Ray Cashman

Ray Cashman. Photo © Peter Lee

Le blues gothique de Ray Cashman : le lien entre Mississippi Fred McDowell et Harry Crews

• Ray Cashman puise dans la littérature gothique sudiste pour construire un répertoire de blues original. Ou comment le blues de Mississippi Fred McDowell et Skip James rencontre le verbe de Harry Crews et Larry Brown. « Les personnages dans mes chansons, ça se termine toujours mal pour eux », lance avec un sourire complice Ray Cashman. « Ils finissent par mourir, ou bien souvent ils se retrouvent dans de sales draps ».

La première fois que j’ai rencontré Cashman, c’était au printemps 2015 en France. En tournée pour la promotion de son album « Desolation » (Knick Knack Records), Cashman avait accepté de faire étape dans mon émission « Bluesland » diffusée sur les ondes de Radio Campus Lille. Entre deux morceaux, il m’avait alors expliqué que ses chansons étaient en partie influencées par la littérature gothique sudiste, plus particulièrement son sous-genre littéraire appelé « Grit Lit ». Des auteurs tels que Harry Crews, Larry Brown et Tom Franklin ont ainsi inspiré les textes sombres de Cashman. Sa musique reste fortement ancrée dans le blues de Mississippi Fred McDowell, Skip James et R.L Burnside, mais aussi dans la musique country, son péché originel. Cette convergence entre le blues et la littérature gothique sudiste m’avait alors intrigué au point que ce sujet est devenu le cœur de ma thèse menée à l’université de Caroline du Nord, aux États-Unis. Pendant deux ans, j’ai interviewé Cashman chez lui à Nolensville, une petite ville du Tennessee située à une quinzaine de kilomètres de Nashville. Cette recherche en profondeur m’a permis de mieux comprendre comment Cashman faisait le lien entre le blues – expression musicale émanant à l’origine de la classe ouvrière noire – et le mouvement littéraire « Grit Lit », globalement une expression culturelle émanant de la classe ouvrière blanche.

Ray Cashman : son attachement au blues et à la littérature gothique sudiste
Cashman, issu d’une famille modeste texane, se présente avant tout comme un musicien de Blues. Lors de notre première rencontre en France, après lui avoir demandé comment il définissait sa musique, il avait affirmé sans équivoque : « je suis fondamentalement un musicien de blues ». Il avait ensuite souligné son goût pour l’écriture, et l’influence des pionniers du blues : « j’aime écrire des chansons, les musiciens de folk et de blues m’ont beaucoup influencé ». Les premiers noms qui viennent à son esprit sont Mississippi Fred McDowell, les Texans Lightnin’ Hopkins et Mance Lipscomb (« le vrai blues »), ainsi que Townes Van Zandt, « un auteur-compositeur, mais aussi un musicien de blues ». Quelques mois plus tard, au cours d’une de mes premières visites chez lui à Nolensville, il était revenu plus en détail sur ses affinités avec le blues : « J’ai le sentiment de vivre le blues au quotidien. L’histoire de ces artistes de blues, c’est l’histoire de gars qui travaillent dur. Ils jouaient le soir, après avoir travaillé toute la journée dans les champs. Cela était le cas de certains qui ont été redécouverts dans les années 1960 comme Mississippi Fred McDowell et Skip James. Je me retrouve dans le blues parce que moi-même j’essaie de joindre les deux bouts. Pour cela, je dois faire plus d’une chose à la fois, travailler et jouer de la musique ».

Le blues, donc, mais pas seulement. Cashman s’identifie aussi à des écrivains « Grit Lit » comme Harry Crews, Tom Franklin et Larry Brown. Le mouvement Grit Lit, qui a émergé dans les années 1970, est en quelque sorte une branche de la littérature gothique sudiste. La singularité de la littérature Grit Lit est qu’elle émane principalement d’écrivains masculins blancs issus de la classe ouvrière du Sud profond et qui traite précisément de ces thèmes. Cashman apprécie une certaine forme d’« authenticité » (bien que ce terme soit lui-même problématique) des romans Grit Lit. À propos de Fay – l’un de ses romans préférés par Larry Brown – il souligne l’importance que l’histoire soit « racontée dans le dialecte » des protagonistes. Avant d’ajouter : « pour des personnes qui, comme moi, ne sont pas allées bien loin dans leurs études, c’est plus facile de comprendre ! ».

En raison de l’histoire raciale qui a marqué les États-Unis, tout laisserait à penser que rien ne lie les musiciens de blues et les écrivains de la mouvance gothique. Pourtant, comme le montre Tim A. Ryan dans son brillant ouvrage « Yoknapatawpha Blues : Faulkner’s Fiction and Southern Roots Music » (2015), il y a un lien fort, substantiel et spécifique entre les romans de William Faulkner et le blues Charley Patton, Geeshie Wiley et Howlin’ Wolf. Ou, plus proche de nous, entre Larry Brown et Mississippi Fred McDowell. Précisons également que Ray Cashman n’est pas l’unique artiste contemporain à faire le lien entre le blues et la littérature gothique sudiste. Adia Victoria, auteur-compositeur originaire de la Caroline du Sud, opère une démarche similaire. Elle définit même sa musique comme « Gothic Blues ». Pendant plus de deux ans, j’ai essayé de la rencontrer, afin d’avoir sa perspective sur ce « blues gothique » si particulier.

Ray Cashman et Victor Bouvéron, Radio Campus. Photo DR, courtesy of Victor Bouvéron.

Adia Victoria, la jonction du blues et de la littérature gothique sudiste : deux arts subversifs qui remettent en question une vision idyllique du Sud
En janvier 2018, le jour est finalement arrivé, au restaurant Tin Angel de Nashville. Adia Victoria revient sur ses goûts littéraires. Elle lit beaucoup, « principalement des femmes », comme Harriet Jacobs, Flannery O’Connor, Eudora Welty et Alice Walker. « Elles ont été capables de jeter un regard honnête et vrai sur le Sud », dit-elle. « Un regard un peu plus critique ». Ces écrivaines sont des modèles pour elle et lui ont permis de remettre en question certaines idées inculquées lors de son éducation religieuse à l’école chrétienne adventiste de Spartanburg. « Jusqu’à mes dix ans, tout mon univers était lié à la communauté chrétienne », se souvient-elle. « Je n’avais personne pour me dire qu’en tant que jeune femme noire vivant en Caroline du Sud, j’avais raison de remettre en question ces principes enseignés par l’Église ». Victoria a vite pris conscience de l’injustice et de la violence institutionnelle à l’égard des minorités. Le récit d’Harriet Jacobs sur sa vie d’esclave l’a particulièrement marquée. Le titre de son premier album – « Beyond the Bloodhounds » – est d’ailleurs une référence à un passage dans lequel Jacobs raconte : “When a man is hunted like a wild beast he forgets there is a God, a heaven. He forgets every thing in his struggle to get beyond the reach of the bloodhounds” (Harriet Jacobs, « Incidents in the Life of a Slave Girl », 1865).

Victoria évoque son attrait pour le blues, une musique qu’elle a découvert assez tardivement, à 21 ans, quand elle a commencé à se mettre à la guitare. Paradoxalement, c’est en découvrant des artistes blancs, les White Stripes et les Black Keys, qu’elle s’est mise à écouter avec passion le blues de Ma Rainey, Bessie Smith, Victoria Spivey, Skip James et R.L Burnside. Ses textes sont inspirés par ces artistes et sont sans concession à l’égard de l’histoire violente des États-Unis. Ce lien entre le blues et la littérature gothique sudiste, c’est précisément en ce qu’ils proposent une vision honnête et vraie du Sud : l’horreur de l’esclavage pendant près de trois siècles, la ségrégation, le lynchage, les violences policières, l’incarcération de masse… À des années-lumière du romantisme véhiculé par des romans ou des films comme « Autant en emporte le Vent ». Victoria résume ce lien entre deux mondes poétiques, si loin et pourtant si proches : « Le blues et la littérature gothique remettent en question une idée communément admise sur le Sud. Ce que je trouve particulièrement émouvant dans la littérature gothique, c’est l’utilisation du grotesque. Quelqu’un comme Flannery O’Connor, son travail est profondément ancré dans le grotesque. Le Sud est intrinsèquement grotesque. C’est une région qui se considère comme étant très morale, traditionnelle et bonne. C’est un anti-monde. C’est vrai, mais en même temps, c’est cette histoire horrible qu’elle ne peut pas accepter ou reconnaître. Par conséquent, le Sud devient absurde et surréaliste. Je pense qu’avec le blues, ils ont fait la même chose. Cela a commencé avec l’esclavage, une institution qui est en soi absurde et surréaliste. Les esclaves n’étaient pas considérés comme des êtres humains. Ils sont devenus des figures grotesques dans l’histoire américaine. Je pense que les musiciens de blues ont utilisé leur musique pour donner un sens, ou du moins pour en rire ».

Adia Victoria, album « Beyond the Bloodhounds ».

Depuis Horace Walpole jusqu’à aujourd’hui, le grotesque est en effet un élément constant dans la littérature gothique. Le terme consacré « littérature gothique sudiste » devient presque un pléonasme, dès lors qu’on accepte l’idée que le Sud est une région « intrinsèquement grotesque », comme le dit si bien Adia Victoria. De la même façon, le blues de Ray Cashman pousse le grotesque à son paroxysme. Snake Feast (2010), par exemple, est une chanson inspirée d’un roman de Harry Crews, « La Foire aux serpents » (1976). Crews lui-même est qualifié de « maître du grotesque » par l’essayiste et journaliste français Maxime Lachaud. Lachaud souligne que « le serpent est l’un des animaux qui suggère le mieux une image grotesque ». Il n’est donc pas surprenant de trouver l’image du serpent chez Crews et Cashman.

Des textes inspirés par Harry Crews et Tom Franklin
« La Foire aux serpents » est un roman complexe, bizarre et malsain. Dans la petite ville de Mystic, en Géorgie, se tient un Rattlesnake Roundup, qu’on pourrait traduire par une « Fête du crotale ». Crews met en scène des personnages tourmentés et malveillants qui se retrouvent pour débusquer et dévorer des crotales. Il détaille le caractère bestial des participants, tels Jon Loe, mari alcoolique et violent, ou encore shérif Matlow, qui n’hésite jamais à user de son pouvoir pour violer de jeunes femmes vulnérables. Dans « Snake Feast », Cashman condense ce roman de 192 pages en 205 mots et, par conséquent, il opère des choix narratifs. Les noms n’apparaissent pas, ce qui permet d’accentuer le côté bestial et violent des participants. Le serpent devient l’acteur principal de ce « festin » macabre. La répétition de la phrase « the snakes come a crawling for the feast » (répétée trois fois à chaque refrain) accentue ce côté macabre. Oui, vous avez bien lu : les crotales rampent eux-mêmes vers un repos éternel ! Ce festin consiste en effet de serpents frits, servis avec du riz et des haricots, le tout accompagné de moonshine, comme le décrit Cashman dans le deuxième couplet :

White corn liquor is the drink of choice
A water back to keep your lips moist
Deep fried snake is served with rice and beans
And cute little girls wearing those cutoff jeans

Ce festin est doublement macabre, puisque les serpents rampent pour servir de repas. À moins que les « serpents » ne soient une allégorie pour décrire avec force le comportement bestial de ces mangeurs de serpents ?

Cashman a écrit une autre chanson inspirée d’un roman gothique sudiste. Il s’agit de Evangeline, d’après Smonk par Tom Franklin. Smonk raconte les péripéties d’une jeune prostituée de quinze ans, Evavangeline, recherchée pour meurtre et pour avoir pratiqué la sodomie. Cashman a changé le nom de cette pauvre âme pour des raisons pratiques. « Evavangeline, cela ne marchait pas pour la rime », explique-t-il. « Je n’avais pas le bon nombre de syllabes pour que cela fonctionne correctement dans la structure de ma chanson, alors j’ai changé pour Evangeline ». Dans cette chanson, le narrateur se prend de compassion pour Evangeline et tente de la sauver :

Oh Evangeline, won’t you come with me
High Sheriff wanting you, mistaken identity
I believe if I were you girl, I’ll be set to leave
Oh Evangeline won’t you come with me

Alors que Smonk relate les aventures de deux protagonistes qui finiront par se retrouver à la fin du roman, Cashman choisit de pointer le curseur sur Evangeline. Ses choix se font sur le ressenti du moment. « Pour certains romans, je me dis simplement : “hey, ça pourrait être une bonne chanson”. C’est comme ça que ça me vient. Je passe beaucoup de temps pour écrire la chanson, mais pas autant pour choisir un sujet. » Ses premiers pas en tant qu’auteur-compositeur remonteurs à son adolescence, face à la frustration de ne pas arriver à reprendre des morceaux d’autres groupes. « Je devais avoir 13 ou 14 ans. Avec des copains à moi, on s’est inscrit à une compétition musicale. Pendant deux jours, on a essayé d’apprendre “Under My Thumb” par les Rolling Stones. Mais comme personne n’était bon, on n’a jamais réussi à jouer ce morceau. J’ai donc écrit une chanson ! »

Manuscrit Snake Feast. Courtesy of Ray Cashman.
Ray Cashman, album « Slow Drag ».

Cashman : une enfance marquée la musique country et le rock anglais, jusqu’à la découverte de Mississippi Fred McDowell
Bien que ses parents ne soient pas vraiment mélomanes, Cashman a toujours été attiré par la langue des émotions. « Autant que je m’en souvienne, la musique a toujours eu un impact sur moi », raconte-t-il. « Toute ma vie. Derrière moi, il y a une radio que mes parents avaient quand j’étais petit. Quand nous rentrions de l’église, on passait des disques de Merle Haggard, Johnny Cash, toute la musique country de l’époque, des années 1970. C’est toujours ma préférée. J’aimais aussi les groupes de rock britannique comme les Beatles ou les Rolling Stones. » Cashman a emprunté le chemin de la composition en écoutant Bob Dylan, Neil Young, Joni Mitchell, Steve Earle et Townes Van Zandt, à qui il rend hommage dans son album Desolation avec une reprise de Highway Kind. Il fait également référence à la chanson For the Sake of the Song de Van Zandt dans la chanson-titre Desolation :

Sadness helps the craft move along
Just for the sake of the song
Old Van Zandt was the master at his best
Poetry in distress

Cashman a aussi tenu à rendre un hommage appuyé à l’un des artistes de blues qu’il admire le plus, Mississippi Fred McDowell. C’est lui que Cashman a d’abord essayé d’imiter à la guitare et ce style Hill Country blues si particulier. « J’ai essayé d’avoir le même son que lui », se souvient-il. « Ça parait simple… Jusqu’à tu essayes d’apprendre à jouer comme lui ! ». Dans son premier album solo publié en 2005 – « Black and Blues » – le style de McDowell est omniprésent. Dans The Ghost of Fred, Cashman fait allusion à quatre blues traditionnels enregistrés par ce maître de la guitare slide : Shake ‘em On Down, Gotta Move, Drop Down Mama et Kokomo Blues :

Shake ‘em on down and you gotta move
Drop down mama and Kokomo Blues
Song after song, from a man who’s dead
This ain’t no rock and roll, it’s the ghost of Fred

Ajoutons que la phrase « this ain’t no rock and roll » fait écho à l’album « I Do No Not Play No Rock ‘n Roll » que McDowell a enregistré à Jackson, Mississippi, en 1969. Récemment, Cashman a sorti « Slow Drag », dans lequel la guitare slide et le style Hill Country blues prédominent, avec des titres comme Where the Blues Was Born et She’s Just a Girl, inspiré par un livre que Cashman a lu à propos de l’origine de la chanson The House of the Risin’ Sun. D’après l’auteur de l’ouvrage, la première personne à avoir interprété ce titre serait « juste une fille, bien trop jeune pour chanter le blues ». Cashman continue de faire le lien entre littérature gothique et blues. Lors de ma dernière visite, il m’a montré le manuscrit d’une nouvelle chanson inspirée par John Steinbeck, Des souris et des hommes (Mice and Men). Ce lien entre blues et littérature mérite d’être exploré plus profondément.

Bill Ferris (à gauche) et Ray Cashman (à droite), Southern Music Class. Photo © Victor Bouvéron

Si vous avez Spotify, vous trouverez une playlist intitulée « Southern Gothic/Gothic Country ». Lancez-vous à l’écoute de ces artistes dont les titres sont plutôt évocateurs : Blood On My Name, Diggin’ My Grace, Snake Song, ou encore All I See Are Bones… Il est fortement conseillé de toucher du bois ou d’accrocher un fer à cheval à votre porte d’entrée avant de plonger dans ce Gothic Blues !


La littérature américaine gothique, c’est quoi ?
Il est généralement admis que la littérature gothique a émergé en Angleterre avec « The Castle of Otrante » de Horace Walpole (1764). Considérés comme décadents et immoraux, les romans gothiques sont devenus populaires au XIXème siècle. On peut citer notamment « Frankenstein » de Mary Shelley (1818) et « Dracula » de Bram Stoker (1897). La littérature gothique américaine est enracinée dans cette tradition européenne. Allan Lloyd-Smith, spécialiste de littérature américaine, considère que Charles Brockden Brown est celui qui a lancé la tradition gothique aux États-Unis avec les romans « Wieland », « Ormond », « Edgar Huntly » et « Arthur Mervyn », publiés entre 1798 et 1800. John Neal, Nathaniel Hawthorne, James Kirk Paulding, William Gilmore Simms et Edgar Allan Poe lui emboîtent le pas. Tous ces auteurs mettent l’accent sur le surnaturel, le sinistre, le grotesque et le sentiment de désintégration. Cette tradition littéraire a ensuite continué dans les années 1930 dans les états du Sud, avec notamment William Faulkner, Erskine Caldwell, Flannery O’Connor et Carson McCullers. Le terme « littérature Gothic sudiste » a été utilisé pour la première fois par la romancière Ellen Glasgow.

R.E.M et Vic Chesnutt
Dans les années 1980, à Athens (Géorie), le rock R.E.M a été parmi les premiers à faire la jonction entre littérature gothique sudiste et musique rock. Le titre Oddfellows Local 151 fait ainsi référence à la nouvelle « Why Do Heathens Rage Behind The Firehouse », publiée en 1963 par Flannery O’Connor.


Par Victor Bouvéron