Talkin’ About The Blues

Regards croisés sur les musiques afro-américaines

• De « Talkin’ That Talk » (1986-2003) « De Christophe Colomb à Barak Obama : 1492-2016 » (2021), Jean-Paul Levet nous a habitués à des ouvrages de référence sur le blues et la culture afro-américaine. On peut considérer le présent ouvrage – « Talkin’ About The Blues » (Le Chant du Signe, 2024) – comme l’aboutissement d’un travail de bénédictin que l’auteur mène avec une passion méthodique depuis 50 ans.

Présenté par l’auteur comme « un recueil d’articles inédits ou parus », « Talkin’ About The Blues » présente en réalité une grande cohésion. Précédé d’une préface de William R. Ferris qui insiste sur l’importance qu’a pris le Blues dans la société française, l’ouvrage s’articule autour de trois séquences : 1°« Origines » ; 2°« De quelques thématiques récurrentes » ; 3° « Mondialisation-Patrimonialisation ». Dans son enchaînement, ce plan suggère que nous avons en main une véritable histoire du Blues. Mais toute l’originalité du travail de Jean-Paul Levet réside en ce que ce dernier creuse dans le détail des thématiques qui habituellement ne sont évoquées qu’en passant dans les ouvrages consacrés aux blues. Qu’il évoque la question de l’origine de l’homme Noir : « Where the Black Man Came From ? » ; celle de l’expression « Forty Acres and a Mule » ; ou celle du réputé (à tort) « premier blues enregistré » (Crazy Blues, un blues crazy), etc. Qu’il se penche sur les thématiques de l’errance : « Make my Home Where I Hang My Hat », de la magie : « I Got Stone in My Passway » ou des catastrophes naturelles « Katrina Blues », qu’il interroge enfin la question de l’impact culturel du blues aux USA : « Préservation Hall Song » ou en France « La France et le blues », c’est toujours avec un grand souci du détail et de la précision qu’il aborde chacun de ces sujets.

Gertrude “Ma” Rainey (1886-1939). Photo X, 1917.

Mais les mérites de l’ouvrage ne s’arrêtent pas à cette seule qualité ; Talkin About The Blues déploie une riche gamme d’harmoniques à laquelle les lecteurs d’ABS Magazine devraient se monter particulièrement sensibles. La grande originalité du travail de J-P. Levet tient au souci constant de contextualisation dont ce dernier fait preuve. Une contextualisation que l’on pourrait dire en écho, dans laquelle les paroles des blues nous renvoient non seulement aux faits, mais également à tout un éventail de sciences humaines aux premiers rangs desquels : la sociologie et l’anthropologie, la politique et l’économie, mais également à la linguistique, à l’Histoire, sans oublier la démographie et la géographie tant humaine que physique. Mais, dans son érudition, tout ce savoir est mobilisé sans la moindre pédanterie, car le texte reste toujours d’une parfaite accessibilité.

Je prendrai deux exemples :

1° — Le chapitre consacré à l’importance des catastrophes naturelles dans le blues ‒ de 1892 à nos jours ‒ intitulé « Katrina Blues », J-P Levet propose une étude fouillée de chaque événement : circonstances météorologiques et géographiques, gestion de la crise par les autorités au détriment systématique des populations afro-américaines, etc. Mais bien évidemment l’auteur prend soin à chaque fois de mettre en évidence la façon dont le vécu de ces situations dramatiques se manifeste dans les blues, démontant au passage le cliché qui voudrait que le blues soit essentiellement une musique de la plainte : « En 1927 comme au XXIe siècle, le blues singer n’attribue pas de causes au phénomène ; il évoque les catastrophes, le plus souvent à partir d’un épisode particulier » (p.190). Tout au long du chapitre, une pléiade d’artistes et une kyrielle de morceaux sont cités. Certains sont bien connus et je ne ferai pas l’affront au lecteur de les rappeler ici, d’autres beaucoup moins comme The 1927 Flood de Elders McIntosh and Edward (1928) ou The Florida Storm de Marie Knight (1948), ou encore Lower Ninh Ward Blues par “Al Carnival Time” Johnson (2007). Sans bien sûr exclure les rappeurs (Lill Wayne, Jay-Z ou Public Enemy) pour lesquels J-P Levet ne manque jamais de rendre justice à leur appartenance au « peuple du blues ».

2° — Le chapitre intitulé « Forty Acres and a Mule », en référence à une promesse, jamais tenue, formulée par le général Sherman, l’auteur se penche en sociologue sur les conséquences désastreuses de l’absence de patrimoine pour les esclaves fraîchement libérés. Dans ce chapitre, J-P Levet cite peu d’artistes, en revanche il met en évidence avec une rare pertinence les conséquences de cette inégalité fondatrice : « La tentative de redistribution agraire avortée, qui consistait à doter les Afro-Américains d’un capital de départ, pèse fortement sur les inégalités constatées aujourd’hui entre eux et la population blanche » (p.39). Mais, toujours dans la nuance, l’auteur ajoute : « Il serait particulièrement hasardeux de conclure que le différentiel actuellement constaté repose uniquement sur l’absence de redistribution au moment de l’émancipation et du vote des XIIe et XIVe amendements à la constitution ».

Mamie Smith’s Jazz Hounds. Photo © Perry Bradford Publishing Co.

Dans ce chapitre, au demeurant très bref (6 pages), J-P Levet cite moins de texte de blues que dans les autres… et pour cause la formule « Forty acres and a mule » n’apparaît explicitement dans le champ du blues qu’en 1964 (avec l’album « Black Power » sous l’égide d’Oscar Brown). L’auteur souligne pourtant à juste titre comment l’écho de la célèbre formule continue à se faire entendre : Harrisson Kennedy (2005), Tri-State (2019) Kerudo (2021) et bien d’autres (p. 41).

Chaque chapitre de ce livre mériterait en soi une analyse détaillée et un travail d’interprétation auquel le lecteur d’ABS Magazine ne manquera pas de procéder. Le grand mérite de « Talkin’ About The Blues », c’est en effet de mettre en résonance l’ensemble de notre mémoire ‒ c’est-à-dire de notre expérience ‒ du blues et de la culture afro-américaine, rappelant au passage à chacun que non seulement jouer mais également écouter cette forme unique d’expression, « c’est donner le signal de cette entrée rituelle en remémoration » (p. 75). L’exercice aura été pour moi parfaitement jubilatoire. Si j’ajoute pour terminer que l’iconographie est à la fois riche (le plus souvent en couleur) et d’une rare pertinence dans son rapport au texte ; si je précise que le prix de ce bijou, publié grâce à un financement participatif (crawfunding), n’est que de 19€ + 4€ de fais de port, j’espère avoir donné envie de lire cet ouvrage que je considère comme l’un des (le ?) meilleurs du genre écrit en langue française.

Johnny Shines en 1975. Photo DR.

S’il fallait terminer par une critique, je signalerai simplement à l’auteur (en vue d’un prochain tirage pour réapprovisionner le stock qui ne devrait pas tarder à s’épuiser) qu’à la page 163 il répète, à la suite, le même paragraphe ; accident bénin de fabrication dont ne sont pas exempts même les éditeurs les plus en vue. Les possesseurs du présent tirage auront alors entre les mains un collector.

Prix d’achat (port compris) : 25 euros / Écrire à jean.paul.levet@gmail.com


Christian Béthune