R.L. Griffin

R.L. Griffin et son band, Eastside Kings Festival, Austin, Texas, 15 septembre 2019. Photo © Marcel Bénédit

Le King du Blues Palace

• Pour ceux qui s’intéressent à la scène musicale blues et soul du Texas, le Eastside Kings Festival – dirigé de main de maître par Eddie Stout – est une véritable bénédiction. Chaque année, début septembre – comme nous l’avons déjà dit dans ces pages – le secteur de Chicon Street et de la 12e rue à Austin devient le temps d’un week-end un formidable rendez-vous qui permet de côtoyer et rencontrer de superbes artistes malheureusement trop peu présents – pour ne pas dire complètement absents – des scènes européennes. À l’image de notre rencontre avec Tutu Jones (ABS #69), notre ami Eddie nous sert à nouveau d’intermédiaire afin d’orchestrer un nouveau rendez-vous avec l’une des légendes de la scène du Texas : R.L. Griffin…

Dimanche 15 septembre 2019. R.L Griffin est assis aux côtés de son ami Gregg A. Smith (ABS #68) ; tous deux attendent sagement leur tour avant de se produire. « Si vous êtes d’accord, on se voit demain matin à 11h, Eddie vient de me préciser que nous sommes tous dans le même hôtel, donc il n’y a pas de souci pour que l’on discute un moment ensemble », nous annonce R.L. Griffin avec un large sourire. Son ami de toujours, Gregg A. Smith, ajoute dans un éclat de rire : « Ce fut mon tour hier matin. R.L, avec mes amis Français, tu peux y aller les yeux fermés ! ». Le lendemain matin, à onze heures pile, R.L. Griffin, accompagné de son fils – l’excellent chanteur Fat Daddy (Allen Turner) – s’assoit sur le canapé, prêt pour les premières questions. Face à nous, une véritable institution de la ville de Dallas dont les divers enregistrements n’ont eu que peu d’écho en Europe, mis à part le remarquable CD paru en 1993 sur le label anglais Black Grape Records (« It Don’t Have To Be This Way » – BGCD103) qui lui rendait enfin justice en proposant 17 titres en provenance de plusieurs sessions. À signaler également un seul et unique déplacement dans le cadre du fameux Blues Estafette d’Utrecht en Hollande en 1991. Mais, mis à part cette escapade européenne, le chanteur reste la plupart du temps cantonné dans son fief et club de Dallas. Il faut dire qu’il a fort à faire et qu’il a, au fil des années, géré plusieurs établissements : le Blues Alley, puis le Blues Palace au 2715 Meadow Street, puis le Blues Palace 2 juste à côté au 3100 Grand Avenue, toujours à Dallas. En plus de ses propres prestations aux côtés de son efficace et rutilante formation (dont beaucoup viennent du groupe de Johnnie Taylor), la crème des artistes est passée par ses établissements, à savoir : Buddy Ace, Bobby Bland, Latimore, Tyrone Davis, Bobby Rush ou encore Johnnie Taylor. Rencontre avec R.L. Griffin, artiste incontournable de la scène sudiste afro-américaine.

R.L. Griffin et son band, Eastside Kings Festival, Austin, Texas, 15 septembre 2019. Photo © Marcel Bénédit

Le football avant la musique

Je suis né en décembre 1939 à Kilgore, une petite ville qui se situe à l’est du Texas. J’ai effectué toute ma scolarité au sein de la C.B. Dansby High School, puis je suis ensuite parti trois années à l’Université. C’est là que j’ai débuté à la batterie sous la houlette de mon professeur de musique, Rufus B. Anderson, qui m’a donné de précieux conseils. Pour tout vous dire, je souhaitais au départ être footballeur (football américain) et c’est vrai que l’Université est la voie royale pour percer dans ce sport, mais finalement c’est monsieur Anderson qui m’a conseillé de m’orienter vers la musique en me voyant derrière les fûts, tout en reprenant les grands succès de l’époque. Un jour, nous étions en train de répéter le titre Fever de Little Willie John, en écoutant mon interprétation mon professeur me dit : « la musique, il faut que tu en fasses ton métier, tu as du potentiel, tu chantes sacrément bien ». Je décidai alors de mettre au rayon des souvenirs une hypothétique carrière sportive. Toute ma famille chantait à l’office du dimanche. Mon père travaillait dans des clubs, il avait débuté comme barman puis ensuite il fut derrière les fourneaux, tandis que ma mère faisait des ménages, ma sœur également était très douée pour la musique. Très tôt, mes parents se sont aperçus que la musique était l’une de mes passions, alors quand je leur ai annoncé que je voyais mon avenir plutôt sur une scène que dans un stade en train de jouer au football, ils ne firent aucune difficulté et respectèrent mon choix. Les choses sérieuses ont vraiment débuté à l’Université lorsque j’ai décidé de monter mon premier groupe baptisé The Corvettes. Au début, notre répertoire tournait autour des succès de James Brown, Ted Taylor ou encore Ray Charles. On commençait à se faire une bonne petite réputation puisque j’ai pu faire la première partie de Jackie Wilson dans un club qui s’appelait le Real Pall Mall, ce fut mon premier contrat professionnel. À l’époque, il y avait beaucoup de ségrégation, le club était fréquenté uniquement par une clientèle blanche ; se faire engager pour faire l’ouverture d’une grande vedette, c’était à mes yeux énorme, je considérais ce premier pas comme une grande victoire dans cette carrière qui commençait tout juste. Avec notre réputation naissante, j’ai voulu rapidement entrer en studio, c’était pour ainsi dire la suite logique. Mon premier enregistrement intitulé Goodbye Baby est paru sur le label RBE qui était basé à Tyler, Texas, et dirigé par Robin Brian. On était jeune et insouciant, on ne se rendait pas compte qu’on jouait une partie importante de notre carrière avec cette session. Ce titre fut bien reçu et me servit de carte de visite pour travailler dans divers clubs.

R.L. Griffin et son band se produisant au Blues Palace II, Dallas. Photo DR, courtesy of R.L. Griffin.

Cap sur Dallas

J’ai décidé de partir à Dallas en 1965. En fait, j’avais dans l’idée de rejoindre la Californie, mais pas de m’installer définitivement dans cette cité. À l’époque, le saxophoniste Big Bo Thomas & The Twisting Arrows était le groupe qui avait le vent en poupe, ils étaient incontournables. Au sein de sa formation, il y avait Fred Lowery, James Lynn March, Don Williams et Smitty. Big Bo m’avait entendu dans un club de East Texas et m’avait proposé de le rejoindre à Dallas pour chanter au sein de sa formation. Je suis resté à ses côtés de nombreuses années. On jouait sans cesse dans tous les clubs de la ville et son quartier général était l’Empire Room. Big Bo a produit plusieurs sessions pour son label Gay Shel Records, nous y avons enregistré des compositions comme If I Didn’t Know Better, Nobody Cares ou encore I’ll Follow You. C’est lui qui m’a appris à faire ce métier d’une manière professionnelle, Big Bo m’a fait signer mon premier contrat pour enregistrer.

Les bons conseils de Bobby Bland

Après un passage sur le label appartenant à Fats Washington, Ride Records, puis avoir autoproduit quelques 45 tours, je me suis rapproché de Al “TNT” Braggs. Ce dernier était également solidement établi à Dallas. Durant de nombreuses années, il faisait les premières parties de Bobby Bland, mais c’était également un excellent compositeur et un producteur avisé. Fin des années 70, les deux amis étaient à l’affiche du Longhorn Ballroom à Dallas ; j’ai décidé d’aller à leur rencontre, sans préparation, ils m’ont fait venir sur scène et j’ai pu interpréter un titre à leurs côtés, ce fut incroyable. Je ne vous cache pas que Bobby Bland a toujours été mon idole. On a du mal à se rendre compte aujourd’hui de sa popularité, il a toujours su rester en haut de l’affiche. Humainement, c’était quelqu’un de très abordable qui vous donnait toujours d’excellents conseils. Souvent, des musiciens ou chanteurs refusent de vous dévoiler des points sensibles de leurs techniques. Bobby Bland c’était tout le contraire, il m’indiqua comment travailler et améliorer mes compositions, comment les attaquer en changeant certaines harmonies, mais aussi me conseilla pour le déroulement de ma carrière. J’ai le plus profond respect pour cet homme, c’est un très grand Monsieur.

R.L. Griffin, photo promotionnelle des années 80. Photo DR, courtesy of R.L. Griffin.

Deux semaines après notre rencontre au Longhorn Ballroom, Al “TNT” Braggs me passa un coup de fil pour me dire de venir au studio Platinum City, aussitôt nous avons commencé ensemble à travailler sur les titres There Is Something On Your Mind, A Woman, A Lover, A Friend ou encore I Don’t Think I’m Gonna Make It. Localement, quelques morceaux sont parus sur des 45 tours de la compagnie Classic Label. Cette dernière était dirigée par Earnest Davis qui était également le propriétaire du Classic Club. Il décida de me produire et de gérer localement la distribution. Earnest était un type adorable, travailler avec lui était une chose aisée et sans souci. De nos jours, les 45 tours n’existent plus, mais à l’époque j’étais heureux pour ne pas dire fier de ces différentes petites galettes de vinyle et j’ai eu de la chance qu’elles soient très bien produites par Earnest Davis. Toutes ces compositions sont parues sur une cassette sur le label Galexc. Pendant de longs mois, j’ai cherché une compagnie qui pourrait assurer la distribution et la promotion de cette dizaine de morceaux, mais cela ne se fit pas, alors je décidai d’y engager mes quelques économies et me suis lancé dans l’aventure de créer ma propre compagnie. J’ai alors commencé à faire le tour des radios pour promouvoir ma musique, j’avais la chance de me produire tous les samedis soir sur la station KKDA, j’y suis resté d’ailleurs sept années. Nous faisions généralement des émissions en direct depuis mon club, c’était à mes yeux le moyen le plus efficace de faire connaître au plus grand nombre mes diverses productions.

Affiche pour un concert de R.L. Griffin , avec Brenda Joyce, à Greenvill, Texas, 1985 (courtesy of T.L. Griffin).

Je réalise que je ne vous ai pas parlé du guitariste Andrew Jr Boy Jones, il était au Blues Palace la semaine dernière, quel guitariste talentueux ! Son curriculum-vitae est impressionnant. Quand il est rentré de sa tournée aux côtés de Charlie Musselwhite, il est venu travailler avec moi dans mon club. Il a ensuite produit des sessions pour moi aux débuts des années 90, nous avons gravé des chansons comme You Gotta Be Foolin’ You, Playin’ Me Crazy, Got To Go On ou encore Can I Talk To You. Tous ces morceaux furent édités sur Galexc Records et sont également disponibles sur le CD qui est paru en Angleterre en 1993. Je continue à produire des albums, mais le problème c’est la distribution ; pour la France je ne vous en parle même pas, mais c’est très difficile et onéreux d’assurer ici une promotion et une distribution qui touchent le plus grand nombre. Sur la ville de Dallas, ça va encore, mais dès que l’on sort des limites de la cité, trouver mes enregistrements devient problématique…

R.L. Griffin, Eastside Kings Festival, Austin, Texas, 15 septembre 2019. Photo © Marcel Bénédit

Le premier cercle

Je vous ai parlé du lien indéfectible qui me lie à Bobby Bland, je ne veux surtout pas oublier ici d’évoquer la mémoire de Z.Z. Hill qui était un ami très proche. On est parti en tournée ensemble, nous étions dans les mêmes clubs, Z.Z. ce n’était pas mon meilleur ami, je le considérais plutôt comme un frère. À l’époque, il n’avait pas de groupe régulier ; afin d’honorer ses engagements, il utilisait – après ma prestation – mes musiciens, dont le jeune Tutu Jones qui est ici aujourd’hui à Austin pour le festival. Tutu Jones, avant d’être guitariste, était un excellent batteur au sein de ma formation. Son premier engagement professionnel fut à mes côtés derrière les fûts, puis, par la suite, il devint le guitariste de mon nouveau groupe.
Puisque j’évoque mes amis les plus proches tout autour de Dallas, difficile de ne pas parler de Freddie King. C’était l’un des plus grands, un excellent musicien, mais surtout un chanteur au potentiel énorme. Nous nous sommes produits de nombreuses fois ensemble, c’était un gars simple et naturel qui est parti malheureusement bien trop tôt, la perte fut cruelle. Peu de temps avant sa disparition, Little Milton est venu se produire dans mon club. La première tournée que j’ai faite avec lui, c’était dans son bus, nous reliions les villes grâce à ce moyen de locomotion qu’il conduisait, une véritable odyssée ! L’ultime fois où il venu dans mon établissement, il m’a déclaré hilare : « Jamais plus, R.L., je ne referai ces déplacements en bus, tu m’entends, plus jamais ! », c’était devenu au fil des années une plaisanterie récurrente.

Little Milton (à gauche) et R.L. Griffin. Photo © Don O (courtesy of R.L. Griffin).

L’incontournable Blues Palace

Cela fait plus de trente ans que je dirige cet établissement. Je ne voudrais pas paraître prétentieux, mais le Blues Palace 2 est devenu le point de rencontre de tous ceux qui aiment le Blues à Dallas. Après avoir fait beaucoup de tournées, je souhaitais quelque peu freiner ces incessants voyages mais rester toutefois dans mon univers musical. Alors, pour faire bouillir la marmite, la gestion d’un club fut pour moi la meilleure solution. Nous avons toujours une affiche qui se veut être la meilleure de la région. J’ai déjà mentionné Bobby Bland et Little Milton, mais des artistes comme Bobby Rush, Sir Charles Jones, Gregg A. Smith et beaucoup d’autres viennent chez moi, sans parler bien sur des concerts que je donne.

Affiche de R.L Griffin au Blues Palace II, bien entouré. Courtey of R.L. Griffin.

La musique est une affaire de famille, puisque mon fils, Allen, a débuté comme batteur dans mon groupe. En fait, comme moi, il a débuté en jouant à l’église ; ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’il soit un excellent chanteur. Un soir, dans le club, quelqu’un lui a demandé s’il pouvait interpréter un titre et là il m’a vraiment impressionné. Il va faire un sacré bout de chemin, c’est sûr. Il vient de sortir son album (Fat Daddy – « Gonna Love You Right » – Adavantage Records) et assure déjà pas mal de dates dans tout le pays. Il est, j’en suis certain, sur le bon chemin ; maintenant, la batterie, c’en est fini pour lui (rires) ! Je suis très heureux et fier qu’il continue à travailler dans le même sillon que j’ai tracé, je ne me fais aucun souci pour lui, je lui ai également montré comment diriger un club pour assurer ses arrières et continuer à faire vivre sa famille.

Fat Daddy et le band de R.L. Griffin, Eastside Kings Festival, Austin, Texas, 15 septembre 2019. Photo © Marcel Bénédit

Pour conclure je garde un très bon souvenir de mon seul et unique déplacement en Europe à l’occasion de Blues Estafette en 1991. À mes côtés, il y avait aux guitares Terry Carter et Hall Harris, Raymond Green aux claviers et David Burns à la batterie. Pour ce show, nous avions alterné du Blues et du R’n’B, ce fut une grande soirée, et d’être à l’affiche de ce prestigieux festival avec des artistes venus des quatre coins des États-Unis, c’était tout simplement exceptionnel.

Il est temps de se séparer, la discussion tourne autour des engagements difficiles à trouver en Europe et plus particulièrement en France. Allen, son fils qui s’était éclipsé, revient avec une poignée de CD de son paternel que nous ne connaissions pas. « J’ai bien vu tout à l’heure que vous étiez intrigués par toutes ces sessions ! Je vous ai rajouté également, mon compact, vous pouvez y jeter une oreille si le cœur vous en dit ! »  R.L. Griffin avait raison sur les qualités de chanteur de son fiston, celui-ci à tous les atouts pour faire une belle carrière. La musique est une affaire de famille chez les Griffin.


Propos recueillis par Jean-Luc Vabres et Gilbert Guyonnet
Toute notre gratitude à R.L. Griffin, Allen Turner (Fat Daddy) et à Eddie Stout