Freeman Vines

Photo © Tim Duffy

Le vieil homme et ses guitares

• Quelque part en Caroline du Nord (États-Unis) vit un fabricant de guitares méconnu et unique en son genre. Son nom : Freeman Vines. Un Afro-Américain né dans le Sud ségrégationniste en 1942. Bien que partiellement aveugle, souffrant de diabète et vivant dans la plus grande précarité, il continue de fabriquer au quotidien des guitares d’une qualité rare et à l’esthétique remarquable. Vines, autodidacte, ne reproduit jamais le même schéma. Chaque pièce est une véritable œuvre d’art. Rencontre avec un luthier, talentueux et méconnu.

À l’origine de ma rencontre avec Freeman Vines se trouve un long entretien avec Tim Duffy, le fondateur de la Music Maker Relief Foundation (MMRF). Cet entretien, réalisé en août 2015 dans le cadre de mes études en Folklore à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill, avait pour thème : « Que font les folkloristes ? ». J’avais alors immédiatement pensé à Duffy et son travail mené avec la MMRF depuis plus de vingt ans. La MMRF soutient des artistes de blues vivant avec un revenu annuel moyen compris entre $4000 à $5000. Ils sont majoritairement Afro-Américains, et bien souvent très âgés. Duffy avait alors partagé avec moi des photographies d’un artiste qu’il venait tout juste de découvrir. Il s’agissait d’un certain Freeman Vines, un Afro-Américain de 75 ans. La beauté esthétique des guitares fabriquées par Vines m’avait alors captivé. « Freeman est sans aucun doute le plus grand fabricant d’instruments vernaculaires que j’ai jamais rencontré de toute ma vie », m’avait alors lancé avec enthousiasme Duffy. Depuis, j’avais toujours gardé en tête l’idée de rendre visite à luthier tout à fait original. La rencontre s’est finalement produite un an et demi plus tard, le 11 novembre, dans la petite ville de Fountain (427 habitants), située à l’est de la Caroline du Nord. Voici le récit d’une rencontre émouvante avec un homme simple et généreux qui nous a ouvert grand la porte de chez lui. L’histoire d’un artiste autodidacte et talentueux. Celle d’un formidable narrateur qui n’a pas la langue dans sa poche.

Bienvenue chez Freeman Vines

Une heure et demi après avoir quitté Chapel Hill, je rejoins enfin la Highway 222. Je traverse la ville de Fountain, calme. Il n’y a pas un chat dehors. Quelques kilomètres plus loin, j’aperçois sur le bas-côté la petite boîte aux lettres jaune dont m’avais parlé dans son mél Tim Duffy. Ses indications s’avèrent bien utiles. Après avoir manqué l’intersection, je fais demi-tour, et m’engage sur un long chemin de terre cahoteux et bosselé. Je continue, avec quelques doutes. Suis-je sur la bonne route ? Puis, derrière de hauts arbres qui commencent seulement à perdre leurs feuilles verdoyantes, se découvre peu à peu la maison de Freeman Vines. Un chien suit d’un œil attentif et curieux la trajectoire de ma voiture, que je gare à côté d’un pick-up gris chargé de bois. Je jette un regard circulaire. Je prends alors la mesure de la pauvreté dans laquelle vit Vines et dont m’avait parlé Tim Duffy. La pelouse est recouverte de divers objets. Des chaises, des bouts de canalisation, des morceaux de bois, des bouts de câble, et même un cabinet de toilette érodé… La maison de Vines, construite en bois et de forme rectangulaire, est surmontée d’un toit pentu. Un petit escalier cimenté et fissuré de trois marches permet d’accéder au porche, où sont entreposés ici et là un fauteuil en cuir de couleur marron, plusieurs guitares, un tapis enroulé aux couleurs passées, des chaises en bois, un bidon d’essence jaune, et diverses petites choses. Au loin, j’aperçois une voiture attachée à un petit camion. Duffy en sort, vêtu d’une large combinaison bleue et de gants de protection. Il m’accueille avec un grand sourire. Il m’explique avoir fini le développement de plusieurs ferrotypes de Freeman Vines (un ferrotype est une photographie constituée d’une fine plaque de tôle recouverte d’un vernis noir). On parle brièvement des événements récents qui secouent l’Amérique et au-delà, à savoir l’élection inattendue de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Il lance alors un tacle appuyé envers tous ces médias déconnectés de la réalité qui n’ont rien vu venir, sans jamais avoir compris la colère de l’électorat blanc. Duffy m’enjoint alors de venir saluer Freeman Vines, qui m’attend à l’intérieur.

Photos @ Victor Bouvéron

Freeman Vines : à la recherche d’un son perdu

Je me dirige vers la maison et passe la tête à l’intérieur. Je longe l’étroit couloir qui mène vers l’unique pièce, sur ma gauche. Vines est assis sur une chaise, guitare à la main. Je marche entre les câbles et le matériel photo installé par Duffy, puis m’assois sur le canapé. Duffy me présente à Vines. Quand il entend que je suis Français, son visage s’illumine. Vines s’exclame, avec un fort accent sudiste : « Vive la France ! ». Je souris. Il continue : « Le mari de ma sœur était militaire. Il était stationné en Allemagne. En Allemagne, ou peut-être en France. Je ne me souviens plus très bien ». Je lui demande alors s’il a déjà lui-même visité le pays. D’un ton rigolard, il lance : « Si je vais en France, je leurs dirais : “est-ce que j’peux avoir un pied de cochon, et une queue de cochon ?” Mais personne ne saura de quoi j’parle, pas vrai ? Puis j’irai dans un bar, et je dirais : “donnez-moi un verre de liqueur à spiritueux”, ils n’auraient toujours pas idée de quoi je parle. J’suis sérieux, ils n’auraient aucune idée ! » (1). On continue la conversation autour de la nourriture, plus particulièrement celle du Sud. Vines me dit qu’il mange n’importe quelle viande, à part l’alligator. Il me déconseille également de manger de la viande d’opossum : « Don’t eat no opossum meat either ! » Puis, on parle de musique et comment il en est venu à fabriquer ses propres guitares. Vines m’explique que les modèles d’assemblage ne lui donnaient pas le son qu’il recherchait. « Tous les sons pour moi étaient commerciaux », dit-il. « Je voulais un son qui me soit propre, et je ne sais toujours pas si je l’ai trouvé ». Il a appris par lui-même, s’inspirant parfois des Amérindiens, après avoir vu à la télévision un documentaire qui montrait comment ces derniers fabriquaient leurs canoés. Ainsi, Vines a utilisé le feu pour façonner le corps d’une de ses guitares, en brûlant ce qu’il voulait enlever, avant de gratter les cendres.

Un arbre à pendaison recyclé pour fabriquer des guitares

Plus tard, dans notre conversation, Vines évoque des guitares qu’il fabrique avec du bois provenant de ce qu’il appelle un « lynching tree », un arbre où jadis étaient pendus des Afro-Américains condamnés de manière arbitraire par une société blanche et raciste. Je lui demande s’il en sait plus sur cet arbre funeste. « Je te raconte ce que m’a dit le gars qui m’a apporté le bois, monsieur Johnson », m’explique-t-il. « C’est un mec blanc qui vit de l’autre côté de la ferme, il peut te confirmer ce que je te dis là. Cet arbre a été coupé il y a bien longtemps, puis a été scié en planches. Tout le monde a obtenu de l’argent de ça. Quand j’ai demandé à monsieur Johnson où était planté cet arbre, il m’a simplement répondu : “là-bas” [NDLR: Vines pointe du doigt le champ qui s’étend derrière sa maison]. Je ne peux pas être plus précis que ça. Je ne sais pas ce qu’il voulait dire par : “là-bas”. Je n’ai pas posé trop de questions. Cet arbre, c’est un noyer noir, c’est rare. Aujourd’hui, tu n’en vois que rarement dans le jardin de quelqu’un ». L’histoire de cet arbre à pendaison nous amène à parler du lourd passé raciste de la société américaine. Le lynchage des Noirs, sujet si tabou aux États-Unis, Vines en parle sans détour. Son histoire personnelle reste à jamais attachée aux problèmes raciaux – et loin d’être réglés aujourd’hui. Dans les années 1970, il a passé sept ans dans une prison fédérale pour avoir été là au mauvais moment, accusé à tort d’avoir volé son riche patron blanc. Encore aujourd’hui, Vines s’émeut du racisme auquel il a été confronté tout au long de sa vie. « J’ai grandi à Green County, et tu pouvais pas marcher du même côté du trottoir que celui d’une femme blanche », se souvient-il. « Si tu le faisais, gare à toi. Le soir, ils venaient chez toi avec une taie d’oreiller. Un homme blanc mauvais est un homme dangereux. Très dangereux. »

Des expositions pour faire connaître le travail de Freeman Vines

L’enjeu aujourd’hui pour la MMRF est de valoriser le travail de Vines en le faisant connaître à un large public. Cela passe par la réalisation d’une série de clichés du vieil homme et de ses guitares. « La photo apporte de l’espoir », insiste Duffy. « L’espoir est quelque chose de très important. Garder la foi et avoir confiance peut soulever des montagnes. C’est le cœur de ce que nous faisons avec Music Maker. » Actuellement, la MMRF travaille sur la mise en place d’une exposition à l’université privée de Duke, en Caroline du Nord. Celle-ci devrait voir le jour dans les prochains mois. Une exposition itinérante a également été proposée, en partenariat avec la Smithsonian Institut (vaste complexe de musées et de centres de recherche principalement situés à Washington D.C). Avec pourquoi pas, à l’avenir, une étape en Europe et en France ?


 NOTE

(1) « If I were going to France, I would as “can I get me some pig’s foot and pig’s tails.” They wouldn’t know what I am talkin’ about, right ? Then I would go to a bar and say “Gimmie a fifty-cent shot of that stomp hole [referring moonshine/liquor]”, they still wouldn’t know what I am talkin’ about. Seriously, they wouldn’t ! » 


Par Victor Bouvéron
Remerciements à Tim Duffy à l’équipe de la Music Maker Relief Foundation (www.musicmaker.org)

 

2 Comments

Les commentaires sont fermés.