Robicheaux et l’instant fragile

James Lee Burke. Photo promo, DR.

• Une de ces images éparses comme on en voit sur le net. L’acteur vedette de Paris Texas – Harry Dean Stanton – chantant un country classic (1). Plan fixe, voix mal assurée et pourtant… on n’écoutera plus la version de Willie Nelson comme avant. Le Buster Keaton tragique transcende l’instant fragile. On aime ses moments à fleur de peau où la justesse ne se mesure pas à la qualité intrinsèque de la note tenue mais à l’émotion que sa brisure génère.

 

Que le dernier livre de James Lee Burke s’appelle « New Iberia Blues » (2) pourrait être le fruit d’une de ces coïncidences que l’auteur s’amuse à stigmatiser : comme Harry Dean Stanton, le policier/héros Dave Robicheaux est toujours sur le fil, faisant du Walking on a Tightrope un exercice de vie périlleux. Une espèce de Don Quichotte du Bayou qui pourrait être le personnage de la chanson de Percy Mayfield célébrée en son temps par Johnny Adams (3). Vingt-deux romans centrés sur ce cajun ancien du Vietnam pour une thématique monochrome dont on ne se lasse pas. L’ alcoolique anonyme qui continue à se battre contre les forces obscures qui défigurent et déshonorent son territoire de zones humides égrène à longueur de livres la même histoire avec ce mélange de force et de fragilité qu’on retrouve dans ses références musicales. Le portrait de Bella Delahoussaye, chanteuse guitariste inventée, « à la cicatrice pareille à un serpent enroulé autour du cou », rythme l’histoire avec la force des reprises qui lui sont attribuées.

Chanter les paroles du Sweet Blood Call (4) de Louisiana Red – « I’ve a hard time missing you when my gun is in yo’ mouth » – avec une voix de femme,

reprendre Bloodstains on the Wall de Lazy Lester en martelant la strophe « Don’t ever write your name on the jailhouse wall » (5)

ou préférer se référer à la version de Ball’n Chain de Big Mama Thorton plutôt qu’à celle de Janis Joplin, forment un panel cohérent à même de camper le personnage et au delà de porter un éclairage qui renforce la brutalité crue de l’histoire. Ce monde cajun qui n’en finit de mourir devient dès lors une allégorie de résistance et de résilience dont la force de vie marginale et atypique réussit, parfois encore, à contrecarrer les velléités de normalisation marchande : « L’Acadie, comme La Nouvelle-Orléans, est pleine d’excentriques, en grande partie parce qu’elle n’a jamais été assimilée par l’Amérique. C’est un bon endroit pour être un artiste, un écrivain, un iconoclaste, un bohémien ou un alcoolique. Certains Cajuns sont virtuellement incompréhensibles pour les étrangers et, cependant, ils entretiennnent leur accent, la structure inversée de leurs phrases et oublient le monde extérieur. Si on le veut, l’anonymat n’est qu’à un bateau de distance. Le bassin d’Atchafalaya est le marécage le plus vaste des États-Unis. Pour le prix d’une péniche, on peut vivre dans des lieux qui n’ont pas de nom, car ils n’existaient pas hier et auront peut-être disparu demain ».

À l’évocation de ces descriptions/considérations propres aux romans de Robicheaux, l’image cinématographique de réminiscence viendra paradoxalement plus de la première saison de la série « True Detective » que des propres adaptations cinématographiques des romans de Burke. Certes, dans le film de Bertrand Tavernier – « Dans la brume électrique » – Tommy Lee Jones campe un Robicheaux plus que crédible et Buddy Guy jame avec l’accordéon de Nathan Williams (6),

mais la mélopée lancinante de la Handsome Family (7) ou l’aspect déglingue-jusqu’au boutiste de l’acteur Matthew McConaughey paraissent en ligne immédiate avec la litterature de Burke.

Quand on aura ajouté que New Iberia Blues est aussi le nom d’un vieux morceau de Bunk Johnson (8), on aura bouclé cette boucle tangente et virtuelle où l’évocation littéraire fait se mêler un chanteur country amateur, une blueswoman inventée et un trompettiste néo-orleanais ayant frayé avec Buddy Bolden, premier musicien de l’histoire du jazz.

Une discographie improbable dans laquelle le clarinettiste George Lewis,comparse indéfectible du vieux Bunk, jouerait le blues comme personne amenant sa compostion Burgundy Street Blues (9) au rang de chef-d’œuvre intemporel. L’instant fragile deviendrait dès lors un signe de connivence, gommant les complexes des musiciens « sur le fil ». Leurs rides sinueuses effaceraient les fronts trop lisses et leurs histoires incertaines transcenderaient les discours « prêt à porter ».

On écouterait religieusement (sic) le Precious Lord de Sing Miller (10) en se persuadant qu’on n’a jamais ausi bien « chanter incertain ». L’aventure au bout du Preservation Hall au mileu de la queue des touristes, pas loin de la rue Bourbon et de ses cocktails plastifiés… À quelques pas de là, entre factice et vraie vie, un filet de voix mettrait en branle le souffle de l’incertitude…


Références :
(1) Harry Dean Stanton : Blue Eyes Cryin In The Rain dans CD « Partly Fiction » – Omnivor Recordings (2014 )
(2) James Lee Burke : « New Iberia Blues » – Rivages (2020)
(3) Johnny Adams : « Walking on a Tightrope » – Rounder (2009)
(4) Louisiana Red : Sweet Blood Call – Réédition Fat Possum (2011)
(5) Lazy Lester : Bloodstains on the Wall – Compilation titres Excello sur Flyright 1976 ou 1989/ sur Ace 1994 ; deuxième version sur le disque Alligator de Lazy Lester de 1988 (première version de ce titre par Honeboy alias Frank Patt sur Specialty 1953 – CD « Country Blues from Specialty, 1993) ; version d’ Otis Spann sous le titre Bloody Murder parue entre autres sur la compilation des faces Otis Spann – Blue Horizon 2006 – dont semble s’être inspiré Big Bill Morganfieild sur sa version… (Thanks Benoit Blue Boy).
(6) À la 43 ème minute du film, Buddy Guy joue un extrait de Damn Right, I’ve Got the Blues accompagné par Nathan and the Zydeco Cha-Chas (Thanks Phil Sauret) : Bertrand Tavernier a aussi écrit un livre : « Pas à pas dans la brume électrique » paru chez Flammarion, sur le tournage difficile du film et le double DVD comporte de nombreuses scènes coupées au montage ainsi qu’une interview de Buddy Guy par Bertrand Tavernier.
(7) Handsome Family : Far From Any Road – CD « Singing Bones » – Loose Musics Records (2003)
(8) « Bunk Johnson 1944, vol 2 » – Coolnote (2010)
(9) « Jazz at Preservation Hall : The George Lewis Band Of New Orleans » – réédition Atlantic (2005)
(10) « Preservation Hall Jazz Band : The Huricane Sessions » – Preservation Hall (2007)


Par Stéphane Colin