Janiva Magness

Janiva Magness. Photo © Paul Moore

La rédemption par la musique

• La chanteuse Janiva Magness sort un nouvel album (« Change In The Weather, Janiva Magness Sings John Fogerty » – Blue Elan Records) et vient de publier un Mémoire, « Weeds Like Us » (Fathead Records Publishing, 2019) (1), paraphrasant le fameux How I Got Over de Clara Ward, la grande chanteuse de gospel. Ce mémoire retrace son enfance malheureuse (malgré quelques épisodes heureux), son adolescence catastrophique, ses troubles psychotiques et comportementaux, sa vie dominée par les drogues dures et par l’alcool, ses amours contrariées et violentes avec passages à tabac, la délinquance, jusqu’à la découverte de son talent de chanteuse et un voyage long et pénible vers la rédemption et le succès. On ne sort pas indemne de la lecture de ce « Mémoire » (2), âmes sensibles s’abstenir ! Cette vie, nous en avons parlé lors de nos deux rencontres (2011 et 2015), mais elle restait réticente à « tout » raconter, par pudeur. L’article/biographie qui suit est le fruit de l’ensemble de ces discussions et des éléments confiés, associés à la lecture de son récent Mémoire.

Janiva Magnes est née à Detroit le 30 janvier 1957. Son père, policier pendant quinze ans puis courtier en assurances-vie, était un grand amateur de musique, la country surtout (Patsy Cline, Hank Williams,Tex Ritter, Bob Wills…) et un peu le blues, le jazz (Nat King Cole) et le R&B (Bull Moose Jackson…) et, en l’écoutant passer inlassablement ses disques, elle en est devenue fan aussi, surtout de Rhythm’n’Blues. Elle était également fan de la musique propre à Detroit, en plein essor dans les années 60 et après, la Soul concoctée dans les studios de Berry Gordy, la Motown. La profession du père entraîna toute une série de déménagements (Omaha, Saint Louis,…) et la famille Magness (père, mère, trois fils et deux filles) se retrouva pour finir dans le Minnesota. Le couple était en crise et finalement la mère se suicida, elle avait 44 ans et , trois ans plus tard, c’est le père qui se suicida, il avait 52 ans.

Janiva Magness sur scène avec Zach Zunis à la guitare et Matt Tecu aux drums, Le Troubadour, avril 2016. Photo © Bob Van Dusen

Orpheline à 16 ans, la vie de Janiva se trouva complètement bouleversée. Sa vie d’ado, déjà chaotique dans une famille dysfonctionnelle, devint un enfer. Elle fut ballotée d’une famille d’adoption à l’autre et fut même un temps SDF, dans la rue. À 17 ans, elle se retrouva enceinte d’une petite fille qu’elle dût abandonner, allant elle aussi à l’adoption. Beaucoup plus tard, en 1991, avec détermination et obstination – un de ses traits les plus marquants –- elle avait pu retrouver sa fille, Pearl, et rester en contact régulier avec elle. Elle put même l’emmener à la séance des Blues Music Awards à Memphis en 2009 où elle était nominée dans la catégorie « The B.B. King Entertainer Of The Year » (3). Elle n’en attendait rien en ce qui la concernait au regard des autres nominés et pourtant, à sa grande surprise – mais avec le bonheur indicible qu’on imagine – elle en fut lauréate comme elle le rapporte, de manière très émouvante et enthousiaste (4), au début de son Mémoire, « Weeds Like Us », en guise d’introduction.

Bien avant cela, en 1971, à Minneapolis, en toute illégalité vu son âge (14 ans !), elle avait pu assister à un concert d’Otis Rush dans un club, et ce fut LA révélation. C’est ce qu’elle aspirait à faire, de la musique sans concession, avec intensité et comme si sa vie en dépendait, exactement comme Otis le lui avait montré lors de son concert. Peu de temps après, c’est un concert de B.B. King à Minneapolis encore qui lui fit le même effet. Elle poursuivit dans cette voie et se donna presque une indigestion de concerts de blues avec ses artistes préférés comme Johnny Copeland, Bonnie Raitt, John Mayall, Lazy Lester, Sonny Terry-Brownie McGhee, Albert Collins, etc. Et elle écouta des tonnes de disques de blues, de R&B et de soul : Aretha Franklin, James Brown, Etta James… Quelques années plus tard, toujours dans le Minnesota, elle put faire ses classes d’ingénieur du son en travaillant dans un studio d’enregistrement à Saint Paul et, un jour, son boss lui proposa de faire les chœurs sur un morceau. Sa voix collait parfaitement et ce fut le début d’une carrière de choriste très recherchée (elle a accompagné Kid Ramos, Doug McCloud, Tommy Wiggins, Catfish Hodges, R.L. Burnside…). Au début des années 80, elle alla s’installer pour six ans à Phoenix, Arizona, où elle fut très impressionnée par un concert d’Etta James. Elle se lia, entre autres, avec Bob Corritore mais aussi Bob Tate qui jouissait d’un prestige considérable dans le milieu du show business ; il avait été le directeur musical de Sam Cooke et, suivant son conseil, elle forma son premier groupe, Janiva Magness & The Mojomatics (dont Corritore). En 1986, le Phoenix News Times – un journal local très influent – les étiqueta « meilleur blues band de la ville » et, auréolée de cet honneur, elle alla s’installer à Los Angeles et commença à trouver de plus en plus de travail sur la scène locale

Janiva Magness, Laurel Canyon (LA), 2019. Photo © Paul Moore

En 1991, elle fonda son propre label, Fat Head Records, et produisit son premier album, « More Than Live » (en fait, une cassette audio). Son deuxième album, « It Takes One To Know One », est sorti en 1997, toujours sur Fat Head Records et, après trois autres albums parus sur Blue Leaf Records (1999, 2001 et 2003), elle signa avec Northern Blues Music et sortit deux albums co-produits avec Colin Linden : « Bury Him At The Crossroads » (2004) et « Do I Move You ? » (2006) qui remportèrent un succès majeur tant auprès de la critique que du public. Magness et Linden décrochèrent le Canadian Maple Blues Award comme « producteurs de l’année » pour « Bury Him »… et « Do I Move You » se classa très bien dans les Blues Charts (et numéro 1 en 2006 dans le classement du magazine Living Blues).

La suite est une success story : en 2008, Magness, réalisant enfin un rêve entretenu depuis le début de sa carrière, rejoignit la « famille » Alligator Records et grava ensuite trois albums (2008, 2010, 2012) qui l’ont placée au rang de gloire nationale… et internationale car les concerts et les festivals se sont enchaînés tant aux États-Unis et au Canada qu’en Europe (Notodden Blues Festival en 2007, Memphis in May en 2006 et en 2020, Byron Bay Blues Fest en 2016, etc). La suite continuera à être couronnée de succès, le troisième album Alligator, « Stronger For It » (2012), contient des compositions de Magness, pour la première fois depuis ses débuts en 1997, mais les relation, artistiques (et humaines) avec Iglauer étant difficiles (c’est un euphémisme, elles étaient conflictuelles : ils avaient des vues différentes et s’opposaient sur à peu près tout, les photos à mettre en couverture de pochette, le choix des morceaux et des partenaires, la production, la promotion). On connait la gestion musclée du patron d’Alligator Records, sa rigueur pour les contrats, la production ; il est réputé dur en affaires et, même si c’est un magicien qui connait son métier à fond et dont la méthode est payante, le succès étant au rendez-vous depuis ses débuts (1971 avec Hound Dog Taylor ! cf sa biographie « Bitten by The Blues ») (5), mais avec Janiva Magnes il avait affaire à une volonté aussi forte que la sienne. En plus, en 2013, Magness fut nominée dans cinq catégories aux Blues Music Awards, cela la conforta dans sa conviction que ses vues et ses choix musicaux étaient corrects et, cette année-là, elle quitta Alligator pour relancer son propre label, Fathead Records, et sortir un album sans reprises, Original, déclarant : « j’ai passé toute une carrière à interpréter les compos des autres et j’en suis fière et contente, je n’ai pas de regrets, mais il est temps de changer cela et mon nouvel album contient onze originaux, et je suis co-compositrice de sept d’entre eux…. » Par la suite, son répertoire passa progressivement du blues à la Roots Music et à l’Americana.

Janiva Magness et le guitariste Brophy Dale, Gevarewinkel à Herselt, Belgique, 25 août 2017. Photo © Paul Jehasse

En 2015 elle décrocha son 7è BMA dans la catégorie « Contemporary Blues Female Artist » et, en 2016, elle signa avec Blue Elan Records pour « Love Wins Again » qui fit une belle carrière dans les Blues Charts de Billboard et dans les Radio Charts (deux mois entiers dans le Americana Radio Chart). Fin 2016, elle était au programme de l’American Music Conference and Festival à Nashville et elle assuma entièrement son cross-over dans cette catégorie… Ses albums suivants, toujours sur Elan Records, s’inscrivirent dans la même trajectoire : « Love Wins Again » (2016) lui rapporta sa première nomination dans les Grammy Awards, « Blue Again » (2017) et « Love Is An Army » (2018) furent eux aussi dans les favoris des charts. Le 15è album, « Change In The Weather » – Blue Elan(2019), avec des relectures des chansons de John Fogerty, devrait connaître le même accueil (cf chronique dans ce numéro). Cerise sur le gâteau, sa vie est le sujet d’une pièce de théâtre/comédie musicale qui est encore en production mais dont elle est déjà très satisfaite.

Janiva Magness sur scène, Le Troubadour. Photo Photo © Bob Van Dusen

Tout ce glamour et ces succès dans la carrière de chanteuse de Janiva Magness ne peuvent cacher le fiasco de sa vie personnelle, de son enfance jusqu’à l’âge adulte, allant jusqu’à changer son prénom de Lisa Marie en Janiva à 18 ans. Aujourd’hui, à 62 ans, elle est épanouie, apaisée, elle est plutôt sereine mais c’est un équilibre fragile, elle doit toujours se surveiller et soigner ses troubles psychologiques pour éviter les rechutes. Après plusieurs liaisons sans lendemain et un mariage raté, elle est enfin heureuse dans son couple actuel, elle cultive une relation fusionnelle avec sa fille retrouvée. Elle a perdu ses parents et ses frères mais elle a renoué avec sa sœur (à elles deux, c’est tout ce qui reste de la famille Magness), elle a aussi renoué avec une des mères adoptives particulièrement aimante, avec des amies perdues de vue ou découragées par sa marginalité, ses comportements suicidaires, voire ultra-violents et ses anciennes addictions (alcool, drogues), sa dépression chronique, ses refus de communiquer, son agressivité parfois… Battante, elle a survécu à trois hospitalisations en secteur psychiatrique, à une scolarité hasardeuse dans neuf écoles différentes (mais avec un diplôme à la clé), elle a combattu ses lacunes, ses manques, ses défaillances et ses addictions tantôt avec succès, tantôt non, elle a essayé de se suicider à plusieurs reprises (la première fois à 4 ans !) mais comme elle dit : « la mort n’a pas voulu de moi… » Tout cela a laissé beaucoup de cicatrices, mais elle est « clean » et sobre depuis près de 30 ans, elle est très fière, à juste titre, de sa carrière exceptionnelle dans le milieu musical, elle a pu, en outre, développer un grand talent de business woman. C’est d’ailleurs à la musique qu’elle attribue sa rédemption miraculeuse mais lente, très lente et avec des rechutes. Elle en attribue le crédit aussi à pas mal de ses partenaires comme son Pygmalyon depuis des décennies, le talentueux David Darling (producteur, compositeur, guitariste), le compositeur, saxophoniste et guitariste Jeff Turmes (l’ex-mari) et aussi, entre autres, Jimmy Buffett, le chanteur country/swamp pop de New Orleans qui, en 1991, lui a donné la chance de sa vie comme chanteuse soliste dans son big band en tournée dans tous les États–Unis, ce qui a fait exploser son fan club. Elle est rès active dans les programmes d’aide aux jeunes en difficulté (en rébellion contre toute autorité et contre la société et en dépression, comme elle l’a été elle-même pendant tant et tant d’années), active aussi dans le domaine des familles d’accueil et d’adoption pour les mêmes raisons, elle espère que son exemple et ses témoignages pourront être utiles à ceux qui sont dans une situation comparable à celle qui fut la sienne.


Notes :
1 – Voir la chronique de ce « Mémoire » dans ce magazine.
2 – Dans une récente interview avec Barry Kezner, Janiva Magness justifie son choix de « Mémoire » par rapport à « Biographie » ou « Autobiographie ».
3 – B.B. King ayant été lauréat de la catégorie « Blues Entertainer Of The Year » des Blues Music Awards sans discontinuer pendant de longues années, les organisateurs avaient décidé de changer le nom de cet Award en « The B.B. King Entertainer Of The Year ».
4 – Émue jusqu’aux larmes, quasiment muette d’émotion, elle n’arrivait pas à croire qu’elle était au contact physique d’une de ses idoles, le souvenir du concert de B.B. King à Minneapolis en 1971 étant encore très vivace dans son esprit et le fait de recevoir son prix des mains de ce géant du Blues la laissait sans voix.
5 – « Bitten By The Blues – The Alligator Records Story » (Bruce Iglauer & Patrick A. Roberts) – The University of Chicago Press, 2018, ISBN-13:978-0-226-12990-7; 337 pages – The Alligator Records catalog : www.alligator.com ; voir ABS #64 (15 février 2019).


Discographie :
« More Than Live » – Fathead Records (1991)
« It Takes One to Know One » – Fathead Records (1997)
« My Bad Luck Soul » – Blues Leaf Records (1999)
« Blues Ain’t Pretty » – Blues Leaf Records (2001)
« Use What You Got » – Blues Leaf Records (2003)
« Bury Him at the Crossroads » – NorthernBlues Music (2004)
« Do I Move You ? » – NorthernBlues Music (2006)
« What Love Will Do » – Alligator Records (2008)
« The Devil is an Angel Too » – Alligator Records (2010)
« Stronger for It » – Alligator Records (2012)
« Original » – Fathead Records (2014)
« Love Wins Again » – Blue Elan (2016)
« Blue Again » – Blue Elan (2017)
« Love Is An Army » – Blue Elan (2018)
« Change In The Weather » – Blue Elan (2019)


Par Robert Sacré
Mille mercis à Janiva Magness (www.janivamagness.com), ainsi qu’à Frank Roszak (www.roszakradio.com) et à Barry Kezner