James Carr

James Carr, Tramps, New York, 20 mars 1992. Photo © Jack Vartoogian

Un artiste assiégé par ses démons

• En 1967, la firme de disques de Memphis Goldwax publia un 45tours qui marqua l’histoire de la musique Soul, grâce à l’alliance d’un chanteur exceptionnel, James Carr, et d’une magnifique chanson composée par Dan Penn et Chips Moman, The Dark End of the Street, une histoire d’amour interdit. Les amants redoutent que l’on découvre leur amour (« living in darkness to hide our wrongs »), mais espèrent aussi que celui-ci sera révélé au grand jour afin de les libérer du fardeau du péché de l’adultère ou seulement de la recherche du plaisir (« They’re gonna find us, Lord, someday (…) We’ll have to pay for the love we stole »). Cette chanson ne le révèle pas. En tout cas, les amants redoutent une punition. James Carr semblait adoucir ses misères intimes en chantant ce titre qui le plaça au panthéon de la Soul sudiste. Nous allons découvrir un très talentueux artiste dont l’existence fut altérée par mille poisons intérieurs.

Joan Nelson et James Carr, backstage, Porretta Soul 1992. Photo © Luciano Morotti

Tous les rédacteurs de notes de pochette ou auteurs divers affirment que James Carr naquit au nord de Clarksdale, Coahoma County, Mississippi. Bob Eagle et Eric S. LeBlanc, dans « Blues A Regional Experience » (éditions Praeger, 2013) donnent Como, Panola County, Mississippi. Tous s’accordent sur la date : 13 Juin 1942. Où qu’il fût né, James Carr grandit trois ans au vent ensoleillé et au ciel parfois tourmenté du Delta du Mississippi, près de la Sunflower River. Sa mère était née Mattierell Wright. Son père Eugene (ou Ujean) Carr était un prêcheur baptiste. En plus de James, les Carr eurent sept autres enfants : Eugene Jr., Erma Jean, Rose Lee, Mattie, Otis, Sam et un dernier dont on ignore l’identité. Après la seconde guerre mondiale, en 1945, la famille s’installa à Memphis où elle vécut dans le dénuement. Le petit James ne mit jamais les pieds à l’école. En outre, il était souvent battu par son père violent qui le rejetait. Ainsi fuyait-il souvent du foyer familial, terrorisé par son père. Mais il revenait toujours au bercail. Quand sa mère le pressait contre son cœur, si le père était témoin de cette scène, il entrait en fureur. Le gamin James Carr développa un comportement rebelle qui en fit le mouton noir de la famille, même s’il bénéficia de l’inconditionnel soutien de son aimante mère jusqu’à la mort de celle-ci. Alors, la violence des coups paternels fut décuplée. La tendance au bégaiement de James Carr qui disparaissait quand il chantait, était peut-être due à ces terribles conditions de vie. Malgré cet enfer, James Carr chanta dès l’âge de six ans tous les dimanches à l’église, goûtant peut-être l’étrange volupté à sentir son âme enlevée à sa sordide condition. Il n’avait que neuf ans quand il intégra le quartet The Harmony Echoes. À l’âge de seize ans, il était un expert en vie dans la rue. Il avait dix-sept ans quand il tomba amoureux de Willie Lee Moore, déjà mère d’une fillette prénommée Gail. Il l’épousa aussitôt. Ce fut une relation très difficile et très étrange. Quand il commença à se produire sur scène et à gagner un peu d’argent, James Carr dépensait tous ses gains en femmes, alcools et marijuana. Il ne rentrait à la maison que quand il était fauché. Il suppliait un pardon qui lui était accordé. Mais ses diverses conquêtes féminines l’accompagnaient chez lui. L’épouse légitime réagit un jour en tirant un coup de pistolet sur son mari. Bien sûr, divorce. C’était en 1966. Mais pas de rupture définitive comme nous le verrons ; les intermittences du cœur ! Pour faire survivre sa famille, James Carr travaillait dans une usine de fabrication de chaises. En outre, il chantait le gospel avec un autre formidable chanteur, O.V. Wright, au sein des Sunset Travellers. Sa belle voix profonde, mélange de chanteur baryton d’opéra et de prêcheur, fut repérée par Roosevelt Jamison, un afro-américain de Memphis, directeur musical et auteur-compositeur. Sa chanson la plus célèbre, That’s How Strong My Love Is, fut enregistrée pour la première fois par O.V. Wright (Goldwax 106-en 1964) et reprise par Otis Redding et les Rolling Stones.

James Carr sur scène au Laicos Club de Montgomery, Alabama, entre 1965 et 1968. Photo © Jim Peppler (courtesy of Alabama Department of Archives and History).

Apparut ici un autre personnage clé pour la carrière de James Carr, Quinton Claunch, un obscur musicien blanc de country qui participa à quelques séances SUN et collabora à la naissance de Hi Records. Il s’associa à un pharmacien, Rudolph ‘Doc’ Russell, et créa la firme de disques Goldwax Records. Dans un article publié en 1992 dans le L.A Weekly et le magazine anglais Q MAGAZINE, Robert Gordon rapporte la version de Quinton Claunch de sa rencontre avec James Carr : « Un soir vers minuit, j’entendis que l’on frappait à ma porte. J’ouvris et me trouvai nez à nez avec trois individus noirs, Roosevelt Jamison, James Carr et O.V. Wright. Ils me dirent : ‘Nous avons quelques bandes que nous aimerions vous faire écouter’. Ils avaient un petit magnétophone portable à bandes. Je leur proposai d’entrer. Nous nous assîmes à même le sol au milieu de mon salon. Nous écoutâmes alors ces bandes de piètre qualité technique (« dang tapes ») de O.V. Wright et James Carr. J’ai accroché tout de suite ». Avant que Carr ne signât pour Goldwax, Roosevelt Jamison aurait tenté de placer son poulain chez Stax, essuyant le refus de Jim Stewart. De 1964 à 1969, quand prit fin l’aventure Goldwax, James Carr enregistra quatorze singles.

James Carr sur scène au Laicos Club de Montgomery, Alabama, entre 1965 et 1968. Photo © Jim Peppler (courtesy of Alabama Department of Archives and History).

Son premier disque, You Don’t Want Me (Goldwax108- en 1964), une composition de son manager Roosevelt Jamison, passa inaperçu. Le succès arriva avec You’ve Got My Mind Messed Up (Goldwax 302- en 1966), une composition d’O.B. McClinton, assez prophétique quand on connaît les problèmes mentaux du maniaco-dépressif James Carr. Notez que la mélodie de cette chanson et de celle de That’s How Strong My Love Is sont très proches. Septième place des R&B charts et soixante-troisième du Hot 100. Puis vinrent Love Attack (Golwax 309- en 1966) dans le style Otis Redding, et le « gospelisant » Pouring Water On A Drowning Man (Golwax 317- en 1967). Deux bien belles réussites artistiques sans véritable succès commercial. La fantastique chanson The Dark End of the Street (Goldwax 317- en 1967), composée par Dan Penn et Lincoln Wayne ‘Chips’ Moman en une demi-heure sur un coin de table entre l’ingestion de pilules et une partie de poker, fut une nouvelle déception ; elle n’atteignit que la dixième place du Billboard R&B chart et la soixante-dix-septième du hit-parade Pop. Ce maintenant classique de la soul de Memphis fut enregistré aux studios Hi sous la direction d’un des auteurs, Chips Moman. Les ajouts vocaux furent réalisés à l’American Studio à Memphis. Dan Penn, le complice de Moman, était convaincu de la grande qualité du disque. « Nous pensions que James Carr était fantastique ; il avait auparavant réalisé quelques bons disques, mais là, nous savions que nous avions produit un grand disque. »

James Carr, circa 1970, photo DR (Michael Ochs archives).

Les autres titres de Goldwax, la plupart d’entre eux enregistrés sous la houlette de Rick Hall à Muscle Shoals, ne rencontrèrent aucun succès malgré leur grande qualité. C’est dans ces années-là que se détériora la santé mentale de James Carr. Ce qui allait plomber sa carrière. Il est bien sûr impossible de dater cet évènement. Mais plusieurs facteurs entrent en jeu. La prise en charge du management de Carr par Phil Walden, en 1967, a certainement joué un grand rôle dans la chute de James Carr qui s’enfonça malheureusement dans l’obscurité d’une rue inhabitée. Roosevelt Jamison, qui avait été son manager, maternait James Carr et guidait « cet être naïf au comportement infantile » (Roosevelt Jamison). Avec Phil Walden, il fut abandonné à ses démons. Il fut incapable de supporter le succès. La maladie mentale, aggravée par l’abus d’alcool et de drogues, et la faillite de Goldwax, firent plonger un peu plus James Carr dans les limbes, loin du brillant paradis du succès qui lui permit de côtoyer ou recevoir chez lui Aretha Franklin, Booker T. Jones, Carla Thomas, Otis Redding, Isaac Hayes. Brève période de bonheur. Autre facteur qui augmenta la dépression de cet être hypersensible : le décès accidentel de son très proche ami Otis Redding, dont certains étaient persuadés qu’il allait devenir le successeur. Ce qui, hélas, n’advint pas. En outre, il fut aussi très traumatisé par l’assassinat de Martin Luther King, le 4 avril 1968, au Lorraine Motel, à Memphis, sis à quelques encablures de sa résidence.

Une fois Goldwax portes closes, le label Atlantic s’intéressa très vite à James Carr qui signa avec celui-ci. Il semble qu’en ces années 1970 et 1971, James Carr résidait en Floride. Les gens d’Atlantic voulaient l’enregistrer chez Malaco, à Jackson, Mississipi. Ils conduisirent le chanteur à Jackson, l’installèrent dans un motel. Au moment de partir pour le studio, James Carr demanda à l’équipe d’Atlantic : « Où est Quinton ? » Il lui fut répondu que Quinton Claunch n’était pas impliqué dans ce projet. Repartie immédiate de James Carr : « Je ne vais pas au studio. Vous appelez Quinton pour voir s’il viendrait ici ». Quinton Claunch se rendit à Jackson. Ainsi, James Carr enregistra-t-il toute une nuit.

James Carr, photo promo, DR (collection Gilles Pétard).

En 1971, Atlantic publia un bon 45tours, Hold On/I’ll Put It To You (Atlantic 45-2803). Fiasco commercial et éviction du chanteur par Atlantic. Brisé, celui-ci quitta Memphis. Il décida de rejoindre son épouse dont il était divorcé, et leurs enfants, installés à Kankakee, Illinois. Il se présenta sur le pas de la porte du foyer familial en chantant These Ain’t Teardrops, une ballade soul composée par Quinton Claunch, qu’il avait enregistrée en 1969 (Goldwax 340) les yeux embués de larmes. Ce retour un peu pathétique émut son ex-épouse qui accepta de reprendre leur vie conjugale. Un enfant naquit même de cette réconciliation. Mme Carr espérait que son excentrique époux aurait changé. Hélas non ! Un jour, des voisins le découvrirent dans la rue, délirant et fesses nues. Ils le reconduisirent aimablement chez lui. Il remit cela le lendemain. Une autre fois, sa femme dut aller le récupérer à la gare de Kankakee où il errait entièrement nu. Elle décida de le faire interner dans l’établissement psychiatrique de Kankakee, le Shaphiro Development Center. Ce fut le 6 juin 1973. Il fut diagnostiqué bi-polaire à tendance schizophrène. Il reçut un traitement – de cheval je suppose – pendant cinquante jours. Il quitta le centre le 25 juillet 1973 avec l’obligation de prendre des médicaments adaptés. À sa sortie, son épouse le mit dans un train et le renvoya définitivement à Memphis. Cette fois, la rupture du couple Carr fut définitive. Sur le plan musical : le néant !

James Carr, photo promo, DR (collection Gilles Pétard).

En 1977, son ancien manager et producteur Roosevelt Jamison le reconduisit en studio. Un 45tours vit le jour sur River City Records (River City 1940 et ACE CDKEND 231). Nouvel échec commercial. L’année suivante, 1978, un album sortit au Japon, « Oriental Love and Living » (Goldwax Records CW 3003). Cette même année, il s’installa chez sa sœur, Rose, Waverly et Pendleton, à Memphis ; une tournée au Japon fut organisée dans l’espoir de relancer la carrière de James Carr. Malheureusement cet évènement fut en partie à l‘origine de la légende noire de James Carr et de sa disparition de la scène musicale. Tous les auteurs se complaisent à écrire qu’il avait été incapable de chanter sur scène. Ce n’est pas tout à fait exact. Le problème ne se posa qu’un soir, à Sapporo. Voici la version du paternel Roosevelt Jamison qui a participé à cette tournée japonaise : « J’ai les bandes et ce n’est pas aussi mauvais que la légende le raconte (…) Il ne put terminer qu’un des concerts (celui de Sapporo) ; il remplit son contrat pour tous les autres. À Sapporo, il était malade comme un chien, mentalement et physiquement. Il avait une fièvre de cheval, un poids dans la poitrine, sa gorge brûlait, il toussait (…) Sur la scène, j’avais l’impression que James avait été roué de coups. Il ne voulait pas abandonner. Je ressentais et partageais son agonie et sa douleur. (…) Il avait aussi pris trop de médicaments » (Robert Gordon, Q Magazine et LA Weekly, 1992).

James Carr et Robert Gordon, milieu des années 90. Photo © Trey Harrison

James Carr, qui avait été accueilli comme un roi au Japon, revint déchu de son trône avant même son couronnement. Son talent demeura une nouvelle fois caché. Ses prises irrégulières de médicaments le conduisirent à plusieurs hospitalisations au cours des années 1980’s. Mais, en 1986, la publication du remarquable livre de Peter Guralnick, « Sweet Soul Music, Rhythm & Blues and the Southern Dream of Freedom » (Harper & Row et, traduit en français en 2003, aux éditions Allia) permit un regain d’intérêt pour James Carr grâce à l’élogieux portrait qu’il en traçait, sans dissimuler les méandres d’une âme torturée sujette aux accidents intérieurs redoutables. L’anecdote du studio Sun relatée par Stan Kesler à Peter Guralnick est symptomatique de son comportement. Pendant une séance d’enregistrement, James Carr disparut de la circulation. Stan Kesler se souvient : « Nous nous sommes dit qu’il était parti se détendre en salle de repos et nous l’avons attendu, mais il n’est jamais revenu. On a cherché dans tout le bâtiment, il n’était nulle part. Alors, nous sommes sortis et nous avons regardé autour. Finalement, nous avons levé les yeux vers le toit et nous l’avons vu là, en train de regarder dans la rue, la tête au-dessus du vide. » (Sweet Soul Music, p.333, éditions Allia).

James Carr, Tramps, New York, 20 mars 1992. Photo © Jack Vartoogian

Quand Goldwax renaquit de ses cendres, vers 1990, grâce à Quinton Claunch et un homme d’affaire nommé Elliott Clark, la firme pensa immédiatement à James Carr. L’un des premiers disques qu’elle publia fut son « Take Me To The Limit » (Goldwax GW-5002). La force de la voix de James Carr, très impliqué, fait oublier les arrangements « synthétiques ». La réalisation de ce disque ne fut pas très simple. Quinton Claunch conduisit le chanteur, huit samedis matins, dans un petit studio de Iuka, Mississippi. En 1990, James Carr fut invité au célèbre Blues Estafette, en Hollande. Deux ans plus tard, Quinton Claunch en personne conduisit James Carr à New York. Cela le protégea des innombrables sollicitations de Big Apple. Les deux concerts de ce mois de Mars 1992, au Tramps, furent un triomphe. Quinton Claunch prit la précaution de ne lui verser son cachet qu’une fois revenu à Memphis. Au moment de la transaction, James Carr affirma qu’il allait aider sa sœur Rose – chez qui il habitait – à payer ses factures. Ce qui ne fut pas le cas. Trois semaines plus tard, Quinton Claunch reçut un appel téléphonique de James Carr catastrophé : « Je n’ai plus un sou ! ». Il n’avait même plus d’argent pour s’acheter des cigarettes.

James Carr et Teenie Hodges, Porretta, 1992. Photo © Luciano Morotti

En juillet 1992, le chanteur participa au meilleur festival de Soul Music de la planète : Porretta. Voici ce qu’en rapporta Luciano Federigni dans Soul Bag #128, Automne 1992 : « Le véritable héros de ce festival n’en a pas moins été James Carr, à l’occasion d’un passage sur scène rapide. Fluet, barbu, habillé de brun, Carr semblait presque redouter le public, immobile devant son micro, les yeux perdus dans le vague. Ce qui ne l’a pas empêché de chanter ses plus grands succès Goldwax, dans des versions qui dépassaient parfois les originaux. Pas toujours très juste comme dans les premières mesures de My Adorable One ou de The Dark End of the Street, un peu tendu parfois, Carr parvenait toutefois à subjuguer les fans de longue date comme ceux, dans la salle, qui le découvrait pour la première fois dès que son superbe baryton retrouvait toute sa force et son agilité mélodique. On ressentait toute sa souffrance à l’écoute de You’ve Got My Mind Messed Up et Pouring Water On A Drowning Man. À la fin de Pouring Water, James a brusquement quitté la scène, à la fois soulagé et surpris d’entendre les acclamations du public. »

De gauche à droite : Graziano Uliani, James Carr, Zucchero, Porretta, 1992. Photo © Luciano Morotti

Un jour de 1993, le légendaire Rufus Thomas, toujours en activité sur les ondes de la radio memphisienne WDIA, diffusa un single Soul Survivor/ Gonna Marry My Mother-in-law (Soul Trax 5001). Il l’encensa et s’écria « James Carr is back ! », à la grande surprise des amateurs de Soul, convaincus qu’il était mort ou en très mauvaise santé. Cet enregistrement était le résultat d’une collaboration avec l’éminent producteur de Memphis, John Ward, qui lançait alors sa propre firme de disques, Ecko. En 1994, Soul Trax, aux États-Unis, et ACE, en Angleterre, publièrent le bon cd « Soul Survivor ». Sur le titre éponyme, James Carr chantait avec émotion : « I been singing soul through blood, sweat and tears (…) I’m a soul survivor you cant keep a soul man down. » Une nouvelle tentative de résurrection qui se solda par un nouvel échec. Les deux cds sont différents. La chanson Mother-in-law, que les Anglais n’aimaient pas, a été remplacée par All Because of Your Love. En outre, les Anglais désiraient de vrais cuivres. Aussi payèrent-ils le producteur Quinton Claunch pour « ovedubber » une section de cuivres reprenant la partie originale interprétée au synthétiseur. C’est aussi à cette époque que lui arriva un grave incident plus lié au racisme qu’à sa non prise de médicaments. Son fils, James Carr Jr., raconte cela dans une brève biographie de son père, auto-éditée en 2020, « Darkest End of the Street » : « Un jour, James Carr errait dans un quartier blanc huppé de Memphis où il n’aurait jamais dû être (selon les Blancs !). Un habitant appela la police pour lui signaler qu’un homme de couleur au comportement étrange rôdait dans son quartier. Quand la police intervint, elle interrogea et harcela James Carr qui fut incapable de prononcer le moindre mot. Il fut arrêté, emprisonné et très sévèrement battu par les policiers pendant plusieurs jours. Quand enfin sa famille le retrouva, il avait des plaies au crâne et le visage enflé. À la question de la famille du pourquoi de telles ecchymoses, les policiers répondirent : ‘on l’a trouvé dans cet état.’. Quand James Carr recouvra ses esprits, il révéla à ses proches que les policiers l’avaient fouetté pour avoir circulé du mauvais côté de la ville. » Malgré un petit retour en grâce, les problèmes physiques et mentaux reprirent le dessus au point que les hospitalisations se multiplièrent et devinrent de plus en plus fréquentes. Évidemment, nouvelle et ultime disparition du chanteur. La digue de sa raison ne contenait plus les innombrables inondations qui gonflaient sa pensée. Les facultés de son âme se dilataient dans un monde de rêves et de pensées de nous inconnu.

James Carr & Michael Allen, Porretta, 1992. Photo © Luciano Morotti

Au début du nouveau millénaire, un cancer du poumon est diagnostiqué. Rose, sa sœur, chez qui il habitait depuis 1978, incapable de s’en occuper, fit placer James Carr au Court Manor Nursing Home de Memphis. Le 7 janvier 2001, la vie se retira et emporta les désillusions d’un magnifique artiste torturé. Seule reste de lui sa renommée, antichambre de la gloire. James Carr est enterré au New Park Cemetery de Memphis.


Gilbert Guyonnet

Ce portrait aurait été impossible sans les articles cités de Robert Gordon, le livre de Peter Guralnick, « Sweet Soul Music » (Harper & Row 1986 et ALLIA 2003), les écrits de Dave Godin, Colin Escott et Tony Rounce. Je vous recommande l’émouvant hommage du fils de James Carr, James Carr Jr., dans le petit livre auto-édité, « Darkest End of the Street » qui m’a bien aidé pour cet article.

Quant aux disques, procurez-vous « The Complete Goldwax Records Singles » (CD KEND 202), « The Essential James Carr » (Razor & Tire RE 2060), « Got My Mind Messed Up » (CD KEND 211), « My Soul Is Satisfied – The Best of James Carr » (CD KEND 231), « Take Me To The Limit » (Goldwax GW-5002-CD) et « Soul Survivor » (CD ACE CDCH 487 et Soul Trax STCD -1001).