Classie Ballou

Classie Ballou, Ponderosa Stomp, New Orleans, 16 septembre 2011. Photo © Gene Tomko

« Classy » swamp blues

• Classie Ballou a un gabarit d’ours, mais un ours du genre amical (1)… Et, Dieu merci, il ne consent jamais à déposer sa fameuse guitare électrique rouge vif. Quand Classie monte sur scène, sa personnalité hors normes rayonne. Remarquablement cool, il accorde sa guitare et enchaîne blagues et histoires qu’il a dû raconter des milliers de fois puis, sans hâte inutile, il se penche vers le public pour faire un hello chaleureux aux fans des premiers rangs. Ensuite, il fait courir ses doigts de haut en bas du manche de sa guitare avec une aisance folle, le concert peux commencer.

Vous n’avez jamais entendu parler de Ballou ? Il est pourtant un guitariste actif depuis plus de soixante ans et il a toujours gagné sa vie ainsi, avec un court hiatus quand la mode disco était à son apogée. Si vous pouvez trouver ses disques en 45 tours ou en CD, ils seront sans doute classés dans la rubrique blues sur eBay ou sur les sites spécialisés, mais en fait son style est difficile à classer. Son répertoire, que ce soit en concert ou sur disques, est plus en rapport avec son obscurité toute relative et son succès tout aussi relatif. Les promoteurs en ont des brûlures d’estomac à essayer de le convaincre de jouer ses propres compositions innovantes comme Hey Pardner ou Crazy Mambo. Quand on lui demande comment il a pu acquérir un aussi bon son par exemple, il pourra parler des heures. En fait, il aime tous les styles de musique :

« Quand j’étais adolescent, j’écoutais intensément Xavier Cugat car il j’étais super fan de mambo ! J’aime la musique afro-cubaine, le jazz, la musique country, les big bands et à peu près tout le reste. »

Son oreille musicale l’a autorisé à capter les sonorités qui lui ont permis de développer le talent qu’il fallait pour accompagner des douzaines de musiciens mais aussi pour développer un style personnel et original malheureusement trop peu mis en avant. Mais ses singles sont avidement recherchés par les collectionneurs et cela lui procure des engagements de choix dans les festivals où les programmateurs le harcèlent, malheureusement, pour qu’il reprenne des standards comme Mustang Sally, Tequila et autres What A Wonderful World. Ironiquement, ce sont néanmoins ces reprises qui lui ont permis de manger à sa faim tandis que son travail de guitariste des débuts ne lui a jamais rapporté grand-chose. Maintenant, près d’un demi-siècle plus tard, il est enfin reconnu.

« Je m’en fiche d’avoir été le guitariste de musiciens qui se sont fait un grand nom et qui ont décroché de bien plus gros chèques que moi parce que j’ai eu une carrière très longue et bien remplie et je suis heureux de la façon dont ma vie a tourné. »

Tard, une nuit d’été, lors d’une de nos rencontres, Classie est assis avec sa femme Mildred et attend le début de son concert. Ces deux-là sont mariés depuis près de 60 ans et forment un couple inséparable. Ancienne maîtresse d’école, Mildred Ballou finit souvent les phrases de son mari et lui rappelle même des détails de sa longue carrière qu’il semble avoir oubliés. C’est la deuxième année d’affilée que Classie est programmé à l’Eastside Kings Festival d’Austin et il y a de la fébrilité anticipative dans l’air car, en 2014, il y a gagné des douzaine de nouveaux fans qui sont à nouveau là avec plein d’amis, et ces fans sont impatients de leur faire découvrir un musicien super doué. Après son boniment décousu et habituel sur scène, Ballou se lance dans les vieilles chansons de ses débuts et Eddie Stout, le boss du festival, qui s’est arrangé pour venir voir le concert de Ballou alors qu’il y a quatre autres scènes bien actives elles aussi en même temps, sourit de contentement car il a réussi à le convaincre de jouer ses propres morceaux. Le succès est au rendez-vous, comme il s’y attendait.

« Aujourd’hui, je vis à Waco, Texas, une ville qui n’a pas de renommée spéciale comme centre musical, tous genres confondus. Je suis régulièrement à l’affiche des clubs et restaurants locaux et, si j’en ai l’occasion, j’accepte les gigs qui se présentent partout ailleurs, mais je ne les recherche pas spécialement et je n’ai pas de manager, je n’en veux pas. Mes prestations régulières au Ponderosa Stomp de La Nouvelle-Orléans et à l’Eastside Kings Festival d’Austin m’ont permis de gagner un tas de nouveaux fans, sans oublier les amateurs de blues et de zydeco à l’ancienne qui se souviennent encore de moi pour mes exploits de guitariste. »

Aujourd’hui, Ballou ressemble remarquablement à un Saint Nicolas noir avec sa barbe blanche et son embonpoint. De vieilles photos révèlent un guitariste mince comme un roseau tenant sa guitare bas sur les hanches. Ballou aime à plaisanter sur le fait qu’il ait autant changé et surtout sur les kilos qu’il a gagnés. Quand il commence à jouer, son sourire est communicatif. Quand il est inspiré et que cela lui prend, il crie « Yeah Baby ». Ses débuts dans la musique remontent aux années 50 quand il jouait de la guitare dans le sud-ouest de la Louisiane, là où il est né. Eddie Shuler, le célèbre producteur et patron de Goldband Records à Lake Charles, l’a engagé pour accompagner l’accordéoniste Boozoo Chavis il y a plus de 60 ans.

Dans Paper In My Shoes, souvent cité comme le premier hit zydeco, c’est lui qui est à la guitare. Mais il reconnaît sa complète ignorance du zydeco à l’époque, étant plutôt attiré par le rock‘n‘roll naissant. Pourtant, Shuler savait qu’il avait trouvé une perle rare et, très vite, il enregistra Ballou sous son propre nom. Ensuite il a travaillé avec Jay D. Miller mais au total il restait frustré en découvrant qu’il n’y avait pas beaucoup d’argent à gagner dans les enregistrements et il commença à accompagner des musiciens populaires, restant lui-même en retrait, hors du feu des projecteurs. Les musiciens et les patrons de clubs savaient qui il était et ce qu’il valait mais il cessa presque complètement d’enregistrer et il décida de s’installer dans sa ville d’adoption, Waco, au Texas. Il raconte…

« À l’époque, la plupart des chanteurs ne voulaient pas d’orchestres fixes qui engendrent une grande responsabilité. Il y avait un type à Dallas, Howard Lewis, il avait son propre club et en plus il gérait une petite agence de booking. Il m’a dit : Je vais engager des artistes solos et je te mettrai dans leurs groupes avec trente-et-une nuits garanties et, quand ce sera fini, je te mettrai comme accompagnateur derrière Etta James et Chuck Berry. »

Classie Ballou, circa fin 60’s (photo DR, courtesy of Gene Tomko)

Peu après, Classie Ballou se mit en partenariat avec Rosco Gordon et Big Joe Turner et il accompagna ces artistes populaires en tournée. Il raconte lui-même son histoire…

« Mon père, Clyde Ballou, était métayer et quand ma mère est tombée enceinte, elle a demandé à la femme blanche (NDLR : la propriétaire de la plantation) : si j’ai un fils, comment puis-je l’appeler ? Elle a répondu Classie et c’est ce qui est sur mon certificat de naissance. En fait, j’étais le deuxième enfant de la famille, mais ma sœur était morte avant sa naissance. Du coup, tout le monde pensait que j’allais être pourri gâté et ma famille a pris l’habitude de me donner le meilleur, mais j’ai étonné tout le monde. Je suis resté cool et rangé, je n’ai jamais fait de prison de ma vie, je ne crois pas au vol et à tout cela, je ne me suis jamais drogué, j’ai toujours consommé peu d’alcool, juste un peu et, grâce à Dieu, j’ai toujours eu le bon sens de m’arrêter à temps. C’est ainsi que je suis arrivé à quasi 80 ans… Et j’irai au paradis (rires)… Je suis né à Elton, Louisiane, le 21 août 1937. Avec le temps, mon père a eu son propre lopin de terre, 45 acres à Elton, c’est entre Kinder, Eunice et Opelousas. Ce n’est pas loin de Crowley et à environ 45 minutes de Lafayette. C’était juste une vieille petite ville et la population était de 400 à 500 personnes, tout au plus. Nous étions les seuls Noirs à y vivre. Il y avait des Blancs, des Allemands et d’autres nationalités. Ma mère était assez bronzée mais mon père et toute la famille étaient très clairs de peau, on aurait dit des Blancs. Mon père cultivait du coton, du maïs, des choux et il avait des chevaux, il avait des mules aussi et des canards, des lapins. Il était dur au travail, courageux et il faisait tout par lui-même. Je suis reconnaissant envers ma famille, on m’a envoyé à l’école mais je devais me taper quatre ou cinq miles chaque jour pour être au stop du bus scolaire. J’avais un cheval nommé Topsy, élevé et entraîné par mon père. Ce cheval m’attendait à la sortie de l’école et j’allais relever le courrier sur son dos quand je rentrais à la maison. Un jour, avant de remonter à cheval, j’ai vu au courrier une grosse et longue boîte. J’avais demandé une guitare à mon père et, à l’époque il n’y avait ni Walmart ni K-Mart, donc on devait tout commander via des magazines. J’ai sauté sur Topsy, j’ai mis le colis sous un bras et mes livres d’école sous l’autre pour rentrer en vitesse. Je devais avoir dix ou onze ans. Je la voulais tellement cette guitare ! à l’époque, on se rendait visite de maison en maison et on jouait aux cartes, pour un cent le point et un de mes oncles jouait de la guitare pour mettre de l’ambiance. La semaine suivante, c’était chez quelqu’un d’autre, la maison d’un autre fermier sur son petit lopin de terre. »

Auparavant, Classie Ballou avait commencé par jouer d’un washboard en verre avec son oncle guitariste.

« Je jouais d’un washboard en verre. Je ramassais plein d’éclats de verre dans la figure et je jouais avec deux petites cuillers à thé, mais j’avais déjà un bon rythme… »

Son oncle ne mit pas longtemps pour demande à Clyde Ballou d’acheter une guitare au jeune Classie, ce qu’il fit, et en fort peu de temps la vie de ce dernier changea. C’est aussi l’époque où Clyde Ballou  acheta de nouvelles parcelles de terre et il décida de déménager la famille à Lake Charles. C’est encore avec admiration que Classie pense aux diverses compétences de son père et à son éthique vis-à-vis du travail.

« En ce temps-là, on emportait carrément  sa maison quand on déménageait. C’est ce qu’on a fait, on l’a mise sur le tablier d’un gros camion, un 18 roues, on a bien fixé le tout et on est parti sur des routes en gravier. La maison est toujours là, à Lake Charles, et on y retourne souvent. Je joue dans les casinos des alentours et ma femme et moi occupons  cette maison. »

Clyde Ballou avait troqué son boulot d’agriculteur pour travailler dans la construction et, à Lake Charles, il construisit une toute nouvelle maison pour sa famille. Il était devenu contremaître et il s’arrangea pour faire engager son fils.

« J’étais grand et mince en ce temps-là. Je n’avais pas l’âge requis, mais comme mon père était chef d’équipe, j’ai eu le job. Quand on a déménagé à Lake Charles, j’avais environ 17 ans. J’ai mis de l’argent de côté et j’ai pu m’acheter une Fender Telecaster toute neuve ainsi qu’un ampli et je me suis mis à m’entraîner et m’entraîner encore. Ni mon père ni ma mère n’étaient particulièrement intéressés par la musique, mais j’avais cet oncle qui jouait de la guitare et j’avais un autre oncle qui jouait de l’accordéon. Malheureusement, pris dans une rixe, il a tué quelqu’un et il a été envoyé au pénitencier, mais on m’a rapporté qu’il a continué à y jouer de l’accordéon. Puis il y a eu ce type, du nom de Kee-Dee, il était batteur, il avait un guitariste mais pas d’orchestre. Il jouait dans les juke joints et, en haut de la rue où mon père avait construit notre nouvelle maison, il y avait un club. Et ce gars, Kee-Dee, était la star locale, une sorte de “Michael Jackson” de Lake Charles à chanter et à taper sur ses caisses… Moi, je m’entraînais seul dans le living room et je m’étais mis à écouter des disques. Rapidement, j’ai été capable de jouer Honky Tonk de Bill Dogget et le Okie Dokie Stomp de Clarence “Gatemouth” Brown. » 

Il pouvait aussi jouer les morceaux de Guitar Gable, appelé à devenir un collègue de label. Kee-Dee se pavanait en permanence au volant d’une Cadillac, ce qui fascinait Ballou, mais il n’avait en revanche aucune idée de l’attention que lui portait Kee-Dee, lequel l’écoutait pendant ses répétitions.

« Sa voiture venait se garer presque tous les jours devant notre maison et, un jour, il est venu frapper à la porte. Il a parlé à mes parents et il leur a dit qu’il voulait que je joue avec lui. Ma mère, une Créole pure et dure, pouvait à peine parler anglais et elle a dit (Ballou l’imite en prenant une voix haut perchée avec un très fort accent francophone) : « Non ! Il ne fera pas cela ! Pas mon bébé ! Pas dans des bouges ! Non ! » Mais elle finit par céder quand elle apprit que son fils allait gagner dix dollars chaque nuit. C’était beaucoup d’argent à l’époque. Ce mec, Kee-Dee, il m’a vraiment ouvert des portes et, à force de jouer, je suis devenu de meilleur en meilleur et c’est comme cela que j’ai vraiment débuté dans la musique, j’avais 15 ou 16 ans. »

Son premier band s’appela Classie Ballou & The Tempo Kings (2), ils jouaient des covers de rock‘n‘roll dans la région de Lake Charles. La chanteuse Carol Fran et son premier mari, Robert, firent brièvement partie des Tempo Kings. Un jour, Eddie Shuler appela Ballou et lui dit qu’il était le boss d’une compagnie de disques, il travaillait à ce moment-là avec l’accordéoniste Boozoo Chavis et il voulait que Ballou vienne l’accompagner à la guitare et qu’il amène son groupe en studio avec lui. Ironiquement, il se révéla que Chavis était un lointain parent de l’épouse de Ballou, mais ce dernier ne pouvait comprendre pourquoi Shuler souhaitait qu’il accompagne Chavis qui avait un timing assez chaotique. Classie voulait juste faire du rock‘n‘roll, mais il se dit que cette première occasion de travailler en studio d’enregistrement était une opportunité à saisir. Quand vint le moment d’enregistrer, Chavis était très mal à l’aise. Ballou en rit encore…

« Boozoo ne savait pas tenir un tempo et Shuler nous dit : « Contentez-vous de le suivre ». Alors j’ai dit à mon groupe : S’il fait des fautes, faisons-les avec lui, c’est la seule façon que cela fonctionne  ! »

Classie Ballou avec son groupe, circa 1970 (photo DR, courtesy of Gene Tomko)

Ballou s’émerveille encore au souvenir de cette session d’enregistrement. Chavis et Shuler se chamaillaient pour obtenir le son que Shuler recherchait et, finalement, ce dernier a apporté une bouteille de whisky, ce qui a mis – si l’on peut dire – de l’huile dans les rouages. Chavis a gravé sans problème un Paper In My Shoes (1956) (3) souvent crédité – comme dit plus haut – comme le premier hit zydeco. Shuler avait encore en réserve quelques morceaux qu’il voulait que Ballou enregistre. Entre autres, sa propre composition Lovin’ And Huggin’ And Kissin’ My Baby, ce qu’ils ont fait et, en face B, il y eut D-I-R-T-Y Deal. Le single est sorti sous étiquette Goldband et Ballou dit qu’il devait avoir 18 ou 19 ans à l’époque. à partir de là, Classie a pu jouer dans de plus grands clubs tout autour de Lake Charles, dont un club appelé le Moulin Rouge à la clientèle blanche et où se produisaient des orchestres de country & western et des cajun bands. Ballou se cachait au fond de la salle jusqu’à ce que vienne son tour de jouer tard dans la nuit, vers 1h30 du matin. à partir de là, il eut l’occasion de jouer dans des facs et même à la Louisana State University.

« Je jouais du Elvis Presley et du Little Richard à l’époque. J’ai aussi eu l’occasion de jouer quelques gigs avec Clifton Chenier et Joe Tex. »

C’est alors qu’il fut contacté par Guitar Gable. Ces deux-là ne s’étaient pas encore rencontrés alors que Ballou jouait régulièrement des morceaux du répertoire de Gable qu’il copiait soigneusement note pour note. Gable lui dit qu’il travaillait avec Jay D. Miller à Crowley et que Miller était intéressé par Ballou, surtout s’il avait des compos originales. Le band maison se composait de Gable lui-même et du batteur de blues et de zydeco Jockey Etienne. C’est Clyde Ballou qui accompagna son fils lors de sa première visite chez Miller et un contrat fut signé. Ballou se rappelle… 

« Chuck Berry était numéro 1 dans les charts et moi j’étais numéro 2. Ma chanson Confusion (1957) (4) était numéro 2 avec, en face B, Crazy Mambo (5), sous étiquette Nasco. »

Classie Ballou enregistra encore d’autres morceaux pour Miller comme Hey Pardner couplé avec Dream Love parus sur Excello. Il dit qu’il a gravé d’autres faces pour d’autres labels  mais que rien n’est sorti à l’époque et que seules quelques-unes d’entre elles ont fait surface dans des compilations (6). Frustré à jamais par le business de l’enregistrement, Ballou dit que Miller s’est arbitrairement arrogé les droits sur les morceaux que lui, Ballou, avait écrits. Malgré les protestations de ses parents, Classie abandonna l’école secondaire avant son diplôme et se maria à 18 ans. Mildred et lui quittèrent la Louisiane pour aller habiter Dallas environ un an et, très vite, Ballou prit la route avec Big Joe Turner et Rosco Gordon. Il se souvient qu’ils sont allés se produire dans le Nord- Est jusqu’en Virginie et dans le Maryland. à cette époque, Ballou attrapait ses lignes de guitare à l’oreille et en écoutant du jazz, du blues et la musique des big bands.

« Je me suis dit que je devais être capable de tout jouer et j’étais assez doué en musique. à cette époque, la plupart des musiciens que j’accompagnais te jetaient leur musique à la tête et tu devais la jouer telle quelle. Moi, je faisais semblant de lire les partitions comme si je savais le faire, mais j’avais une bonne oreille et je pouvais suivre tous les changements de tonalité. » 

Classie Ballou et Lazy Lester. MNOP, Périgueux, août 2003. Photo © Marcel Bénédit
Classie Ballou et Benoît Blue Boy. MNOP, Périgueux, août 2003. Photo © Marcel Bénédit

Il se rappelle avoir participé à un show de Floyd Dixon mais, en tournée, c’est avec Turner et Gordon qu’il a passé la plupart de son temps. Il en a gardé un excellent souvenir.

« Habituellement, je voyageais dans la même voiture que Rosco Gordon ou Joe Turner et l’orchestre suivait dans une autre voiture. Big Joe Turner avait l’habitude de trimballer une grosse caisse de whisky dans le coffre de sa voiture et c’est là aussi qu’il gardait son smoking et, en plus, une poêle à frire. Il s’arrêtait et mangeait des steaks à tout bout de champ. Sur la route, Rosco et moi on changeait de place au volant, sans s’arrêter en se glissant d’un siège à l’autre et en continuant à conduire. Pas possible avec Big Joe bien sûr, lui il restait sur la banquette arrière… » (rires)

Classie Ballou se rappelle qu’à l’époque où il travaillait avec Gordon, ils sont tous deux allés dans les studios Chess à Chicago et ils y ont enregistré le fameux succès de Gordon, Just A Little Bit (7). Il se souvient que Gordon est arrivé avec l’accroche qui est à la base de ce chant.

« Il voulait que je joue de la guitare sur ce titre-là et c’est un orchestre de studio qui l’a accompagné sur les autres faces gravées ce jour-là. »

Fin 1959, Ballou s’est retrouvé « planté sur la route », avec un long passage à vide dans l’attente d’un show à l’Apollo Theater. Il avait un urgent besoin de travail et d’un endroit où loger, alors Gordon lui a trouvé un engagement à Little Rock, dans l’Arkansas, et le propriétaire du club a de suite aimé ce qu’il a entendu.

« On est arrivés au Flamingo à Little Rock. Le proprio, qui s’appelait Kingfish, a dit : « C’est un orchestre du tonnerre de Dieu que vous avez là ! J’aimerais vous garder comme orchestre maison. » Je lui ai dit : « Mon vieux, c’est pas possible, Rosco va nous tuer… On est supposés aller faire un show avec lui à l’Apollo Theater. »

Le lendemain, Kingfish vint revoir Ballou avec l’offre d’un salaire de 1600 dollars par semaine pour lui et l’orchestre avec, en plus, tous leurs repas et des nouveaux costumes de scène. L’offre était trop belle pour la rejeter et les musiciens, Ballou en tête, s’installèrent au Flamingo.

« C’était un des plus beaux clubs de l’Arkansas. Un de mes rêves les plus chers était de pouvoir m’habiller élégamment et l’offre de Kingfish réalisait ce rêve, c’était un fameux avantage. C’est donc cette offre qui a emporté le morceau. J’ai vu Jackie Wilson au Flamingo, j’aimais bien Jackie avec sa voix haut perchée » (il l’imite) J’ai vu Sam Cooke et Bo Diddley qui est arrivé dans un long corbillard. Parfois, des musiciens en tournée venaient nous écouter au Flamingo et certains jouaient avec nous. Fenton Robinson était avec son groupe dans un autre club de Little Rock, il est venu nous voir et s’est joint à nous. Une fois, B.B. King était en tournée dans les parages de Little Rock. On avait fait connaissance à Lake Charles à ses débuts. Il est venu me chercher à mon appartement et on a fait la première partie de son concert. »

à la longue, Ballou décida qu’il était temps qu’il apprenne à lire et à écrire la musique. Il dit qu’il aimait des tas de styles musicaux et que le temps était venu d’apprendre ce qu’il ne savait pas encore. Il prit des cours par correspondance avec un conservatoire de musique de New York et une prof de piano installée à Little Rock mais originaire de New Orleans l’aida à apprendre à lire des partitions bien qu’elle ne puisse pas jouer elle-même de la guitare. Il ajoute qu’il réussit à obtenir un certificat d’aptitudes consécutif à son cours par correspondance. Puis la résidence au Flamingo vint à un terme inattendu lorsque propriétaire et manager entrèrent en conflit à propos de la femme du proprio ! Ballou et l’orchestre décidèrent de quitter la ville et Mildred Ballou en profita pour dire à son mari, en termes très clairs et fermes, qu’il était temps pour eux de s’installer à demeure car la traîner elle et leurs enfants le long des routes et des tournées n’était plus une option. Un membre de la section cuivres de Classie était originaire de Waco et il parla à Ballou d’un club local appelé le Walker’s Auditorium. Ballou demanda où était Waco, et peu après il était en contact téléphonique avec Mister Walker. Il en garde un souvenir très vif, car Walker fut très persuasif et lui fit une véritable cour avec une voix de stentor. Ballou et son band n’eurent aucun mal à jouer de leur supériorité devant l’orchestre maison peu reluisant de Walker, lequel mit fin à leur contrat dès que Ballou et ses gars (avec trompette, saxophones alto et baryton) eurent joué deux ou trois morceaux. La famille Ballou et les membres de l’orchestre louèrent des chambres dans un hôtel jouxtant le club et, le matin suivant, Ballou et Walker établirent un contrat  qui stipulait quatre nuits par semaine au Walker Auditorium et deux nuits dans un autre club de l’autre côté de la ville.

« Chez Walker, on a joué avec Ike et Tina Turner, on a fait les premières parties de Pigmeat Markham, Red Foxx, Bobby Blue Bland, mais c’était avant que Red Foxx soit la grande vedette qu’il est devenu ensuite. En 1963, on a acheté une maison à Waco et on y habite depuis. Je suis devenu le “Michael Jackson” de Waco et je le suis toujours. C’est moi le numéro un dans cette ville. Le Walker’s Auditorium est resté le club au top pendant des années et des années. Je suis parti à plusieurs reprises pour tenter de plus gros coups ailleurs et, vers 1962, j’ai un peu travaillé en Californie, tant à San Diego qu’à Los Angeles, où j’ai accompagné les Platters et Gladys Knight et je suis même allé passer un peu de temps dans le Montana, mais Walker a retrouvé ma trace et m’a supplié de revenir. Il m’a dit : « Depuis que tu as quitté Waco, c’est devenu une ville fantôme. » Ma femme et les enfants ont séjourné un temps dans le Montana chez une tante pendant que j’étais à Los Angeles et elle lui a dit que nous allions tous rentrer à Waco. C’était un temps où je ne chantais plus, j’étais tellement populaire que j’avais mon propre chanteur, de tous temps j’ai gardé un bon chanteur soliste et les seuls moments où je venais en soutien back up, c’est quand j’étais en tournée. Mais la nécessité de chanter est rapidement revenue. Waco est redevenu notre résidence habituelle, bien que de 1966 à 1968 j’ai régulièrement travaillé à l’Eastwood Country Club de San Antonio. C’est là que j’ai accompagné Etta James. Je dirigeais l’orchestre maison et, pendant mon séjour là-bas, j’ai enregistré Classie’s Whip et Soul Philly pour Soulsville, un label de San Antonio. J’ai joué sans interruption toutes ces années là, je n’ai pas beaucoup enregistré parce que je suis devenu paresseux, je crois, j’ai pratiquement arrêté d’écrire des morceaux, je me faisais beaucoup d’argent à jouer dans des clubs et lors d’événements spéciaux mais j’ai toujours été un musicien. »

C’est finalement la mode du disco qui mit une halte temporaire à sa carrière et il accepta un job à l’accueil d’un Walmart local pendant  toute une année.

« Ils ont dit que j’avais un sourire accueillant et ils ont fait de moi celui qui reçoit et renseigne les gens à l’entrée du magasin, mais ce n’est pas un vrai boulot et j’ai repris la route comme musicien. Tout au long de ces années, j’en ai fait des shows du tonnerre, il y avait des shows où on faisait du Earth, Wind And Fire, du Michael Jackson, du Lionel Richie et tout à l’avenant. Je me suis remis à chanter à cause de mon fils cadet, Cedric. Il est mon bassiste depuis plus de 30 ans. Quand mon père est mort, en 1989, je suis allé aux funérailles, j’avais un chouette petit band et j’ai demandé à Cedric d’en prendre le contrôle. J’avais un excellent chanteur qui savait tout chanter, même du country et western, mais il n’a pas supporté de recevoir des ordres de mon fils et il a quitté l’orchestre. Quand je suis rentré, j’ai donc dû, à contre-cœur, reprendre le rôle de chanteur, mais avant cela je ne chantais plus beaucoup, je trouvais ma voix bizarre. Pendant une période, tout marchait tellement bien que j’avais deux orchestres, Natural Time et Classie Ballou & Son’s. Ma fille CeChaun joue du saxophone, de la guitare et des drums et elle a produit un de mes CD, « Blues 101 » (Yeah Baby Records, 2007). Mon fils Cedric a aussi joué avec Rockin’ Sidney, vous savez, celui de Mess With My Toot Toot. Un autre de mes fils, Classie Jr, a joué de la basse dans le groupe War et aussi avec Archie Bell et, comme moi, avec Boozoo Chavis. Il est présent sur plusieurs albums parus sous label Yeah Baby. J’ai aussi un petit-fils, Cedryl, qui joue des drums et de l’accordéon. »

Classie Ballou dit qu’il avait pratiquement laissé tomber les tournées et les enregistrements quand Ike Padnos, le producteur du Ponderosa Stomp à New Orleans, l’appela pour jouer à son mariage en 1999. Il s’en est suivi un retour sur les routes à jouer dans les clubs et dans les festivals. Il a aussi fait une tournée en France en 2003 et donné quelques concerts à Amsterdam. Il dit qu’il est bien connu en Europe et que toutes les faces gravées par Eddie Shuler et Jay Miller ont été rééditées en Angleterre. (2-7)

« J’ai fait un disque zydeco intitulé « All Night Man » (Crazy Kat Records, 1986) avec Preston Frank (8). J’ai aussi fait « Live From Europe » (2004), « The Real Deal » (2007) et « Pickin’ And Grinnin’ » (2009) pour Yeah Baby ! Je reste encore très actif et très occupé. J’étais présent à la Excello Reunion à Crowley il y a environ cinq ans et une compagnie canadienne nous a tous réunis à Lafayette, Bobby Rush, Lazy Lester, Guitar Gable et plein d’autres. Je suis aussi invité à des fêtes privées et dans des ranches tout autour de Waco, c’est là qu’est l’argent ! J’aime faire de la musique. Ma femme est retraitée maintenant, mais si on m’appelle, je voyagerai. »


 Notes

(1) Allusion à l’ours Baloo du Livre de la Jungle de Rudyard Kipling.

(2) Tempo Kings sur Goldband : Classie Ballou (chant et guitare), Lawrence Shepherd (piano), Sid Lawrence (basse), Wilton Semien (drums), tp, tb, ts inconnus.

(3) « Paper in My Shoes – Original Goldband Recordings » – Rounder CD 2097 (1990) ; (alt. Take) Rounder LP 2097 ; versions 1990 : Maison de Soul MdS CD 1034 ; version « live » Rounder CD2130(1994).

(4) On trouve une prise alternate de Confusion sur le LP Flyright FLY570.

(5) Crazy Mambo : « Louisiana Roots – The Jay Miller R&B Legacy » – Ace CDCHD 682.

(6) On peut retrouver Hey Ma Ma a.k.a. Oh Mama (Cajun Blues) et Mambo sur Flyright LP FLY 606 et sur Ace CDCHD 1388 (« Rhythm‘n’ Bluesin’ By The Bayou, Rompin’ & Stompin’ volume 6 »). 

(7) En fait, Just a Little Bit a été enregistré dans les studios Vee Jay de Chicago le 16 septembre 1959 lors d’une tournée de Roscoe Gordon avec Jimmy McCracklin. à noter qu’une autre version de Just A Little Bit fut gravée à New York en 1968 pour la compagnie Calla. Classie Ballou a bien participé à une séance d’enregistrement avec Roscoe Gordon à Chicago, mais c’était encore pour la firme Vee Jay et non Chess et c’était le 21 avril 1959. Cette séance a produit trois faces : No more Doggin’/A fool in love (VJ 316) et Going Home Tomorrow (VJ 332) ; ce qui est troublant, mais qui explique la confusion de Classie Ballou, c’est que la face B du single VJ332 est… Just A Little Bit ! (sans Ballou, avec Cliff Davis – ts, McKinley Easton – bs, Earl Washington – p, Lefty Bates – gt, Quinn Wilson – b et Al Duncan – dms.

(8) Classie Ballou a aussi gravé deux 45 tours pour Lanor Records à Church Point.


Par Scott M. Bock
Transcription, notes et mise en forme de Robert Sacré
Merci à Gene Tomko, Jean-Michel et Stéphane Colin (MNOP), Benoît Blue Boy