Muddy Gurdy

De gauche à droit, Gilles Chabenat, Tia Gouttebel, Cameron Kimbrough et Marc Glomeau.

Un mois dans le Mississippi avec Hypnotic Wheels

• Pour son deuxième album, The Muddy Gurdy Mississippi Project, le trio d’Hypnotic Wheels, Tia Gouttebel (guitare-chant), Marc Glomeau (percussions) et Gilles Chabenat (vielle), est parti enregistrer dans le North Mississippi Hill County et le Delta, avec des descendants de bluesmen emblématiques de la région : Cedric Burnside, petit-fils de R. L., Shardé Thomas, petite-fille d’Otha Turner, Cameron Kimbrough, petit-fils de Junior, et Pat Thomas, fils de Son James. Au final, cela a donné des moments intenses, de l’émotion. À découvrir bientôt.

Le blues, lien universel

Le trio Hypnotic Wheels est né il y a cinq ans d’une idée simple : le blues est un lien universel qui relie les cultures entre elles. Qu’importent la forme musicale qu’il revêt, le nom qu’on lui donne ou les instruments qui le jouent, on y trouve toujours les mêmes origines rurales, empreintes de dénuement, d’émotions. Les visages et les mains des musiciens qui le clament portent les stigmates de la dureté d’une vie consacrée au travail de la terre. Du ventre de la mère nourricière Afrique, dont on a déporté les enfants, proviennent les fondements de toute la musique populaire moderne. À l’origine, ces musiques étaient des « musiques de fonction », avec les moyens les plus rudimentaires qui soient. Bien loin des logiques commerciales, la musique était là pour distraire, raconter, émouvoir, dénoncer, célébrer, se réjouir et danser, accompagner et adoucir la vie de ceux qui souffraient et leur donner les moyens d’échapper à leur condition, le temps d’un instant. Il en était de même dans les campagnes du monde entier, comme en Auvergne et dans le Centre, tant la condition paysanne était rude. Les musiques de nos folklores ont été, là encore, l’exutoire d’une condition sociale difficile. C’est sur ces bases d’un « blues universel » que le trio Hypnotic Wheels est né, en intégrant une vielle à roue, instrument emblématique de nos « blues » ruraux du centre de la France.

Une idée saugrenue

Après un premier album, paru en 2014, nous réfléchissions, début 2016, à notre deuxième, lorsque j’ai eu cette idée un peu surprenante de prime abord (1). Pourquoi ne pas partir enregistrer dans le Nord Mississippi avec le trio et sa vielle ? Pourquoi ne pas aller à la rencontre des musiciens emblématiques du North Mississippi Hill Country blues, dans des lieux du quotidien, avec des moyens techniques rudimentaires, en vivant chez l’habitant, loin du confinement programmé des studios d’enregistrement et du faste des hôtels ? Enthousiasmés par cette idée, la guitariste et chanteuse du groupe Tia Gouttebel, le vielliste Gilles Chabenat, l’administratrice Samantha Julien, la régisseuse Françoise Digel et moi-même avons travaillé ensemble pendant plus d’un an pour donner vie à ce projet musical unique et audacieux. Projet qui a d’ailleurs fait dire à Roger Stolle, propriétaire du magasin Cat Head à Clarksdale et programmateur du Juke Joint festival : « Et vous avez réussi à organiser tout ça dans le Mississippi ? De France ? ». Notre choix s’est porté sur le North Hill Country Mississippi blues en raison de son caractère hypnotique. On y entend frémir les racines africaines, que ce soit dans la musique de Fred McDowell, de R.L. Burnside, de Jessie Mae Hemphill ou d’Otha Turner, mais aussi pour ses similitudes avec la construction de certaines de nos musiques traditionnelles. C’est d’ailleurs en travaillant sur un titre de R.L. Burnside avec Hypnotic Wheels – la vielle faisait merveille en reprenant le riff de guitare – que nous avions eu envie de creuser ce style.

Nous avons pris contact avec Cedric Burnside, petit-fils de R.L., sacré « Meilleur batteur » à sept reprises aux Blues Music Awards et nominé aux Grammy Awards en 2015 avec son album auto-produit « Descendants of Hill Country » ; avec Shardé Thomas, petite-fille d’Otha Turner récipiendaire des prix les plus prestigieux ; avec Cameron Kimbrough, petit-fils de Junior Kimbrough ; et, dans le Delta, avec Pat Thomas, fils de James  »Son » Thomas. Tous ont accepté avec enthousiasme de participer à ces sessions que nous avons baptisées le « Muddy Gurdy Mississippi Project » – un jeu de mot avec le nom anglais de la vielle, hurdy gurdy. En avril cette année, nous voilà dans l’avion. Tous les trois, plus Pierre Bianchi, ingénieur du son et Yannick Demaison, avec sa caméra et son appareil photo pour filmer les sessions et les rencontres, et, plus tard, réaliser un documentaire.

Como, camp de base

Arrivés à Memphis, nous récupérons le matériel de location (guitare, amplis, pieds de micro, etc.) et rallions notre maison dans la campagne, juste à l’extérieur de Como, qui va devenir notre camp de base. Profitant d’un week-end off, nous nous rendons au Juke Joint Festival de Clarksdale, histoire de nous fondre dans ce qui allait être notre quotidien et d’y rencontrer quelques-uns des musiciens avec qui nous allons enregistrer et qui s’y produisent, Cedric Burnside et Cameron Kimbrough. Gilles Chabenat a pris soin d’emmener sa veille à roue, une petite vielle autrichienne puissante et teigneuse, comme un rat taupière. Après avoir assisté au set powerful de Cedric en duo avec Trenton Ayers sur le trottoir du Paramount, Tia aperçoit David Evans, qu’elle a informé par mail de notre projet. Gilles lui fait une démo de vielle aussi inattendue que spontanée en plein milieu de Yazoo Avenue, rendue piétonne pour le festival. Figure de style qu’il réitère quelques rues plus loin avec Cameron. L’enthousiasme et la curiosité que nous voyons sur les visages des deux musiciens nous confortent dans l’idée que notre projet n’est peut-être pas si loin d’eux et de leur musique, comme d’aucuns, chez nous, peuvent parfois le penser.

Gilles Chabenat et David Evans. Photo © Muddy Gurdy

L’heure de route de Clarksdale à Como s’effectue dans un climat partagé entre les affres du jet-lag et un début de sérénité. Nous sommes là pour enregistrer un album de blues avec une vielle à roue, de quoi nous plonger dans une humilité abyssale !

Sherman, le gardien de la mémoire

Le lendemain, les choses sérieuses commencent. Nous avons rendez-vous pour deux jours de sessions avec Cedric chez Sherman Cooper. Difficile de ne pas parler de ce personnage rare et charismatique, qui nous accueille dans son monde perdu au milieu de la campagne du Nord Mississippi, gardé par des cerbères passant leur journée alanguis sur de vieux sofas éventrés. L’infini privilège de pénétrer dans ce sanctuaire nous a été rendu possible par l’intermédiaire de l’artiste plasticienne Sharon McConnell-Dickerson, grande amie de Sherman Cooper, mais aussi de Françoise et de Tia, qui l’a rencontrée sur place l’an passé. Toutes deux s’étaient trouvées, comme deux artistes se trouvent sur le terrain de l’admiration et de l’émotion. Tia avait été impressionnée par cette petite femme brune aveugle, fascinée par son travail, ses masques des grands bluesman, notamment du Mississippi, une collection intitulée « A Cast of Blues ». Tout comme Sharon avait été saisie par cette jeune femme française jouant le Hill Country blues avec une sincérité désarmante. Cette sincérité, l’une comme l’autre ont su la reconnaître. Il n’y a rien de surprenant à ce que Tia lui consacre une chanson de son prochain album à sortir en octobre, intitulée Lil’ Bird… Lorsqu’un petit oiseau chante pour un autre.

Sharon McConnell-Dickerson, Sherman Cooper et la guitare de Jessie Mae Hemphill. Photo © Tia Gouttebel

Nous voilà donc, débarquant avec vielle et bagages dans l’univers de Sherman, un royaume de verdure peuplé de maisons, de cabanes et de granges aux allures fantomatiques, toutes remplies d’un capharnaüm d’objets abandonnés –temple du temps sur lequel Sherman règne en maître. Tout en lui indique qu’il a été le témoin privilégié de l’une des plus grandes pages de l’histoire de la musique du Mississippi. Sherman est le gardien de cette mémoire. Aussi quand la BBC vient lui rendre visite pour faire un reportage ou quand son ami Robert Plant vient écouter ses histoires assis sur le front porch de l’une des baraques en regardant décliner le jour, on se dit que ce lieu est totalement indissociable de l’esprit de la musique de cette région du Mississippi et de celle que nous voulons jouer. Sherman est resté ce même garçon blanc, ami fidèle d’autres garçons, noirs ceux-là, nommés Fred McDowell, R.L. Burnside, Junior Kimbrough, Otha Turner, Ranie Burnette, et d’une femme, Jessie Mae Hemphill. Autant de légendes du blues du Nord Mississippi dont il a partagé le quotidien et dont il perpétue la mémoire à sa manière, avec pudeur et espièglerie. Dans le Sud de cette époque, Sherman était l’un des deux gamins blancs à être de toutes les house parties organisées par ces illustres musiciens. L’autre s’appelait David Evans. Tous deux étaient les petits protégés de cette communauté noire, au point d’en faire totalement partie.

Nous sommes d’autant plus conscients d’être privilégiés que nous avions croisé Jean-Pierre Urbain. Lui qui a tant contribué par ses écrits a faire connaître cette musique, notamment dans ABS Magazine, souhaitait le rencontrer. Hélas, il a disparu soudainement avant d’avoir pu le faire.

Il est vrai que le privilège de finir une journée d’enregistrement et de voir le soleil se coucher sur cette prairie où se profilent les ombres étranges des baraques et des grands arbres qui les abritent restent une image inoubliable, sublimée par la lumière unique du Mississippi.

Cedric, une guitare et un tatou

Lorsque Cedric Burnside débarque ce lundi matin, nous comprenons à l’accolade que se donnent les deux hommes toute l’amitié qui les lie. Sherman est heureux de revoir le petit-fils de son ami R.L., lui qui l’a connu tout gamin. Entre-temps, nous nous sommes installés dans une des maisonnettes en bois que le maître des lieux nous a laissé choisir. Nous avons réussi à poser notre matériel entre un vieux lit, un canapé en cuir, une multitude de meubles recouverts de poussière et de cannettes de bière, de vieilles enceintes hi-fi des années 80, un écran plat gigantesque, dans une pièce où les rayons du soleil peinent à transpercer les vitres rendues opaques par les années.

Cedric Burnside et Tia Gouttebel. Photo © Muddy Gurdy

Pierre branche son ordinateur, son préampli, positionne ses huit micros. Yannick, pour atteindre un niveau de lumière acceptable nécessaire à une captation image, trouve quelques lampes de chevet dans le bric-à-brac dont nous faisons désormais partie. Pas de réseau de casques, juste une vague enceinte comme retour pour Tia ou Cedric s’ils veulent s’entendre chanter. Trois amplis disséminés ça et là pour la vielle et les guitares, et, pour moi, le minimaliste kit de percussions composé d’une mini caisse claire, d’un cajon, d’un bendir et d’une cymbale. Le tout installé devant un vieux poêle. Ce qui suit est difficilement racontable, en particulier lorsqu’on le vit de l’intérieur. Passé l’instant inénarrable quand Cedric découvre la vielle, la musique est présente, tout de suite. Comme si elle a toujours été. Nous jouons, Pierre enregistre en quasi continu. Yannick filme. Nous ne réécoutons rien, nous passons au titre suivant, puis nous sortons boire une bière, discuter avec Sherman, avec le sentiment que la musique est là, partout autour de nous. Avant de venir, nous avions choisi, entre autres, de travailler sur une composition de Cedric que Tia avait sélectionnée, That Girl is Bad. Il est très touché par ce choix, car il a composé cette chanson avec son frère Cody, rappeur, aujourd’hui disparu. Nous ne le savions pas…

Cedric incarne la force physique, pas celle qui sur-joue, celle qui est. Il me fait penser à Youss, un ami ivoirien qui joue des douns, ces gros tambours africains. Cedric est un Africain du Mississippi. Aussi, lorsqu’il prend la guitare acoustique qu’il a apportée et se met à jouer, on sent cette force, on entend une culture. Et quand il chante, tout devient limpide. Le mélange des deux guitares acoustique et électrique de Cedric et de Tia fonctionne à merveille. Tia, elle aussi, dégage de la force. Le son qu’elle envoie avec son jeu au doigt est le socle indispensable à l’édifice musical autour duquel la vielle tourne comme un astéroïde. Parmi les titres, il y a évidemment Goin’ Down South du grand-père de Cedric, que nous jouons depuis le départ avec Hypnotic Wheels. Cedric entame le riff de guitare à l’acoustique et, de derrière mes percussions, j’entends un rythme 12/8 typique des musiques africaines. Je pars là-dessus. Tia égrène des petites séquences de guitares typiques des musiques africaines et Gilles se place au cœur de la polyrythmie avec la vielle. Nous n’avions pas prévu de jouer ce titre de cette manière, nous n’avions pas dit à Pierre que nous allions l’enregistrer. Heureusement, il a laissé tourner sur Rec, ayant pris la mesure de la spontanéité de nos enregistrements. Nous gardons cette version, sans même chercher à en enregistrer une autre.

Séance d’enregistrement d’Hypnotic Wheels avec Cedric Burnside. Photo © Muddy Gurdy

À peine arrivés le matin du deuxième jour, Sherman vient nous voir d’un air nonchalant et nous explique qu’un gros tatou (amarillo) a commencé à creuser un terrier sous l’une des maisons. Il faut que nous l’aidions à le sortir de là. Commence une opération de «désincarcération» du tatou, dont seule la queue dépasse du trou. La bestiole grogne à chaque fois que l’un de nous essaie de l’extirper. Les tentatives infructueuses se succèdent jusqu’à l’arrivée de Cedric, qui empoigne la queue de l’animal avec force. Son troisième essai est le bon. Le tatou est projeté dans la cage que Sherman a approchée, sans que le bestiau comprenne ce qui lui arrive. La journée « ordinaire » d’enregistrement en milieu naturel peut commencer ! En deux jours, nous enregistrons cinq titres avec Cedric, de son grand-père et de lui-même. Il y en a un, notamment, que Cedric a composé le premier soir en rentrant chez lui et que nous avons enregistré le lendemain. Par malchance, le disque dur sur lequel il est stocké tombe en panne avant que Pierre puisse le sauvegarder. À l’heure qu’il est, nous attendons de savoir si le fichier est récupérable. Croisons les doigts.

Soul food et hamburgers

Lors des pauses déjeuner, nous alternons soul food et hamburgers au Citco, la station service locale. Cedric nous dit combien il est sincèrement heureux de cette expérience et d’entendre jouer sa musique et celle de son grand-père avec un son aussi unique et différent par des musiciens venus de France, qui plus est avec un instrument comme la vielle. Il nous confie qu’en dépit d’une enfance modeste – leur grande famille vivait à une vingtaine dans une petite maison – la musique l’a toujours fait se sentir joyeux et riche de quelque chose de précieux. Autant dire qu’à la fin de ces deux jours, avec tout ce qui se passe en nous et autour de nous, nous avons le sentiment de partager quelque chose de rare, qui dépasse de beaucoup le simple cadre de la musique. Même s’il restait une petite appréhension sur le fait que la musique puisse ne pas jaillir d’une rencontre, nous avons la preuve que ce projet est aussi concret que le lien qui nous relie les uns et les autres comme citoyens d’un même monde.

Nous en prenons totalement conscience une dizaine de jours plus tard, à la faveur d’une rencontre avec le sociologue, chercheur et journaliste Scott Barretta. Il nous dit la chose suivante: « Ce qui rend votre projet unique est que vous n’êtes pas venus ici juste pour  »prendre », mais pour donner et partager, en amenant un élément de votre culture. » Difficile de ne pas être touchés par cette réflexion, qui plus est venant d’un homme ayant son parcours. Il est vrai qu’aucun d’entre nous n’est venu ici rechercher une caution pour asseoir sa légitimité, mais bien pour échanger et partager. Ce qui surprend le plus est l’immense ouverture d’esprit des personnes et des musiciens que nous rencontrons. Leur enthousiasme réel à entendre une autre lecture de leur musique avec un instrument aussi particulier que la vielle fait que l’on ne se pose pas la moindre question de « légitimité » quant au style. Nous sommes uniquement dans la musique avec ce qu’elle a d’universel et ce qu’elle véhicule d’échanges, bien loin des étiquettes et des labels qui entravent parfois la créativité dans ce beau pays qu’est la France lorsqu’ils ne barrent tout simplement pas l’accès des artistes au public pour ces mêmes raisons d’étiquetage.

Après la réécoute des deux premières sessions, nous ressentons un immense bonheur. Chaque titre sonne comme une évidence. La vielle s’intègre formidablement, comme si elle avait toujours été là. Le chant, le son global sont proches du son originel des enregistrements réalisés dans des conditions techniques minimales. C’est exactement ce son-là que nous souhaitions. Après deux jours intenses, nous laissons Cedric repartir pour une série de concerts avec le sentiment unanime d’avoir capté quelque chose de fort.

Sharde, un fifre et un cardinal

Notre prochaine invitée est Shardé Thomas, 25 ans, chanteuse et joueuse de fifre, petite-fille du grand Otha Turner, musicien et paysan qui a popularisé la tradition du fife and drums si typique du Nord Mississippi. Lorsque nous préparions ce projet, nous avons tout de suite été séduits par l’idée d’associer le timbre du fifre avec celui de la vielle. Nous étions également très troublés par le point commun entre la condition de paysan d’Otha Turner, son ancrage dans son territoire, et le fonctionnement des musiques traditionnelles chez nous et dans le monde entier. Où que ce soit, d’un village à l’autre, on ne joue plus la même musique.

Pour cette session, il est prévu d’enregistrer dans la maison d’Otha Turner, à Gravel Springs. Cela n’est pas possible en raison d’un problème électrique survenu le matin-même. Nous sommes donc contraints de trouver une solution de repli. Dans un délai aussi court, nous n’avons d’autre choix que de transformer le front porch de la Moon Hollow Farm où nous logeons en studio d’enregistrement improvisé. Ce que nous faisons avec l’autorisation amusée de Karen, notre logeuse. Nous positionnons amplis et instruments. Pierre passe ses câbles par une des fenêtres du salon où il pose son ordinateur. Dès qu’il ouvre les micros, il s’aperçoit que le lierre recouvrant l’un des piliers du front porch abrite une nichée de cardinaux, ces oiseaux rouges typiques du Sud. Depuis le début de ces enregistrements, les bruits ambiants – chiens, oiseaux, grenouilles, orage… – font partie intégrante de notre musique. Rien n’est nettoyé, ni trituré en studio.

Shardé arrive, souriante, smartphone dans une main, fifre dans l’autre, accompagnée de Chris, son compagnon, qui joue avec elle dans son Rising Stars Fife & Drums Band. Lorsque l’on rencontre Shardé, on rencontre une jeune fille qui vit avec son époque. On ne la sent en aucune façon chargée d’un fardeau trop lourd à porter, d’un héritage musical dont elle se devrait de perpétrer la mémoire coûte que coûte. Il est évident que son héritage est en premier lieu celui de l’amour qu’elle portait à son grand-père Otha. Bien avant le fife and drums. Comme pour Cedric, Cameron et Pat. Lorsque nous préparions la session avec Shardé, Tia avait retenu trois titres que nous avions adaptés à notre instrumentarium et réarrangés à notre façon. Dans cette sélection, il y avait un titre appartenant au patrimoine de son grand-père, un autre issu de la veine gospel et une composition de Shardé au groove lazy, légèrement teintée de slam. Vous l’avez compris, notre démarche n’est pas de photocopier ce qu’elle fait magnifiquement avec les Rising Stars, mais plutôt de s’en inspirer, de créer un son différent dans lequel elle puisse s’exprimer en toute liberté. Le résultat nous bluffe à plus d’un titre. Comme nous l’espérions, les différents timbres de la vielle, de la guitare et du fifre créent un mélange de couleurs sonores assez saisissant. Shardé investit cet univers avec une déconcertante facilité, en posant un magnifique solo de fifre sur Station Blues, solo imprégné d’essentiel, juste ponctué de quelques inflexions jazz.

Hypnotic Wheels et Shardé Thomas. Photo © Muddy Gurdy

Ce qui reste toujours unique avec des chanteuses ou des chanteurs, en particulier lors de séances d’enregistrement, c’est la manière dont ils se positionnent lorsqu’ils se mettent à chanter. Comme Tia, Shardé fait partie de ces artistes à ne pas chercher à passer en force ou à jouer des muscles de leurs cordes vocales pour s’imposer. Dans les conditions techniques que nous offrons –les pires possibles pour une vocaliste–, cette attitude nous dit toute la musicalité et la sérénité qui sont les siennes, en dépit de son jeune âge. Pas de casque, une vague enceinte de sono pour écouter sa voix, enceinte que Pierre ne peut mettre fort pour ne pas qu’elle soit reprise par les autres micros, sans parler des trois amplis, des percussions, des cardinaux et des chiens. Les trois titres s’enchaînent de manière naturelle. Parfois, nous en faisons deux versions. Mais, comme à l’accoutumé, la première est souvent la meilleure. La voix est claire, juste, bien posée. Pierre, en vieux briscard du son, pour avoir traîné ses guêtres sur a peu près tous les continents, avec des artistes issus d’une multitude de cultures, pour avoir passé beaucoup de temps à l’ombre des studios ou à former de jeunes ingés son à la prestigieuse INA, me dit: « C’est ça la vraie musique. On se pose, on joue. Ce n’est pas le prix du micro qui fait la qualité de la musique. Je me régale ».

Cameron, une guitare et un shuffle obsédant

Cameron Kimbrough est notre dernier invité à Como. Il était difficile d’envisager ce séjour dans le Nord Mississippi sans faire appel à un membre d’une famille aussi illustre que les Kimbrough. Tia a eu différents contacts avec David et Robert, fils de Junior, contacts cordiaux mais qui n’ont abouti. Cameron, très réactif, s’est aussitôt montré intéressé par notre proposition. Nous nous réjouissions de l’accueillir. Le lieu que nous pressentions pour l’enregistrement avec lui étant indisponible, nous demandons à nouveau à Karen, et à la famille de cardinaux, si nous pouvons encore squatter le front porch de la maison. Pour être honnête, peut-être par manque de temps, nous n’avions strictement rien anticipé pour cette session, ce qui accentue plus encore la sensation de « sans filet ». Les sessions précédentes ont été tellement intenses que nous appréhendons que celle-ci le soit moins. C’était sans compter l’énergie de Cameron.

Hypnotic Whhels et Cameron Kinmbrough. Photo © Muddy Gurdy

Les deux titres qu’il propose, une composition à lui et un titre de son grand-père, s’avèrent très complémentaires de ceux que nous avions déjà enregistrés avec Cedric et Shardé. Là encore, la guitare de Tia fait des merveilles dans le placement. Cameron n’a aucune difficulté à entrer dans le son si particulier du trio. Sa guitare et sa voix semblent avoir toujours été là. L’appétit de musique de Cameron, son enthousiasme devant la vielle et son ouverture d’esprit face à la manière dont nous revisitons sa musique nous touchent beaucoup. Cameron nous ramène au shuffle obsédant, hypnotique, celui qui consumait les corps dans les juke joint perdus au fond des campagnes environnantes. Cette session rejoint les deux précédentes dans l’intensité.

La vielle, sensation à Como

Comme la session a lieu un samedi, nous avons suggéré à Karen, si elle le souhaite, d’inviter quelques amis. Au terme de la session, nous voyons arriver quelques bons amis, avec leur pliant, leur gamelle, leurs bières. Ils s’installent au bout du front porch. La session s’achève ainsi sur un mini-concert d’Hypnotic Wheels. A la demande générale, il se conclut par un morceau de folklore français lors duquel Gilles fait sensation avec sa vielle. Ce projet est en bien des points particuliers car il réunit trois univers musicaux différents sous la bannière Hypnotic Wheels.

Gilles est l’un des deux viellistes à avoir modernisé l’approche de la vielle et à l’avoir transposé dans le monde des musiques pop (I Muvrini, Sting), non sans avoir enregistré de magnifiques albums de musiques dites traditionnelles ou accompagné des artistes comme Gabriel Yacoub. Gilles partage avec moi une conception ouverte, pédagogue et quasi-militante de l’approche de son instrument. Pour nous, s’adapter à une autre musique, c’est s’adapter à une autre culture, en adopter les codes, en comprendre les fondements. Gilles adapte sa vielle à l’environnement. Je m’efforce de créer un kit de percussions adapté à la musique que nous allons jouer.

Tia, elle, est incontestablement le socle de cette aventure, puisqu’elle incarne cette musique. Elle l’incarne au-delà même de la musique: elle en capte l’émotion, elle en restitue le grain du son et, surtout, se l’approprie. Un son vivant, imparfait, qui ne cherche pas à en dompter l’indomptable, mais bien à en accompagner la liberté. Sans l’émotion, une musique telle que le blues sonne comme un discours construit sur des formules toutes faites et des éléments de langage. Nous voyons comment les musiciens du Mississippi considèrent Tia comme l’une des leurs dès qu’elle se met à jouer. On ne peut pas tricher avec ça. Ce respect, cette pudeur, cette humilité sont pour beaucoup dans la réussite de cet album.

Lorsque nous avons conçu ce projet, nous avons décidé de ne jouer que trois titres en trio avec Hypnotic Wheels, laissant toute latitude à la musique que nous ferons avec les musiciens que nous avons sollicité. Pour tout vous dire, plus nous avançons dans les enregistrements, plus s’impose à nous le sentiment de réussir quelque chose de fort et de vrai et plus nous nous demandons si nos sessions avec Hypnotic Wheels peuvent être aussi fortes. Nous nous sommes d’ores et déjà dit que nous ne les ferons pas figurer dans l’album si cela ne s’avère pas enthousiasmant. Nous n’avons pas travaillé en amont sur les titres en trio, pour nous consacrer aux autres sessions. Tia et Françoise, qui a coordonné toute cette aventure, ont minutieusement choisi les endroits pour ces sessions Hypnotic Wheels.

Dans le Delta

Début mai, nous quittons donc notre home sweet home de Como – non sans regrets –, laissant derrière nous Karen, son compagnon Cole, les chiens, les cardinaux, pour nous rendre à Greenwood où nous établissons notre nouveau camp de base chez de nouveaux hôtes qui nous attendent. En le voyant, nous savons que ce couple de jeunes retraités va perpétuer l’incroyable niveau d’hospitalité et de gentillesse auquel les gens du Mississippi nous ont habitués depuis notre arrivée. Au programme, une session d’un titre avec Pat Thomas à Leland, puis nos sessions en trio à Indianola et à Cleveland.

Chez B.B. au Club Ebony… La première session Hypnotic Wheels a lieu dans le mythique Club Ebony à Indianola. Robert Terrell, qui travaille au B.B. King Museum tout proche, a mis le lieu à notre disposition pour une journée entière. Passée l’émotion de nous retrouver dans ce lieu gardé dans son jus d’époque – il a été créé en 1945 –, un club où se sont produits Count Basie, Tina Turner, James Brown et tant d’autres, et dans lequel B.B. venait régulièrement, nous investissons la scène avec notre installation toujours aussi spartiate, en dépit des propositions bienveillantes de Robert d’utiliser la console et les micros du club. Nous n’avions aucune idée de ce que nous allions y enregistrer. Nous évoquons une ou deux pistes. Puis Tia lance : « On est ici, pourquoi ne pas jouer un morceau de B.B.? » Elle propose Help the Poor. Gilles et Tia s’accordent sur les harmonies, je trouve un pattern rythmique qui inclue le motif de la vielle avec une baguette qui appuie sur la peau. Tia se met à chanter et Pierre nous dit : « Purée ! C’est énorme ! Au casque, j’ai un son de camion ! On l’enregistre ! » Lorsque Robert revient voir où nous en sommes, lui qui a très bien connu B.B., Pierre lui installe le casque sur les oreilles. Nous n’en menons pas large. Sa tête commence à bouger en mesure, puis un grand sourire éclaire son visage. Lorsqu’il repose le casque à la fin du titre, il dit: « B.B King aurait adoré entendre ça ! C’est incroyable ! » Le soir, une fois le musée fermé, Robert nous en offre une visite VIP. Visite que nous effectuons la larme à l’œil après avoir visionné le film d’accueil sur la vie de B.B.

Les racines à Dockery… La deuxième session, avec deux autres titres, a lieu deux jours plus tard à Dockery Farm, l’une des plus importantes plantations du Mississippi, lieu où seraient apparues les premières formes du blues. Dockery est situé en pleine nature, près de Cleveland. De la route, on en aperçoit les immenses bâtiments ayant servi au traitement du coton, parfaitement restaurés et entretenus, devenus désormais un lieu de mémoire visité par des touristes du monde entier. Le lieu où nous nous installons est une sorte d’immense préau, surmontés d’un toit et ouvert sur les côtés. Ce matin-là, le temps est particulièrement couvert. Bill, le directeur des lieux, venu nous accueillir, nous annonce qu’il y a des alertes orage. Vu la violence des orages dans le Mississippi, nous savons qu’il va falloir faire vite pour nous installer et enregistrer. Le vent ne cesse de monter en puissance, n’augurant rien de bon. Mais ce n’est ni l’orage annoncé, ni le serpent (chicken snake) qui se fait rabrouer par le gardien qui vont nous faire renoncer. Mais lorsque Pierre ouvre les micros, il a plus de vent que d’instruments dans son casque. En l’absence de bonnettes à mettre sur les micros, nous voilà à dresser d’improbables barrages au vent – couvertures, housses de matériel gaffées sur des pieds de micro, planches –, jusqu’à ce que le vent ait enfin disparu dans le casque de Pierre, bien qu’il continue a souffler dehors. Tia a choisi deux titres, l’un de Fred McDowell, l’autre de Jessie Mae Hemphill. Nous les enregistrons dans l’urgence. Urgence qui, née de la situation météo dans ce lieu si chargé d’histoire, donne une saveur unique à l’enregistrement. Une fois de plus, nous devons nous adapter à la situation. Dès que nous avons terminé, nous plions en vitesse et reprenons la route pour Greenwood, craignant le déluge annoncé. Au final, il n’y a pas de tempête. Pas même une goutte de pluie.

Pat Thomas, une guitare et une âme… Ce lundi-là, nous avons rendez-vous avec Pat Thomas vers 16h au Highway 61 Museum à Leland. Sa silhouette longiligne se profile devant le bâtiment. Il fait sa pause cigarette. Il reconnaît immédiatement Tia et nous accueille de son rire communicatif, faisant retentir sa voix si particulière qui charrie un pur accent du Sud ! Nous saluons James Moss, qui dirige le musée, déposons le matériel et nous voilà dans la voiture, avec Pat, destination le cimetière où reposent son père et les autres membres de sa famille. Nous rions alors que Pat indique la route à Gilles à coups de retentissants « Go straight… », « Make it right… », « Yoooo », « It’s alright, it’s alright », « OK ». Gilles arrête la voiture en lisière d’un champ, sans aucune clôture, où sont disséminées des tombes, parfois surmontées de petites pierres ou de morceaux de bois, parfois sans rien. Les noms sont aux trois quarts effacés. Pas d’allées, juste de l’herbe. Pat nous présente toutes celles et ceux de sa famille qui reposent ici. Comme si nous leur rendions visite de leur vivant. Il y a du soleil. Il n’y a rien de triste, c’est juste un moment de vie. Pat prend sa guitare et s’appuie avec précaution sur la tombe de son père et se met à chanter, Gilles le rejoint avec sa vielle. Ce qui suit est un pur moment de beauté pour nous et toutes les âmes qui reposent ici.

Gilles Chabenat et Pat Thomas, sur la tombe de James “Son” Thomas. Photo © Muddy Gurdy

De retour au musée, nous nous installons dans le hall. Nous savons très exactement ce que nous voulons enregistrer avec Pat. Il s’agit d’une de ses compositions, Dream, une ballade d’une rare beauté parce que dénuée de toutes fioritures. Deux guitares, une voix, et une vielle qui n’en est plus tout a fait une puisque Gilles en sort un son de violon incroyable, forment l’écrin dans lequel va renaître cette chanson. L’enregistrement est chargé d’une émotion que nous ressentons aujourd’hui encore à son écoute. A la fin de l’enregistrement, Pat nous regarde avec un grand sourire. « It’s pretty. It’s pretty. I would like to record an album with the hurdy gurdy ! » Ses yeux verts se plissent jusqu’à se fermer totalement alors que son sourire grandit. Pat est porteur d’une émotion infinie, teintée de nostalgie, d’empathie aussi. Il en est pétri, comme il est pétri d’humanité, de sincérité, de candeur presque enfantine. Il est un homme, mais aussi un enfant, de ceux que l’on a envie de prendre dans les bras. Trois heures passées avec lui vous rappellent à l’essentiel. Ce jour-là, nous vivons tous un moment rare, avec un être rare. Pour nous, l’expérience ne peut se résumer à une expérience musicale. C’est infiniment plus que ça. Il y a un avant et un après, pour celles et ceux qui ont rendu possible cette idée dingue.

Message de fraternité

Tout ce projet est un message de fraternité qui ne souffre aucun mur, aucun barbelé, aucun repli identitaire entre les peuples de cette planète. Le choix des lieux et nos conditions nomades d’enregistrement, l’apport d’un élément culturel de nos folklores inconnu dans le Mississippi, l’ouverture et la bienveillance dont toutes les personnes impliquées ou reliées au projet ont fait preuve, la profonde gentillesse des habitants du Mississippi, l’humilité, la générosité et le talent des artistes ont contribué à faire de cette rencontre un moment rare et unique. Tout cela fait que nous nous sentons aujourd’hui fiers et heureux d’avoir réalisé ce rêve un peu fou.

Il nous reste aujourd’hui à financer le mixage, le mastering, le graphisme de la pochette et la fabrication. Si vous aussi vous voulez participer, devenir co-producteurs de l’album, participez à notre campagne de financement sur GoFundMe.


Note

(1) Marc Glomeau est un habitué des mélanges de genre. Il a déjà travaillé sur différents projets autour du jazz, des musiques du monde et des musiques actuelles, que l’on peut retrouver sur Chantilly Negra.


The Muddy Gurdy Mississippi Project

Three years ago we created a trio, Hypnotic Wheels, based on a simple idea: have Mississippi blues meet the hurdy-gurdy, an instrument which is emblematic of our traditional music in Central France.

In our first album, released in October 2014, we alternated original songs and revisited standards of the most authentic blues.

As we were thinking about our second album, Marco, the percussionist, got this crazy idea: take the hurdy-gurdy to Mississippi. A year of work has been necessary to bring the project together, with the help of a whole team and the formidable enthusiasm shown by the American musicians we contacted: Cedric Burnside, Shardé Thomas, Cameron Kimbrough, and Pat Thomas.

We chose to travel with a small recording unit which allowed us to record in emblematic places in Mississippi (clubs, museum), but also in every-day places (people’s front and back porches), like it was done early on.

We spent a month in Mississippi, from April 20th to May 15th, 2017, to meet with these musicians who inherited a tradition from their famous parents and grandparents, who wrote the history of the blues, especially the North Mississippi Hill Country blues.

In today’s context, this project goes beyond music: it unites women and men with different backgrounds, from different cultures, but who have in common their love for music and are ready to open to other people. It is in this world that we want to live. And it is to this dream that we would like to invite you today, by helping us release this album made of unprecedented encounters, through our GoFundMe.


Par Marc Glomeau, fondateur et percussionniste d’Hypnotic Wheels
Remerciements à Françoise Digel pour son aide précieuse

 

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