponctuaient souvent sa signature… Depuis, ce poster réside dans l’entrée de la demeure de Stéphane Colin. Personne mieux que lui à mon sens n’était plus à même de dire « au revoir » pour ABS Magazine au “Good Doctor”…

Dans ce numéro, La Nouvelle-Orléans est omniprésente, puisque Stéphane Colin nous parle aussi de la très belle édition 2019 du French Quarter Festival et que votre serviteur a eu un petit entretien avec Guitar Slim Jr lors de sa venue, en août 2018, au festival Blues en Loire, relaté ici. Venons-en enfin à cet artiste qui fait son entrée dans la galerie des portraits de couverture d’ABS Magazine : Carlos Elliot. « Intelligence », « talent », « gentillesse », sont des termes souvent utilisés quand on apprécie vraiment un musicien. Plus que jamais, ils prennent ici tout leur sens. Lorsque Carlos Elliot joue avec les Cornlickers de Dayle Wise – ex-batteur de Big Jack Johnson – « infusant le folklore de sa Colombie natale dans le Mississippi Hill Country blues » (dixit Victor Bouvéron, auteur de l’article), les jambes se mettent à bouger inexorablement, le frisson vous prend, on est dans le Mississippi. Une rencontre avec cet artiste n’est pas limitée à un moment de discussion, elle se poursuit après qu’on se soit quittés, le courant est passé, un lien est né. – Marcel Bénédit