Johnny Twist

Johnny Twist dans Maxwell Street, circa 1970, photo DR tirée d'une d'une publicité d'époque (archives ABS Magazine).

Rockin’ boogie blues star !

• Nous sommes sur Cottage Grove, dans le quartier sud de Chicago, plus précisément dans le secteur communautaire de Woodlawn, qui fut hélas réputé par le passé pour son taux de criminalité et qui, comme beaucoup d’endroits dans le sud de la ville, est en pleine mutation. Nous sommes près du croisement avec la 65ème rue, devant le numéro 6455 plus précisément. Un écriteau défraîchi indique « Old Dusty’s ». On devine les mots « Blues, Gospel, Soul, Jazz, Delta Blues CD’s ». Plus bas, on peut lire « Hotep – Welcome to JT’s Old Dusty Mississippi Chicago Museum and Culture Center of Afrocentric/Heritage and Ryhtmic Blues, Urban Blues »  au-dessus d’une photo d’un musicien sur Maxwell Street. Il s’agit de Johnny “Twist” Williams, le propriétaire des lieux. La porte est fermée à clé malgré l’affiche qui indique « Yes, We’re Open ». On distingue une ombre… Il faut frapper et espérer que l’homme voudra bien ouvrir. Il arrive, vêtu d’un petit chapeau afro, barbe blanche, demi-sourire et regard suspicieux. L’homme est petit, fier, droit. Johnny Twist ne serre pas les mains : « c’est une question de principe », dit-il ; « c’est pour me préserver », ajoute-t-il tout en tendant le poing pour que nous en fassions de même en signe de salutation.

Devanture du magasin Old Dusty’s de Johnny Twist, Chicago, juin 2014. Photo © Jean-Pierre Urbain

Johnny Williams aka Johnny Twist ou Johnny “The Twist” Williams, est un nom qui n’évoquera peut-être pas grand chose chez nombre de nos lecteurs. Il fait pourtant partie intégrante de ces musiciens qui ont contribué discrètement à l’histoire du Chicago blues des années 60 et du début des années 70. Même si d’aucuns aiment à considérer cette époque comme celle du déclin du blues de Chicago, je fais partie de ceux qui trouvent cette période en fait riche de petites firmes, de musiciens trop vite passés dans l’oubli. Johnny Twist en fait partie. Actif à St Louis (où il jouera avec Andrew Big Voice Odom par exemple) avant de monter à Chicago, on le retrouve en 1968 aux côtés de John Littlejohn sur quatre titres de ce dernier parus sur le label T-D-S et Weiss ; avec J.L. Smith sur Dud-Sound ; avec Bobby Davis pour le label Firma de Carl Jones en 1970. La liste des titres où il est accompagnateur est fort difficile à établir de manière exhaustive, car lui-même ne semble pas se souvenir des détails ni parfois même des artistes. Johnny Twist enregistre également trois titres en 1966, dont un reste inédit, sur Checker (avec Willie Dixon) sous son nom, ainsi qu’avec Koko Taylor, mais aussi sur des petits labels comme Louis et Stagg (dès 1962, titres réédité sur Red Lightnin RL 0064), pour T-D-S, Dud Sound et Weiss (labels qu’il co-dirige avec Bo Dudley avec qui il partage une série de titres)…

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Il a participé en particulier à la session et aux arrangements de Wan Dang Doodle par Koko Taylor avec qui il jouait régulièrement du milieu des années 60 jusqu’au début des années 70. Et pourtant, mis à part un passage dans le livre « Chicago Breakdown » de Mike Rowe où il est mentionné comme co-propriétaire des labels T-D-S, Dud-Sound et Weiss, il n’ a fait l’objet à ma connaissance d’aucun article dans les importantes revues spécialisées de Blues, si ce n’est dans l’éphémère fanzine Blue Flame où il figure en couverture du numéro 16, fanzine publié par de jeunes étudiants de l’Université de Chicago (dont Cary Baker) au tournant des années 70.

Cover du magazine Blue Flame #16 avec Johnny Twist (collection Jean-Pierre Urbain).

Quant à l’écoute de ses enregistrements, elle nous permet de l’apprécier comme guitariste-chanteur, compositeur et arrangeur, bref, comme un artiste intéressant, au beau jeu de guitare influencé par B.B. King (selon ses propres dires), mais aussi par Wilson Pickett qu’il mentionne et se rappelle avoir rencontré à Baltimore.

En 2013, un article pour le South Side Weekly va générer quelques mentions de son existence sur la toile ; existence qui pourtant n’était pas un réel mystère pour les gens habitant cette partie de la ville. Le South Side Weekly, anciennement the Chicago Weekly, est un hebdomadaire basé dans Hyde Park qui couvre l’actualité du South Side de Chicago en matière artistique, politique, etc. Notons aussi qu’un court extrait documentaire (moins de 3 minutes) du début des années 80 est disponible sur Youtube.

Johnny Twist, photo DR provenant de Willie Dixon (Courtesy of Jim O’Neal).

L’an dernier, en juin 2014, la décision est prise d’aller lui dire bonjour et, je l’espérais, de pourvoir discuter avec lui de son histoire et du Chicago des années 60. On m’avait prévenu du caractère spécial du bonhomme et, dès les premières secondes de notre rencontre, il est évident que le personnage apparaît peu commun, assez suspicieux. Il aime être mystérieux et refuse catégoriquement d’être photographié ou même qu’on prenne une photo de l’intérieur de son magasin/musée ! Mis à part dire qu’il est originaire du Sud et que « comme tous les grands musiciens de Chicago, je viens de quelque part pas loin de la Highway 61 », il ne dévoilera quasi rien de son enfance si ce n’est qu’il mentionne, en montrant une photo, avoir connu L.V. Banks dans le Sud. L.V. Banks étant originaire des alentours de de Greenville dans le Mississippi, on comprend sa référence à la Highway 61. Plus tard, il mentionnera encore en passant la ville de Leland, ensuite Greenville (où il se souvient d’un jeune Little Milton qu’il retrouvera un peu plus tard à Saint Louis : « il n’avait pas un dollar, il vivait chez Oliver Sain »). Il refuse de donner son âge, prétextant qu’il ne le connait pas lui-même. Quand je suggère la fin des années 30 ou début des années 40, il sourit mais ne dit rien.

Johnny Twist, années 70’s. Photo DR offerte par Johnny Twist à Jean-Pierre Urbain lors de leur rencontre (courtesy of Johnny Twist, Mississippi / Chicago Rocka Delta Blues Museum).

Après ces quelques mots, ce sera une réelle petite négociation qui aura lieu, un peu déjantée il faut le dire, quant à savoir s’il accepte que je lui pose quelques questions. Après quelques longs palabres parfois métaphysiques, il propose une visite de cet endroit tout aussi surréaliste que lui, qu’est son musée/magasin. Fouilli pas possible, capharnaüm charmant qui laisse tout juste assez de place au visiteur pour passer entre les piles de choses aussi diverses que des disques, cds, vidéos, chaussures, fours à micro-ondes, aspirateurs, matériel domestique divers, livres sur des thèmes philosophiques, bijoux, documentation sur l’afro-centrisme… Le tout dans un magasin constitué principalement de trois pièces sombres plus ou moins en enfilade, avec partout aux murs et en hauteur des décorations centrées sur le Blues, sur son histoire. « C’est mon musée », dit-il. Des photos de lui sur scène, de Maxwell Street, d’amis musiciens (dont quelques-unes superbes que je n’avais jamais vues auparavant), des 45tours encadrés, des coupures de presse, des affiches de concerts des années 60 et 70, ce qui me fait penser qu’en effet il a quelques fort belles choses ! « Et je ne montre pas tout ! », ajoute-t-il.

Johnny Twist, Chicago, 1993. Photo © ;. “Chicago Beau” Beauchamp

« Je suis une rockin’ boogie blues star, je te le montre, regarde autour de toi dans ce musée. J’étais déjà une super star avant même que Buddy Guy n’en rêve. Tout ce que j’ai ici dans mon musée, c’est parce que j’ai eu l’intelligence de garder tout cela de l’époque. Il y a quelque fois des gens qui viennent et s’arrête ici, ils veulent prendre des photos et puis partir. Il n’en est pas question, ceux-là, ils restent dehors ». Il mentionne la jeune journaliste qui a écrit en 2013 un article pour le South Side Weekly : « La jeune femme qui a fait cet article, elle ne savait rien de moi, de ma musique, du Blues, quand elle m’a demandé ce qui faisait de ceci un musée je lui ai dit : “Johnny Twist, simplement”.  Elle ne m’a pas compris, elle n’a pas compris que la vie est faite de nombreux chemins, mais ce n’est pas grave, c’est quelqu’un d’agréable et je voulais l’aider à publier ce truc. Il faut comprendre que j’ai dû aller au-delà de mon statut de rockin’ blues boogie star, musicalement j’ai dû aller au-delà de ce que devenait le Delta blues. C’est ce qui a fait de moi un des premiers artistes cross-over, même avant Ike et Tina Turner. À Saint Louis, je suis celui qui, dans un sens, a permis de mettre fin à la ségrégation. C’est à Saint Louis qu’on a commencé à m’appeler Johnny Twist. Je jouais au Peppermint club sur Delmar Boulevard, aussi dans les clubs les plus chics, la ségrégation y régnait, mais j’allais boire avec ma femme du whisky dans le public. C’était nouveau, mais on savait qu’il ne fallait pas chercher des noises à Johnny “The Twist” Williams. J’ai fait la même chose ici, j’ai permis à une certaine musique de sortir du ghetto comme au Theresa’s. Personne ne voulait vraiment aller jouer dans le Nord, je l’ai fait. J’ai cassé les barrières, les frontières, j’ai changé la scène à mon arrivée. Ici. »

Johnny Twist dans Maxwell Street, circa 1970. Photo DR (collection ABS Magazine).

Le personnage a une certaine assurance quant à sa personne, assurance qui peut générer un certain scepticisme chez son interlocuteur. Comme s’il sentait le doute s’installer chez moi, il sort des coupures de presse de l’époque, dont un article (de deux pages) au contenu dithyrambique du Chicago Defender avec de longs passages sur ses prestations et son jeu de guitare. J’ai également retrouvé le compte-rendu d’un concert de 1971 (paru dans Blue Flame) où on évoque un millier de personnes dans une salle de concert en dehors de la ville, tous debout, dansant et frappant dans leurs mains. Tout cela semble plutôt indiquer qu’il jouissait en effet d’une certaine popularité, qu’il avait en effet son public.

Quand je lui demande pourquoi il n’a jamais enregistré d’album, il me regarde de côté : « tu vas comprendre, attends ». De même, quand je tente d’obtenir quelques repères chronologiques, comme son arrivée à Chicago, il me répond de suite : « Oh mon ami ! Je garde mes secrets, j’écris un livre, donc je ne dévoile pas tout ! ». Je suggère la fin des années 50 – début 60. « Oui, je suis arrivé dans ces années- là », répond-il. « Je n’étais pas intéressé par rester dans une région où on te dit quoi faire, comment faire tout le temps. Mais je n’ai pas – et n’ai jamais eu – de haine envers les Blancs, même dans le Sud. Mais il y en a que je n’aime vraiment pas ! Soyons clair ! À St Louis, j’ai été le premier à avoir un groupe intégré mixte noir et blanc. J’ai travaillé dans des endroits parmi les plus racistes de l’Illinois, à deux pas d’East St Louis comme Belleville. J’ai eu des groupes mixtes, des groupes de Blancs à qui j’ai appris à jouer. J’étais très en avance sur le blues du Delta. Mais ne te trompe pas, je sais d’où je viens, je respecte le Delta blues et ses musiciens, tu dois savoir d’où tu viens ! »

Panneau de devanture du Blues Museum de Johnny Twist, juin 2014. Photo © Jean-Pierre Urbain

La visite continue. Il montre ses propres singles bien encadrés sur le mur : « tu sais combien celui-ci vaut n’est-ce pas ? », en posant avec fierté aux côtés du 45 tours sur le label Louis enregistré en 1962. « Le label Dud-Sound c’était moi et Oscar ». Conducteur de taxi à l’époque, Oscar L. Coleman était connu sous le nom Bo Duddley ou Bo Dud. Originaire du Mississippi, il enregistra en 1968 un beau Shotgun Blues (FM 745) avec Freddie Roulette à la guitare, titre qui lui valut un certain succès. « Oscar est décédé il y a moins d’un an environ, c’était un homme qui avait toujours ce sourire aux lèvres. C’est moi qui lui ai suggéré le nom de Dud-Sound. Bo Dudley était un ami proche, il aimait aussi se faire appeler Bo Dud. J’ai pensé – parce que moi, c’est le genre de chose que je sais –, que Dudley ne convenait pas pour un label, donc j’ai proposé Dud-Sound. En fait, Oscar et moi-même nous étions ensemble à l’école. Et oui, c’est encore une chose que tout le monde ignore. Je l’ai beaucoup aidé avant son décès. Il voulait être reconnu et était parfois frustré. Moi, on m’a beaucoup roulé dans ce business, on m’a roulé pour des tonnes d’argent, des millions », dit-il très sérieusement. « Et pendant que nous parlons, ils font toujours la même chose. Je vais te montrer, des publicité de Pepsi, de glace en France, qui utilisent mon nom ou ma musique… ». Il nous montre des photocopies, des photos de publicités. Difficile de faire la part des choses pour lui, difficile pour nous de tenter d’expliquer qu’il y a peut-être une confusion et que ces campagnes n’ont en fait rien à voir avec lui. Difficile, car cela remettrait en question la fiabilité de ses propos. Toujours est-il qu’en faisant quelques recherches sur le sujet, j’ai également découvert qu’il a déposé le nom “ Johnny Twist” en 2008 pour se protéger des éventuelles – avérées ou un peu fantasmées   utilisations abusives du nom. « Tu dois comprendre, j’ai été une star phénoménale, un phénomène, car j’étais tant de temps en avance avec ma guitare. Le Defender ne dédiait pas comme cela deux pages  à un artiste s’il n’était pas une star ! Des gens profitent de mon nom ! »

Casstette « Who’s Been Looking’ On My Cat ? » – RSP6C005 (Funk Boogie Blues Prod., 1996), collection Jean-Pierre Urbain.

Il revient vers un autre pan de mur avec cette fois des photos qui sont centrées sur Maxwell Street. Y figure une fort belle photo de Pat Rushing que je n’avais jamais vue auparavant. « Ah, tu le reconnais ! Moi, je les connaissais tous. Ils étaient tous mes amis. La plupart ont disparu. Ceux que personne ne reconnait et ceux que tout le monde connait, ils faisaient partie de mes amis. Je fais partie de ceux qui comprennent vraiment le Blues, d’où il vient, pourquoi il est là. » Un peu plus loin… « Celle-ci c’est une de Theresa, elle avait son club sur la 48ème et Indiana. Theresa était quelqu’un. On n’a jamais vraiment écrit à quel point elle a été importante pour la musique de cette ville. Il y a plus d’histoires non racontées que d’histoires connues, crois-moi. Dans ce musée, je gèle les choses, comme en Alaska, cela les rend un peu éternelles. Je vais expliquer tout cela dans mon livre. Regarde ici », dit-il en allant vers un autre côté de son magasin ; « ce sont des amis, Hound Dog Taylor, Son Seals. Son Seals est venu ici me voir une semaine avant de décéder, on a beaucoup parlé, il a joué jusqu’à la fin pour ne pas mourir dans la misère totale. Little Mack est lui aussi venu me voir deux fois avant de mourir. Je suis respecté ici, je veux que tu le sache, on me connait, on vient me voir. C’est pour cela que je peux mettre tous ces trucs sur le trottoir dehors ; personne ne va y toucher, personne, ni les membres de gangs ni personne, et pourtant nous sommes dans un des quartiers les plus chauds des USA. » Quand je lui demande s’il joue encore et surtout pourquoi il a arrêté de se produire, il me regarde fixement avec un demi-sourire. « Non, je ne joue plus. Il y a un moment ou tu dois regarder la vie. J’ai décidé de me consacrer aux autres. Mais je vais sortir ce livre et les gens découvriront énormément de choses sur le Blues qu’ils ignorent ! Crois-moi ! En attendant, je vais sortir un cd avec des titres que j’ai enregistrés pour une cassette il y a un certain temps. » Il sort une cassette deux longs titres publiées en 1996 sur RSP Records avec, en couverture, un Johnny Twist avec sa légendaire Flying V et son épouse Alzelda Twist.

La visite touche à sa fin et, à ma plus grande surprise, il va me débusquer une photo qu’il détache du mur. « Je ne fais jamais cela. Fais-en bon usage et surtout ne raconte pas de bêtises à mon propos… ». Les poings se ferment et se cognent à nouveau, on prend congé. Retour au monde après cette visite qui fait partie de ces moments bizarres, un peu irréels, que la vie nous offre parfois.


Note 1 : pour écouter Johnny Twist, il faut soit tenter sa chance sur Ebay ou autre source pour trouver les 45tours originaux ou sa cassette autoproduite (il en a produit d’autres par le passé), soit chercher le 33 tours Red Lightnin qui contient quelques titres. Quelques titres sont disponibles sur le site de Gérard Herzaft.

Note 2 (NDLR) : depuis la parution de cet article dans le numéro 48 d’ABS Magazine en décembre 2015, outre la vidéo ci-dessus qui n’existait pas sur YouTube, un lien Facebook a vu le jour, dans lequel on peut retrouver – entre autre – d’autres photos de Johnny Twist ; pour l’anecdote, il a même mis en ligne un aperçu du magazine papier que nous lui avions envoyé à l’époque.


Jean-Pierre Urbain
Merci à Hubert Debas qui m’a accompagné dans cette drôle de visite, à Jim O’Neal et à Chicago Beau