Autour d’un disque

Money and Blues

• « Where’s the money ? Celebrating money or the lack of ! » – JASMCD 3171 : voilà un disque fort intéressant proposé par le label britannique Jasmine Records sur un sujet concernant tout le monde et les bluesmen et women en particulier.

Trente titres qui parlent d’argent sous toutes ses formes : money, cash, dollars, trash, flouze, fric, appelez ça comme vous voudrez, mais ça fait fonctionner le monde depuis toujours : «  Money is the name of the game ! ». Le compilateur a donc réuni trente faces sur ce sujet brûlant enregistrées entre 1949 et 1957. C’était une période d’après-guerre où l’argent manquait. Souvent, des bluesmen interviewés à ce sujet disaient : « quand vous n’avez pas un rond pour payer votre loyer, c’est là que vous avez le blues… » et la population noire était bien sûr la plus impactée par ce manque d’argent.

Howling Wolf, photo DR, archives ABS Magazine.

Dans ce disque, des artistes très connus côtoient des seconds couteaux de belle manière et les titres parlent d’eux-mêmes : High Cost, Low Pay, Bad Times, Send Me Some Money, Howlin’ Wolf nous conseille de « travailler pour notre fric » et ensuite de s’accrocher à lui (« Hold into your money »). Little Richard est plus pressé dans son Get Rich Quick de 1951 et Eddie Vinson, Eddie Mack, Chubby Newsome et Rosco Gordon sont très convaincants dans leur style rhythm’n’blues. Les hommes ont tendance à se plaindre des femmes qui savent trop bien se débrouiller avec l’argent : Money Taking Woman du mandoliniste Johnny Young, Dollar Diggin’ Woman de Charley Bradix ou Money Hustlin’ Woman d’Amos Milburn et surtout She’s Taking All My Money de l’excellent Joe Hill Louis.

Roy Milton nous conseille de garder un dollar dans notre poche, J.B. Lenoir, lui, est très endetté dans Deep In Debt Blues, John Lee Hooker est partisan de ces fameuses soirées House Rent Boogie pour payer les loyers en retard. Muddy Waters voudrait bien en 1948 pouvoir payer son billet de train pour rentrer à la maison : Train Fare Home. Tampa Red, Sunnyland Slim, Brownie McGhee et Jimmy Rogers ont bien des difficultés à joindre les deux bouts, Little Willie Littlefield attend le jour de la paye avec anxiété. Pourtant, le superbe blues shouter Sonny Parker prétend que Money Ain’t Everything (il faut écouter ce magnifique chanteur sur le CD Blue Moon 6003 avec l’orchestre de Lionel Hampton). Tout ceci constitue un CD remarquable à tous points de vue.

Bessie Smith, 78t « Money Blues » (collection Gilbert Guyonnet).

Mais ces problèmes existaient et étaient relatés par les musiciens depuis les débuts de l’histoire du Blues, par l’impératrice elle-même – Bessie Smith – en 1928 dans Poor Man’s Blues, Blind Lemon Jefferson (Broke and Hungry) de novembre 1926 ou One Dime Blues de 1927. S’ il fallait citer tous les bluesmen qui ont été « Broke and hungry » (fauchés et affamés), il nous faudrait plusieurs pages. Et puis il y a ce fameux et très attendu jour de paye qu’on retrouve dans le célèbre Stormy Monday Blues qui dit : «  Eagles fly on Friday », ce qui signifie que les dollars portant un aigle sont distribués le vendredi, ce qui en fait un jour très spécial célébré par Lowell Fulson dans Pay Day Blues en 1961, mais aussi par Mississippi John Hurt à plusieurs occasions. Les allocations et autres indemnités qui devraient être distribuées par le gouvernement ne sont pas toujours là et Sleepy John Estes en fait l’amer constat dans Government Money en 1937. En 1947, Big Joe Williams convoite des paquets de dollars : Stack of Dollars et en 1953 Rufus Thomas – qui n’était pas encore le plus vieux teenager du monde – conseille d’économiser : Save That Money.

Ruifus Thomas, photo promo d’archive, DR.

Toujours en 1953 avec la vogue des groupes vocaux, c’est Money Honey qui fait un carton. ; ce morceau brillamment interprété par les Drifters et leur soliste vedette Clyde McPhatter met en scène le propriétaire qui vient réclamer son loyer, mais qui serait prêt à certaines largesses sous conditions: « des sous, chérie ! ».

Chuck Berry, photo promo, DR (collection Marin Poumérol).

En 1955, c’est Chuck Berry qui veut se payer une voiture d’occasion et voit un panneau chez un garagiste : No Money Down, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’argent à avancer, alors il rêve à tout ce qu’il désirerait avoir sur cette voiture. Mais le cash n’est pas toujours bien perçu, comme dans le tube des Clovers, Your Cash Ain’t Nothing But Trash ! (ton fric ne vaut rien !). Ce n’est pas le cas pour le flamboyant Wynonie Harris pour qui l’argent était tout puissant : Mr Dollar, They Call Him Mr Dollar and His Last Name is Bill » chante-il en se mettant en scène ; au temps de sa splendeur, cette phrase était faite pour lui, mais quelques années plus tard il n’avait plus rien !

L’hymne le plus flagrant au fric est sans doute réalisé par Money de Barrett Strong enregistré en 1959 chez Tamla Motown : « The best thing in life are free, but you can give it to the birds and bees , your love give me such a thrill, but your love won’t pay my bills » : les meilleures choses dans la vie sont gratuites, mais tu peux les donner aux oiseaux et aux abeilles, ton amour me donne un super frisson, mais il ne paiera pas mes factures… ce que je veux c’est du fric !, toute une philosophie ! Ce fut un succès monumental, repris par maints artistes, dont Buddy Guy sous le titre 100 Dollars Bill et d’une façon plus funky par le saxophoniste soul Junior Walker et des rockers comme Jerry Lee Lewis toujours intéressé par les questions d’argent qu’il savait si bien dilapider. Plus près de nous, en 1998, Larry Garner n’arrive pas à récupérer l’argent qu’on lui doit et laisse tomber : Keep The Money, extrait de l’album « Standing Room Only ».

Ike & Tina Turner, photo d’archive, DR.

Le dollar fait toujours parler les bluesmen : Ike Turner – qui a souvent eu des rapports difficiles avec les sous –, et aussi Bobby Rush dans Tight Money (« Down in Louisiana ») ou Can’t Save A Cent (« Lovin’ A Big Fat Woman ») ; mais avec Bobby Rush, l’humour et le second degré sont de la partie et c’est très bien ! Travaillez, donnez vous de la peine, disait le fabuliste, et la récompense ne tardera pas !


Par Marin Poumérol
Merci à l’équipe de Jasmine Records