Edito #52

Jamais éditorial n’a été si difficile pour moi à rédiger…

Initialement, ce magazine ABS n°52 devait être une fête, avec pour toile de fond La Nouvelle-Orléans et la Louisiane. On avait envie de parler de James Booker, dont le film que Lily Keber lui a consacré sort en DVD, tenter de vous passionner avec un peu de « pré-histoire de La Nouvelle-Orléans », comme dirait Gilbert Guyonnet, parler Lil Buck Sinegal, Cousin Joe… Jean-Pierre Bruneau, dont le formidable DVD « Dedans le Sud de la Louisiane » paraît chez Frémeaux, avait même la gentillesse d’entrer dans la danse avec nous en rendant hommage à Buckwheat Zydeco, récemment disparu. Et puis Stéphane Colin, mon ami, avec sa poésie et son sens du rythme, de poursuivre avec des chansons d’après Katrina. Tous ces articles, ils sont là, soutenus par Another Man Done Gone et Robert Johnson. Mais aussi une interview de John Ellison, artiste qui se devait absolument d’être dans les pages d’ABS Magazine. Une de ces rencontres qui, comme d’autres depuis 15 ans, nous donnent le sentiment d’être un peu meilleurs.

Mais il manque l’un d’entre nous à l’appel. Et quel manque. Jean-Pierre Urbain nous a quittés brutalement le 1er octobre. Cœur malade. Un paradoxe pour quelqu’un avec un cœur si grand qu’on n’aurait jamais pu l’imaginer faiblir. Bien sûr, on n’est pas préparé à perdre ses meilleurs amis. Aussi, la blessure est telle qu’à l’heure où j’écris ces lignes je peine encore à me concentrer sur quoi que ce soit. Et même juste à concevoir qu’il n’est plus là.

Elle paraissait bien loin l’image de ces jazz funerals, à La Nouvelle-Orléans, quand on marche lentement jusqu’au cimetière d’où on revient ensuite en chantant et en dansant… Le 5 octobre, dans un petit village entre Liège et Aix-La-Chapelle, en Belgique, nous étions là avec mes potes Jean-Luc, Benoît et Hubert à ne plus pouvoir se regarder, à essayer de nous contrôler pour ne pas chialer comme des gosses, la gorge si serrée qu’elle en faisait mal. Au funérarium, le cercueil était posé devant une baie vitrée, avec en toile de fond un paysage champêtre presque apaisant qui laissait penser au Mississippi, alors que Brownie McGhee entonnait Trouble in Mind

Depuis le jour où nous nous sommes rencontrés devant une scène à Chicago, appareils photos en mains, avec Jean-Pierre, on ne s’est plus lâchés. De virées dans les clubs du West Side en périples dans le Mississippi, l’histoire d’ABS Magazine s’est en grande partie écrite autour de cette relation, de cette passion commune, d’une amitié indéfectible et d’un respect mutuel. Avec Jean-Luc (Vabres), Vincent (Joos), Benoît (Barbe), Hubert (Debas), le truc était rôdé, presque instinctif entre nous, la complicité était inexplicable. Pas besoin de se parler pour se comprendre s’agissant de musique, mais aussi pour des tas de choses de la vie ; jusqu’à notre passion commune pour le vin. On se parlait quasiment tous les jours par e-mail ou par téléphone. Jean-Pierre était certes le professeur d’université réputé que l’on sait, mais aussi le type le plus modeste que j’ai rencontré malgré sa culture et son érudition. Fan de blues, particulièrement calé sur Chicago et le Mississippi, il était aussi un grand amateur de jazz, principalement avant-garde. Il parlait plusieurs langues couramment. Le voir interviewer les musiciens, la relation de confiance qu’il arrivait à installer avec les gens, ça m’a toujours bluffé.

Son rôle dans ABS était majeur. à titre d’exemple, à l’origine de la reconnaissance du travail d’ABS Magazine en 2014 par l’état du Mississippi qui a placé la revue sur le seul marker consacré au blues en France, à Cahors, les articles de Jean-Pierre furent évidemment un élément clé. Si ce qu’a donné Jean-Pierre Urbain à ABS ne s’arrêtait qu’à ses écrits, ce serait déjà beaucoup… Mais il nous a offert tellement plus encore. Jean-Pierre donnait envie d’avoir envie. Combien de fois, fatigué, lors des périodes de bouclage, il m’a redonné courage… Il était toujours enthousiaste, drôle, sincère, attentionné aux autres, protecteur. Jamais centré sur lui-même, il était systématiquement prêt à partager. Son intérêt pour les gens allait évidemment bien au-delà des interviews et du magazine. Il les aimait. Il était naturellement bon. Par exemple, après que T-Model Ford – que Jean-Pierre avait interviewé et avec qui il avait lié amitié – soit décédé, il a systématiquement continué à rendre visite à sa veuve à chaque voyage dans le Mississippi, donc souvent ! Il n’arrivait jamais les mains vides, il y avait toujours du chocolat belge pour les gamins (qui l’adoraient) et du vin pour les grands…

On a partagé tant de choses… ABS Magazine, aventure collective et bénévole, avait je crois beaucoup de son âme et de ses gènes. Participer à ce canard dont il paraissait si fier, relevait plus d’une histoire entre potes et d’un amour des musiciens et de cette musique, que d’un besoin d’exister à travers nos écrits. Nous avons tous plus ou moins des jobs à temps plein et, comme point commun je crois, un ego qu’on laisse loin derrière la volonté de faire plaisir. Ce n’est donc pas un hasard si Stéphane Colin, Vincent Joos, Jean-Luc Vabres, Robert Sacré, Marin Poumérol, Robert Moutet, Philippe Prétet, Dominique Lagarde, Nicolas Burgot et plus récemment Gilbert Guyonnet, Scott M. Bock, Gene Tomko, Fançoise Digel, Jean-Pierre Arniac, Christian Béthune, Jean-Paul Levet ou Jean-Claude Morlot ont participé à cette aventure. C’est aussi pour cette raison que d’autres auteurs, en France ou à l’étranger, des photographes, Gilles Pétard ou notre ami Howard Courtney, nous ont aidés, je le sais. Que tous en soient remerciés, du fond du cœur. La magazine a été diffusé un peu partout, nous avons durant ces 15 années réussi je crois à faire partager notre passion, notre plaisir et notre regard parfois « différent sur la musique afro-américaine et son environnement ».

Cela a évidemment été passé sous silence par pudeur, mais bien des fois ce magazine a aidé directement ou indirectement des musiciens afro-américains. Je sais que ceux qui sont encore là garderont un regard bienveillant sur ce travail et sur ces rencontres ; tout comme les directeurs de festivals ou de labels qui nous ont toujours fait confiance et qui, pour certains, sont devenus de véritables amis au fil du temps. Je sais qu’ils se reconnaîtront. Et que dire de vous tous qui nous avez suivis et lus, si fidèlement parfois, sinon « merci » ?

Notre intérêt pour cette musique et les services que nous pourrions encore lui rendre ne sont pour autant pas morts, loin de là. Mais ce magazine était notre aventure commune. Aussi avons-nous décidé d’en tourner la page, du moins sous cette forme, et mettre fin au support papier trimestriel pour évoluer vers autre chose. à l’ère du numérique, nous pensons intéressant de tenter l’aventure du magazine en ligne, qui offre une meilleure réactivité (notamment en terme de parutions discographiques et d’événementiel) et une diffusion plus large. Celui-ci verra le jour début 2017. Il sera gratuit. Pour les nostalgiques du papier, sachez que des publications sont en projet (sous forme d’ouvrages et non plus de magazines), dont nous vous ferons part via le web notamment.


Keep the flame burning & Let the good time roll !
Marcel Bénédit