Chaque voyage à Chicago lors du Blues Festival annuel était émaillé par une rencontre presque « rituelle » avec Bob Koester – le parton de Delmark Records– et son épouse Sue (soutien de l’ombre essentiel pour Bob). Nous nous retrouvions en général, Jean-Luc Vabres, notre regretté Jean-Pierre Urbain, Hubert Debas et moi le jeudi vers 10 heures au Golden Angel sur Lincoln Avenue pour prendre le petit-déjeuner ensemble. Celui-ci s’éternisait pour notre plus grand bonheur et était l’occasion pour Bob de conter des anecdotes croustillantes sur la création de son label, sur les musiciens ô combien nombreux et illustres qui vécurent chez lui ou enregistrèrent pour Delmark, avec cette malice dans le regard qui n’appartenait qu’à lui lorsqu’on en venait à parler de choses plus « politiques »… Tant dans le domaine du Blues que du Jazz, la musique contemporaine doit énormément à Bob Koester. Il a su enregister le meilleur des musiciens de blues de la Windy City et au-delà, en jazz il a été – entre autre – « à l’avant-garde de l’avant-garde !… », si je puis dire. Précurseur dans bien des domaines, il fut par exemple le premier à mettre sur support DVD l’enregistrement de concerts, que l’on pouvait ensuite trouver dans son magasin – le Jazz Record Mart –, passage incontournable à Chicago pour tout amateur. Puis la journée se poursuivait dans les studios Riverside où les histoires continuaient à fuser, toujours dans la bonne humeur, avec parfois en toile de fond une séance d’enregistrement menée par Steve Wagner. Lorsque nous étions là, Bob se consacrait entièrement à nous, comme si nous étions les personnes les plus importantes au monde. Cette impression là, on ne la ressent pas souvent… Je me souviens par exemple de ce jour où, perché sur son escabeau, il avait remis la main sur un enregistrement de Magic Sam qu’il croyait égaré depuis des décennies… Collectionneur de films français classiques, la soirée se terminait dans sa demeure autour d’un whisky à discuter cinéma dans une cinémathèque privée impressionnante et à visionner ensemble un vieux film avant d’aller se coucher tard, très tard… Bob Koester c’était cela. Un homme de partage, d’une culture et d’une gentillesse inouïes. Nos rencontres font partie des moments importants de nos vies d’amateurs de musiques afro-américaines. Sa complicité avec notre revue avait été quasi instantanée, nos partenariats furent nombreux et réguliers. Ce sont surtout les qualités humaines de Robert Koester qui vont nous manquer. Il vient de nous quitter à l’âge de 89 ans. Nous perdons un grand homme mais aussi un ami. Le numéro 40 d’ABS Magazine, en décembre 2013, lui avait consacré sa couverture et Jean-Pierre Urbain avait écrit – en guise d’éditorial – un texte à l’endroit de Bob Koester et de son équipe pour les 60 ans du label Delmark, que nous vous proposons de retrouver ici.
Nous souhaitons aussi rendre hommage à un autre homme passionné, cultivé, attachant et discret, qui vient malheureusement de tirer sa révérence : Pierre Charvolin. Il avait fait de l’escale à Orange pour les musiciens de Jazz et de Blues un rendez-vous incontournable. Tous les artistes savaient à l’avance qu’ils seraient très bien reçus et la plupart d’entre eux entretinrent durablement avec lui des liens de véritable amitié. Discrétion, humilité et gentillesse le caractérisaient. Nous nous croisions régulièrement devant les scènes de Chicago, Jazz à Vienne ou Porretta Soul. Manger une pizza ensemble et discuter après les concerts, dans le seul restaurant encore ouvert aussi tard dans la petite ville thermale italienne, était devenu une habitude. À plus de 94 ans, alors qu’il avait certainement vu plus de spectacles que nous tous réunis à la table, Pierre n’en loupait pas un instant, de la balance l’après-midi sous un soleil de plomb jusqu’à la dernière note à cette heure avancée de la nuit. La complicité avec sa fille Brigitte, photographe et elle-même pharmacien et passionnée de musiques afro-américaines comme papa, avait de quoi rendre jaloux n’importe quels parents. Nous pensons fort à elle, à sa famille et à leurs proches. Porretta (entre autres) sans Pierre Charvolin, n’aura plus jamais la même saveur.
Dans ce numéro 74, nous retrouvons d’abord Robert Lee Coleman. “L’homme paisible de Géorgie” a accordé à Jean-Luc Vabres un entretien lors de la dernière édition du Lucerne Blues Festival, avant Covid. Peu connu, le guitariste et bluesman Robert Lee Coleman a pourtant derrière lui une carrière remarquable. Il a joué aux côtés de James Brown, mais aussi avec Percy Sledge, Eddie Kirkland, sans omettre ses collaborations avec de nombreux musiciens originaires de son État natal, la Géorgie. Après un passage à vide, le label Music Maker l’aida il y a quelques années à trouver un second souffle, lui permettant d’accéder à des engagements intéressants des deux côtés de l’Atlantique. Puis Marin Poumérol met en lumière un autre artiste injustement sous-estimé, cette fois parmi les grands noms de la Soul : Jimmy Lewis (1937-2004), non seulement pour ses qualités vocales, mais aussi pour ses talents d’auteur-compositeur. Stéphane Colin nous présente « The New Orleans Collection », une sublime série en édition limitée réalisée par Newvelle Records comprenant quatre 33 tours de légendes de La Nouvelle-Orléans : Irma Thomas, Little Freddie King, Jon Cleary, Ellis et Jason Marsalis. Enregistrements originaux de très haute qualité réalisés entre janvier et mars 2020, ces pépites sont livrées dans un écrin somptueux. À découvrir d’urgence ! Robert Sacré revient ensuite – avec force détails et documentation – sur la vie de Robert Johnson, après la lecture approfondie de trois ouvrages récents consacrés au musicien du Delta : « La Ballade de Robert Johnson », « Up Jumped The Devil – The Real Life of Robert Johnson », « Brother Robert – Growing Up With Robert Johnson ». Un travail qui – si vous êtes comme moi – vous passionnera.
Plusieurs festivals ont dû renoncer à leur édition 2021 ; c’est forcément un crève-cœur pour leurs organisateurs et nous pensons à eux. Mais certains événements auront lieu, qu’ABS Magazine soutient de toutes ses forces : Jazz à Vienne, Gresiblues, MNOP (Périgueux), Jazz in Marciac, Blues en Loire, Blues Roots (Meyreuil), Blues Rules (Crissier). Certes, la pandémie à Covid 19 n’est pas terminée, mais la vaccination progresse. La venue de musiciens des États-Unis est pour l’heure compromise, mais de très belles programmations ont néanmoins été imaginées. J’ai eu de nombreux échanges avec les différents festivals pour préparer ce numéro et je dois avouer mon admiration envers ces équipes qui ne lâchent rien pour pouvoir donner du bonheur aux gens. Ils travaillent dur – malgré les difficultés et les incertitudes qui demeurent – pour que nous puissions nous retrouver devant une scène de musique vivante cet été et à l’automne. Tous ces gens – souvent de l’ombre – organisateurs, bénévoles, sont de purs passionnés, des magiciens. Il suffit de regarder les programmations ! Plus que jamais, notre présence y est nécessaire. Cet été, allons – enfin ! – aux concerts, pour notre plaisir mais aussi par respect pour ces équipes et pour tous les musiciens privés de public depuis des mois.
Enfin « last but not least », toute l’équipe d’ABS Magazine souhaite la bienvenue dans notre revue à une nouvelle plume, celle de Lola Reynaerts. Lola, excellente photographe et rédactrice, est une vraie passionnée des musiques afro-américaines et des artistes qui les font vivre. Elle renforce pour notre plus grande joie le « côté belge » de notre équipe et sa seule contribution abaisse de manière radicale la moyenne d’âge de la famille ABS !… (sic) Qui s’en plaindra ? Nous sommes sincèrement honorés et heureux de l’accueillir parmi nous.
Marcel Bénédit