New Orleans, un peu de préhistoire…

New Orleans en 1725, Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France

• Les lieux où ont fleuri diverses musiques nous fascinent. Imaginez le visiteur qui met le pied pour la première fois en Louisiane et dans cette ville légendaire, La Nouvelle-Orléans. Qui déambule dans des rues aux noms évocateurs et irrésistibles : Tchoupitoulas, Prytania, Melpomene, Terpsichore, Euterpe, Calliope… Qui découvre Opelousas, Lafayette, Crowley, Shreveport, Bâton Rouge, l’Atchafalaya River… La seule sonorité des noms de lieux l’enivre comme du sazerac et éveille en lui des réminiscences musicales.

« La Nouvelle-Orléans. Courtisane qui subjugue encore les hommes sur le déclin, et dont les charmes ne peuvent laisser indifférents les plus jeunes. Et tous ceux qui la délaissent pour quêter les vierges aux cheveux ni bruns ni blonds et au sein pâle et glacé où nul amant n’a jamais expiré, ceux-là lui reviennent : il suffit qu’elle sourie derrière son éventail langoureux… La Nouvelle-Orléans. » – William Faulkner

« New Orleans : French Quarter, berceau du jazz, le vaudou, le Mardi Gras, les bordels de Storyville, le gumbo, le « tramway nommé Désir ». « Dans ce coin de la Nouvelle-Orléans, on n’est jamais très loin d’un mauvais piano où la fierté déliée de doigts bruns trouve à exprimer son vague à l’âme. Ce Blue Piano donne le tempo de la vie telle qu’elle court dans les rues de par ici ». Tennessee Williams

Comment se peut-il qu’un endroit aussi malsain, bas, marécageux, infesté d’alligators et de moustiques, ait pu devenir le berceau de La Nouvelle-Orléans ? En 1718, alors que les premières habitations sortaient de terre, le Mississippi dévasta tout. On envisagea un temps de choisir un autre site. En 1721, la conjugaison d’une crue et d’un ouragan détruisit la ville, malgré les digues construites en amont et en aval. Il m’a semblé intéressant de découvrir le noyau originaire de La Nouvelle-Orléans, ville fondée en 1718 par le sieur de Bienville. Deux témoignages étonnants d’acteurs de l’érection de cette cité apportent peut-être un éclairage sur ce choix. Le Mercure de France, en mars 1719, publiait une lettre qu’un dénommé François Duval adressa à son épouse.

« À La Nouvelle-Orléans, Province de la Louisiane sur le Mississippi, le 5 novembre 1718 : c’est un terroir charmant qui commence à se peupler ; je me suis retiré à l’endroit où l’on établit la capitale de ce pays que l’on nomme La Nouvelle-Orléans ; elle aura une lieue de tour, elle est située sur le bord du Mississippi qui a 800 lieues de cours. Le pays qui a une très grande étendue, est rempli de mines d’or, d’argent, de cuivre et de plomb en différents endroits. J’ai voulu m’attacher à la capitale de cette province par le monde qu’elle va contenir, par le centre du commerce et l’assemblée des chefs… Les maisons sont simples, basses comme dans nos campagnes, couvertes de grandes écorces d’arbre et de grosses cannes… L’on y préfère le commerce, la culture des arbres et des plantes, à toutes les choses vaines et inutiles… La terre y est excellente et d’un grand rapport. Elle produit toutes sortes de légumes et des fruits beaucoup meilleurs qu’en France, et en plus grand nombre. L’on a à fort bas prix des vaches, cochons, poulets, etc. Il est facile pour peu de choses de garnir une basse-cour. Le pays est fertile en bœufs sauvages, chevaux, ours, léopards, reptiles et autres animaux qui fuient devant les hommes et ne leur font aucun mal. Tous les gibiers de France et d’autres qui n’y sont pas connus, y abondent ; ils sont de très bon goût ; les sauvages en fournissent tant que l’on veut pour très peu de choses. Il fait toujours chaud ici… L’on se porte bien et l’on voit de belles vieillesses. »

Franquet de Chaville, un des ingénieurs qui essayèrent de rendre le Mississippi navigable de la mer jusqu’à La Nouvelle-Orléans, fit ce récit, en 1723 :  « … Il fut question de se rendre au lieu et place convenable à bâtir cette ville nommée Nouvelle-Orléans. Il fallut commencer par lui donner de l’air en défrichant et en faisant des abattis de bois qui étaient épais comme des cheveux. Nous n’y perdîmes point de temps, nous étant exposés à l’ardeur du soleil et aux attaques des insectes, depuis la pointe du jour jusques au soir. On éclaircit, en moins de trois mois, un grand quart de lieue de forêt, en carré. Ensuite de quoi, pour donner forme à cette ville, on engagea les habitants de construire les maisons sur les emplacements que nous leur marquions. Un chacun s’empressait à l’envi d’avoir plutôt fait la sienne, de manière qu’en très peu de temps, tout le monde se trouva logé… La distribution du plan en est assez belle. Les rues y sont parfaitement bien alignées et de largeur commode… L’architecture de tous les bâtiments est sur un même modèle très simple. Ils n’ont qu’un rez-de-chausée élevé d’un pied de terre, portant sur des blocs bien assimilés et couverts d’écorce ou de bardeaux. Chaque quartier ou île est divisé en cinq parties pour que chaque particulier puisse se loger commodément et avoir une cour et un jardin… La fertilité du terroir et la situation du lieu par rapport à la proximité d’un lac nommé Pontchartrain, et de son peu d’éloignement de l’embouchure du fleuve… [NDLR : S’en suit un long développement  sur l’impossibilité de christianiser les amérindiens]. Les nègres que l’on y a transportés d’Afrique, qui sont aujourd’hui en assez grand nombre, embrassent notre religion plus volontiers, et on en trouve peu qui ne veulent être chrétiens. Ce n’est pas que le génie de cette nation ne soit extrêmement vicieux et corrompu, mais il est plus spirituel. Leur naturel est aussi plus laborieux et plus industrieux. Ce sont eux qui font le travail des colonies et dont on se sert comme des bêtes de somme. Et après qu’on s’en est servi, on les revend. J’ai trouvé cette maxime opposée au bon naturel de l’homme, que je la regarde comme une marque d’une âme basse et sordide, qui croit que l’homme n’a de liaison avec l’homme que pour ses besoins et pour sa seule utilité. L’humanité et la justice primitive devaient étouffer ces sentiments de dureté qu’inspirent l’orgueil, la cupidité et l’avarice à des hommes qui se piquent d’être civilisés et qui font profession d’une loi de douceur et de charité. »

Voilà décrite la naissance du Vieux Carré ou French Quarter, construit avec une rigueur géométrique très prisée au XVIIIe siècle. C’est dans la seconde moitié de ce XVIIIesiècle que la ville va prendre l’aspect que nous lui connaissons : maisons à un ou deux étages, architecture française ou espagnole, balcons en fer forgé. Pendant ce même siècle, elle survécut aux incendies, ouragans, révoltes d’esclaves. On se prend à imaginer que parmi ces esclaves noirs, pour lesquels Franquet de Chaville éprouve commisération et compassion, il y avait peut-être les ancêtres de Buddy Bolden, Louis Armstrong, Mahalia Jackson, Jelly Roll Morton, Professor Longhair, Allen Toussaint, Fats Domino… La musique de ces artistes nous enchante, surprend et touche toujours. La légende de Big Easy nous inspire et son imagerie nous éblouit.


Par Gilbert Guyonnet

 

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