Blues and Jazz ? ou… Jazz and Blues ?

James Blood Ulmer, ABS Magazine
James Blood Ulmer, Chicago Blues Festival, Grant Park, Chicago, juin 2006. Photo © Marcel Bénédit

Trésors du Blues à trouver chez les jazzmen

• Blues et Jazz : une même famille, mais dont les membres ont aujourd’hui tendance à se disperser ! Il fut un temps (pas si lointain) où les associations d’amateurs de jazz organisaient aussi bien des concerts de jazz que de blues dans lesquels on retrouvait les mêmes spectateurs. Aujourd’hui, la séparation est évidente. D’où l’idée de revenir sur les liens qui ont toujours uni ces deux genres musicaux et l’importance du blues chez de nombreux musiciens de jazz.

En effet, dans les concerts, quand j’interroge les amateurs de Blues en leur demandant ce qu’ils écoutent, je suis assez stupéfait de constater que très peu ont des connaissances plus jazzy et que des noms comme Duke Ellington, Mingus et les autres les laissent indifférents… Lorsque j’animais – pendant plus de vingt ans – l’émission Rhythm’n’Soul à la radio, je recevais déjà souvent des coups de fil d’auditeurs trouvant que je passais trop de morceaux « jazzy », alors qu’on était dans le blues, sans conteste ! Bien sûr, il y a tous les courants du Blues… On peut préférer le style Chicago ou Mississippi, Côte Ouest ou Texas, les années 20 ou 80, mais il y a une constante : l’influence du Jazz… et l’interpénétration des deux genres. Citons Odetta : « Blues everywhere I go ! ».

Des origines à nos jours, le Blues a toujours été une des bases du Jazz, certains musiciens disent même qu’on ne peut être un bon jazzman si on ne connaît pas le Blues, alors voici une petite liste de superbes blues interprétés par des jazzmen de qualité. Elle n’est pas exhaustive, car je suis loin de connaître l’immense monde du Jazz en entier. Chacun pourra ajouter les « pages manquantes », mais tous devraient y trouver des révélations !

King Oliver’s Band, circa 1921. De gauche à droite : Ram Hall, Honore Dutrey, King Oliver, Lil Hardin, David Jones, Johnny Dodds, James Palao, Ed Garland. Photo DR.

King Oliver : le premier des grands trompettistes qui fut le maître de Louis Armstrong. On le trouve dans des disques sous son nom avec Clarence Williams (1928) : In The Bottle Blues ou avec les guitaristes Eddie Lang et Lonnie Johnson (Jet Black Blues, Blue Blood Blues), derrière le grand Texas Alexander dans Tell Me Woman Blues et Frisco Train Blues et avec la chanteuse Hazel Smith dans West End Blues. Tous ces titres sont sur un LP CBS 63610, mais aussi sûrement en réédition CD.

Pour rester avec un trompettiste, aucun amateur de blues ne devrait négliger Oran “Hot Lips” Page. Vocaliste puissant à la Big Joe Turner et très grand trompettiste, il était toujours très bien accompagné : Teddy Bunn, Earl Bostic, Ben Webster, Bill Doggett, Van Walls et bien d’autres suivant les séances. Écoutez donc Thirsty Mama, Just Another Woman, Evil Man’s Blues, Baby It’s Cold Outside.Tout ça a très bien été réédité sur une série de CD chez Classics (Classics 561, 809, 950, 1199). Un conseil d’ailleurs : fouillez dans ces CD Classics, il y a des merveilles !

De gauche à droite : en bas, Hot Lips Page, Sidney Bechet ; en haut, Freddie Moore et Lloyd Phillips, Jimmy Ryan’s Club, New York, NY, cira juin 1947. Photo © William P. Gottlieb

« Et les big bands ? », me direz vous. Le plus grand d’entre tous fut celui de Duke Ellington qui ne craignait pas de mettre d’excellents blues à son répertoire. Il y a d’abord son album «  Blues in Orbit » de 1958 avec tous les grands solistes habituels, puis le fameux « New Orleans Suite » de 1970 (Atlantic 81376.2) qui contient le merveilleux Blues for New Orleans avec le fantastique solo d’orgue de Wild Bill Davis et les derniers enregistrements de Johnny Hodges dont il ne faut pas manquer l’album « Back to back, Duke et Johnny Hodges play the blues ». Indispensable ! Ne serait-ce que pour les versions de St Louis Blues et de Beale Street Blues avec une section rythmique emmenée par le batteur Joe Jones. 

Count Basie et son « usine à swing » ont gravé une séance pure blues en petite formation le 9 novembre 1938 chez Decca avec seulement Freddie Green (guitar), Walter Page (bass), Joe Jones (drums) et “Le Count” au piano avec How Long Blues, The Dirty Dozen, Hey Lawdy Mama, The Fives, Boogie Woogie : une page d’histoire !

Jimmy Rushing, « Do You Wanna Jump, Children 1937-1946 », Jasmine Records JASMCD 2710.

Puisqu’on parle de Basie, il est logique de parler également du chanteur Jimmy Rushing qui fit partie de cette formation pendant de longues années. Il faut écouter « Swings the Blues, Original Performances 1929 to 1948 », réédition de haute qualité sonore chez CDS CD 367, puis la réédition de 2 LP Bluesway sur un CD Impulse 547967 (« Everyday I Have The Blues ») et les faces de 1954-57 « Goin’to Chicago » et « Listen To The Blues » sur le CD Lone Hill jazz 10208. Il existe beaucoup d’autres excellents CD de Rushing dont « Rushing Lullabies » (Columbia Legacy 65118) qui regroupe deux albums de 1958 et 1960 et « The Jazz Odyssey of Jimmy Rushing and the Smith Girls » (Lone Hill 10319), hommage à Bessie, Clara, Mamie et Trixie Smith : des disques qui devraient être dans toute discothèque de qualité.

Lionel Hampton et son big band gravèrent aussi d’excellents blues et boogies particulièrement en 1949 avec une série de reprises de classiques : Chicken Shack Boogie, Drinkin’ Wine ou The Hucklebuck avec le formidable blues shouter Sonny Parker et une brochette de super musiciens dont Albert Ammons (piano), Wes Montgomery (guitar) et des morceaux comme Beulah Sister’s Boogie ou Lavender Coffin sont indispensables à connaître (coffret de 4 CD Proper box 12).

Lionel Hampton et Arnett Cobb (sax), Aquarioum, NYC, circa juin 1946. Photo DR.

 L’orchestre de Lucky Millinder, qui compta dans ses rangs à diverses époques des artistes majeurs comme Sister Rosetta Tharpe (That’s All, Tall Skinny Papa), Wynonie Harris (Hurry, Hurry, Oh Babe), Bill Doggett, Bull Moose Jackson, Sam “The Man” Taylor, Annisteen Allen, Big John Greer, Sonny Thompson, fut une place forte et un précurseur du R’n’B (double CD Proper PV CD 115 : « Apollo Jump »).

Même chose avec l’orchestre de Tiny Bradshaw qui, à partir de 1934, largement influençé par Cab Calloway (qui fut le père du R’n’B, avec Louis Jordan bien sûr), commença à parsemer son répertoire d’excellents blues avec des pointures comme Red Prysock, Noble Watts, Will Gaddy (guitar) et Bradshaw ou Tiny Kennedy au chant : Brad’s Blues, The Blues Came Pouring Down, The Train Kept a Rollin’ (CD « Walk That Mess » – Westside 824).

Tiny Bradshaw. Photo DR / Carl Van Vechten photograph collection (Library of Congress Prints and Photographs Division).

Le saxophoniste Illinois Jacquet, grâce au succès de Flyin’ Home, était aussi à l’aise dans les blues chez Aladdin (Illinois Blows The Blues ou Louisiana Blues) avec son big band en 1988 (Atlantic WE 381) ou avec – encore une fois – Wynonie Harris dans Wynonie’s Blues et Here Comes The Blues d’août 1945 chez Apollo.  

Et n’oublions surtout pas le big band de Buddy Johnson et de sa sœur, l’excellente chanteuse Ella qui, de 1940 à 1962, enregistra de nombreux blues, de Please Mr Johnson à Root Man Blues, Fine Brown Frame, Walk Them et des morceaux pré-Rock’n’roll comme Good Times Man. Un orchestre incontournable dont il faut posséder les CD « The Walk Them Rhythm Band » (EPM Jazz archives 156022), « The Decca Sessions » (Ace 623), «  Rock On, The 1956-1962 Recordings » (Hoo Doo 263507) et « Swing Me » (Mercury 838218).

Ella & Buddy Johnson, photos d’archive DR.

Des super stars du jazz gravèrent de grands disques de blues, à l’instar de l’organiste Jimmy Smith qui, dans la plupart de ses albums, fait de solides emprunts au blues et au gospel : album « Bluesmith » (Verve 2304100) totalement dédié au blues, le CD « Prayer Meeting » (Blue Note 4164) avec le titre éponyme et une belle version de When The Saints et surtout « The Incredible Jimmy Smith » dans lequel il reprend et chante avec une voix incroyable des classiques comme Boom Boom, Mojo Working, Hoochie Coochie, ou Satisfaction pour en faire tout simplement un grand disque de blues/jazz.

Plus près de nous, en 2000, le CD « Dot.com Blues » est aussi une réussite avec des invités comme Etta James, B.B. King, Dr John et Taj Mahal. Dans toute la discographie de Jimmy Smith il y a plein de choses à découvrir pour un amateur de blues.

Toujours chez Blue Note, le guitariste Grant Green a gravé un beau CD consacré au gospel : « Feelin’ The Spirit » (CD 746822) ainsi que le saxophoniste Don Wilkerson : « The Blue Note sessions » (CD 24555) qui regroupe les 3 LP qu’il avait gravés dans les années 60. Cet ancien musicien d’Amos Milburn puis de Ray Charles (soliste dans I Got A Woman) est très bon dans ses faces Blue Note : Homesick Blues, Camp Meeting, Dem Tambourines. Le saxo Fred Jackson, ancien de l’orchestre de Chuck Willis,  a lui aussi gravé un superbe CD axé sur le blues : « Hootin’ n’ Tootin’ » (Blue Note 21819).

Il faut écouter des jazzmen plus modernes mais très blues comme les guitaristes Lloyd “Tiny” Grimes, spécialiste de la guitare à quatre cordes dans « Some Groovy Fours » (Black and Blue 33067) et Floyd Smith – qui influença Chuck Berry et qui fut l’un des premiers à utiliser une guitare électrique dans son fameux Floyd Guitar Blues en 1939, réenregistré en 1972 sur l’album Black and Blue 33046 du même nom dans lequel il est accompagné de Chris Colombo (drums) et Wild Bill Davis (orgue). Ce même Wild Bill que l’on retrouvera avec plaisir avec son trio « At Birdland » (Fontana) et avec Johnny Hodges en 1965-1966 dans « Live at Atlantic City » (RCA 42414). 

Lloyd “Tiny” Grimes. Photo DR.

D’autres musiciens ont aussi aussi plus récemment su interpréter le blues de belle façon : Archie Shepp et Horace Parlan (piano) ; écoutez leurs albums, l’un consacré au Blues : « Trouble In Mind » (Steeplechase 1139) et l’autre au Gospel : « Going Home » (Steeplechase 1079) en 1980, et ce sera une révélation !

Les disques des organistes Jack McDuff, Jimmy McGriff ou Richard “Groove” Holmes méritent d’être recherchés. De même, on peut trouver d’excellents blues chez le saxophoniste et multi-instrumentiste Roland Kirk, notamment dans ses albums « Blacknuss » (Atlantic) ou « Wee Free Kings » (Mercury) avec Blues for Alice ou You Did It et son épique solo de flûte, et on ne s’étonne plus lorsqu’on sait que Sonny Boy (Rice Miller) adorait jammer avec Kirk quand il en avait l’occasion.

Le saxophoniste multi-instrumentaliste Rahsaan Roland Kirk en 1964. Photo kpa/United Archives, DR.

Cannonball Adderley a nommé son album Capitol Jazz 95447 « Them Dirty Blues » pour de bonnes raisons et le numéro 1 du jazz actuel le néo-orleanais Wynton Marsalis a enregistré en 1988 un album nommé « The Majesty of the Blues » et – que vous aimiez le jazz ou non – je vous conseille d’aller l’écouter en concert si vous en avez l’occasion. 

Plus près de nous, plutôt accoutumé au Jazz tendance “free”, James Blood Ulmer sait quitter les rives de l’Avant-garde pour se plonger dans le Blues, avec brio. Une petite fantaisie en plus – ou plutôt un coup de cœur – avec un chanteur de jazz blanc nommé Mose Allison qui a une longue carrière derrière lui et qui a parfois flirté avec talent dans la direction du blues. Son « Ever Since I Stole The Blues » chez Blue Note est une petite merveille, ainsi que sa version de St Louis Blues.

Mose Allison, ABS Magazine
Mose Allison, Chicago Blues Festival, Grant Park, Chicago, juin 2003. Photo © Marcel Bénédit

Le Blues est bien la poutre maîtresse de toutes ces musiques qui se renouvellent sans cesse, et qui devraient susciter la curiosité éclairée de tous les amateurs de bonne musique.


Par Marin Poumérol