Washington Phillips

Un drôle de paroissien

• Dust-to-Digital publie des compilations des musiques populaires américaines (Blues, Gospel et Country) et du monde (Grèce, Maroc, Ghana). La présentation est belle, soignée, originale ; le son est remarquable, grâce à l’utilisation des meilleures sources possibles. Enfin le livret, ou parfois livre, est confié à d’excellents spécialistes tels David Evans (« Drop On Down In Florida ») ou Michael Corcoran pour « Washington Phillips and his Manzarene Dreams ». Ce nouveau livre/CD nous permet de redécouvrir ce musicien peu connu et l’occasion d’en savoir plus à son sujet.

Washington Phillips and His Manzarene Dreams

Dust-too-Digital DTD – www.dust-digital.com

Tout ce que nous savions de Washington Phillips avait été recueilli dans les notes de pochette de l’album vinyle « Denomination Blues » (Agram AB 2006- 1980) et le CD « I Am Born to Preach the Gospel » (Yazoo 2003- 1991). Un fermier né en 1891 appelé Washington Phillips, devenu fou (il entendait la voix de Dieu lui recommandant de ne plus travailler) et interné à Austin en 1930, mourut de la tuberculose en 1938. Michael Corcoran a découvert que celui-ci était en fait un cousin homonyme de l’artiste considéré ici. Ce dernier décéda à l’âge de 74 ans, en 1954, des suites d’une mauvaise chute dans l’escalier d’un bâtiment officiel de la petite ville de Teague, Texas. Grâce aux recherches de Michael Corcoran, qui rencontra et interrogea des personnes qui avaient vu Phillips jouer, l’idée qu’il jouait d’un dolceola – un instrument rare, genre de cithare avec clavier – fut mise à mal. Ry Cooder alla même jusqu’à utiliser cet instrument dans la bande-son du film « Crossroads » en hommage à Washington Phillips ! Les témoins et voisins de “Mr. Wash” (ainsi l’appelaient-ils) décrivent son instrument comme « une boîte faite avec l’intérieur d’un piano dont il pinçait les cordes ». La seule photographie de lui avec un instrument semble le montrer arborant deux cithares reliées l’une à l’autre et non un dolceola. En novembre 1907, le Teague Chronicle publiait un court article qui résout l’énigme : « Un instrument unique, …, une boîte de 2×3 pieds, 6 inches de profondeur avec des cordes de violon. Phillips appelle cet instrument fabriqué par ses soins Manzarene ». Rien à voir avec le dolceola ou la double cithare ! Il n’existe aucun exemplaire de ce modèle unique. Les musicologues n’ont jamais pu recréer ces étranges sonorités avec les instruments existants.

Washington Phillips et son instrument, le manzarene. Photo DR, courtesy of Dust-To-Digital

Sixième de onze enfants, Washington Phillips naît le 11 janvier 1880 à Simsboro, Comté de Freestone, Texas, dans une ferme qui avait appartenu à l’arrière grand-oncle du roi du Western, Swing Bob Wills. En 1900, ses parents divorcent. Il accompagne sa mère à Mexia, Texas, où il travaille comme garçon d’hôtel. Puis il retourne à Simsboro et devient pasteur autodidacte non ordonné. Le dimanche, il parcourt en chantant les routes du Comté de Freestone et témoigne de sa foi lors des services de la Pentecostal and African Methodist Episcopal Church. Plus tard, il deviendra le Révérend Wash Phillips de la Pleasant Hill Trinity Baptist Church sise au bout de la route de sa ferme.

« C’était une personne éclairée », se souvenait en 2002, un petit cousin du fermier, prêcheur et chanteur. « Il sentait l’onguent, fabriquait des remèdes avec des plantes médicinales qu’il transportait sur une charrette tirée par une mule et vendait avec des prunes de son jardin et du sirop de canne de sa fabrication ». Un jour, certainement grâce à Blind Lemon Jefferson (né en 1894) qui grandit dans le comté de Freestone et avec lequel il joua dans les house parties et fish fries, il attire l’attention de Frank B. Walker, découvreur de talents et producteur de Columbia Records. Walker a découvert l’Impératrice du Blues, Bessie Smith ; c’est lui qui fit signer Hank Williams avec MGM en 1947. Début décembre1927, pour rejoindre Dallas, Phillips prend certainement le train Trinity and Brazos Railway, à Teague. Le vendredi 2 décembre, Phillips attend son tour aux côtés de la chanteuse Lilian Glinn, du pianiste Willie Tyson, du mandoliniste Coley Jones. Blind Willie Johnson, venu de Marlin, Texas, n’est certainement pas loin ; le lendemain, il gravera l’immortel Dark Was the Night (Cold Was The Ground). Phillips grave quatre chansons. Il revient le lundi suivant et enregistre les deux parties de sa chanson la plus connue, Denomination Blues. Le 78 tours sortit le 30 juillet 1928. Columbia en vendit 6625 exemplaires et estima que l’on pouvait de nouveau l’enregistrer. Cela eut lieu le 4 décembre 1928 (I Am Born To Preach The Gospel, Jesus Is My Friend, What Are They Doing In Heaven, …). L’ultime séance se déroula le 2 décembre 1929, année où la crise fit plonger la production discographique. Phillips n’enregistra que de la musique religieuse, alors que son répertoire était certainement plus éclectique ; il chantait la musique du diable, sur sa véranda, pour ses amis et sa famille. Après cette expérience d’enregistrement et un divorce, “Wash” s’installe à Dallas avec, peut-être, l’espoir de se rapprocher du monde de la musique. Insatisfait de cette nouvelle vie, il revient, plein d’usage et raison, vivre à Simsboro entre ses proches et ses amis qui, pour la plupart, ignoraient qu’il avait gravé des disques. Ainsi reprit-il sa vie de fermier-prêcheur jusqu’à sa mort accidentelle en 1954.

Washington Phillips et sa mule. Photo DR, courtesy of Dust-To-Digital

Au début des années 70, on redécouvrit Washington Phillips grâce aux interprétations que donna Ry Cooder de Denomination Blues et You Can’t Stop a Tattler. Dust-to-Digital nous livre l’intégrale de la musique produite par Phillips, soit seize titres : une musique céleste, éthérée au service de messages chrétiens didactiques (Denomination Blues), sermons surannés et avertissements moralisateurs (You Can’t Stop A Tattler qui dénonce le goût des hommes pour les ragots et l’infidélité conjugale).

Un disque indispensable, même à l’athée le plus fervent.


Par Gilbert Guyonnet
Remerciements à April G. Ledbetter et à Dust-To-Digital