L’homme paisible de Géorgie
• Tous les ans, des invités prestigieux sont conviés à se produire au cours du Lucerne Blues Festival. Le millésime 2019 accueillait – au sein d’une la liste de musiciens une nouvelle fois exceptionnelle, le guitariste et bluesman Robert Lee Coleman. Sa carrière est extraordinaire. Il a joué aux côtés de James Brown, mais aussi avec Percy Sledge, Eddie Kirkland, sans omettre ses diverses collaborations avec de nombreux musiciens originaires de son État natal, la Géorgie. Après un passage à vide, le label Music Maker dirigé par Tim Duffy l’aida il y a quelques années à trouver un second souffle, lui permettant d’accéder à des engagements intéressants des deux côtés de l’Atlantique.
Le rendez-vous est fixé pour 10h en ce matin de la mi-novembre. Robert Lee Coleman s’est levé de bonne heure, son petit-déjeuner est déjà pris. Il fait certes frisquet en cette saison en Suisse alémanique – la proximité de la neige se faisant sentir – mais pour le moment, chaudement habillé, il a choisi de griller une cigarette sur la terrasse de l’hôtel située face au majestueux lac des Quatre Cantons. Le soleil tente timidement de percer la fine brume matinale, tout est calme et paisible, à l’évidence il savoure ce moment… Nous aussi.
« Ma mère s’est longtemps opposée à ce que je joue de la guitare »
Je suis né à Macon dans l’état de Géorgie le 15 mai 1945, mais j’ai grandi dans la petite ville de Byron qui est située à une dizaine de miles de mon lieu de naissance. Je dois ma passion pour la guitare à mon beau-père ; c’était un excellent musicien, il aurait pu être l’un des premiers afro-américain à interpréter de la musique Country & Western. Il était vraiment très fort dans tous les styles musicaux. Il n’a jamais mis les pieds dans un club ou même enregistré. Son public, c’était celui du coin de notre rue où il jouait de temps en temps, ses engagements étaient réservés uniquement pour des soirées privées que l’on appelle chez nous des « House Parties ». Pour faire plaisir à ma mère, il a toujours refusé de m’apprendre à jouer de la guitare, elle était intransigeante sur ce sujet. Elle m’avait strictement interdit de toucher cet instrument. Mon beau-père avait l’habitude de ranger sa guitare derrière son lit et je le savais. Un samedi, alors que mes parents rentrèrent plus tôt que prévu, ma mère me surprit en train de toucher l’objet si convoité, je faisais alors simplement glisser mon doigt sur les cordes… Ça allait vraiment barder pour moi, je n’en menais pas large. Mon beau-père se mit en travers avant que je prenne une sacrée correction : « laisse le gosse tranquille je te dis ! », dit-il d’une voix ferme, ce qui coupa ma mère net dans son élan. j’évitai ainsi une bonne raclée. Au final, j’ai appris en autodidacte, je n’ai jamais pu prendre une seule leçon, je joue à l’oreille. Mais ma mère ne changea jamais d’avis…
Je me souviens durant cette période que le célèbre artiste louisianais Guitar Gable était venu passer quelques jours chez nous. C’était le frère de mon beau-père qui l’avait fait venir à la maison, tous les deux étaient proches. Il est naturellement venu avec sa guitare, il en joua plusieurs fois devant nous. Sa technique et sa dextérité avaient impressionné l’ensemble de ma famille, même ma mère avait été conquise ! C’était un excellent musicien et il une très forte impression.
« Grâce à l’église, j’ai enfin pu faire de la musique »
À l’image de nombreux artistes, c’est au sein de ma congrégation que j’ai pu finalement jouer de mon instrument favori. Quand j’avais treize ans, mes parents se sont séparés. Ma mère, qui était très pieuse, oublia par miracle son interdiction musicale lorsqu’elle se rendit compte que le pasteur de notre paroisse incitait les jeunes musiciens et chanteurs du quartier à rejoindre sa formation dominicale. J’ai sympathisé avec les membres de l’orchestre. Pour ainsi dire, nous étions quasiment tous des novices et nous sommes restés ensemble pour effectuer nos premières armes dès que nos parents nous ont laissé un peu plus de liberté. Pour beaucoup de jeunes musiciens, débuter ainsi en jouant à l’église tous les dimanches, c’était en quelque sorte une voie royale, un chemin tout tracé qui s’ouvrait devant toi si tu avais quelques aptitudes musicales. En prenant de l’assurance, j’ai pu accompagné des groupes locaux de musique sacrée comme les Silver Bells ou The Morning Stars.
« Percy Sledge : un très grand artiste et un homme sur qui on pouvait compter »
En 1964 à Macon, dans le club appartenant au fameux Clint Brantley qui avait fait de James Brown quelques années plutôt une incroyable vedette, j’ai fait la connaissance de Percy Sledge qui, de son côté, recherchait un guitariste pour partir en tournée. Je suis finalement resté six années avec lui ! Travailler à ses côtés a été un réel enchantement. Nous avons beaucoup voyagé à l’étranger, nous avons passé également pas mal de temps en studio pour enregistrer – à mon avis – des morceaux qui jusqu’à aujourd’hui n’ont pas pris une seule ride. J’ai eu beaucoup de chance d’être à ses côtés. J’ai le plus profond respect pour Percy Sledge, un très grand artiste et un homme sur qui on pouvait compter.
« James Brown : un personnage hors-norme »
Au milieu des années 50, c’est Clint Brantley qui a fait sortir James Brown de prison. Ce dernier avait eu quelques ennuis avec les autorités… Derrière les barreaux, il boxait, c’est la raison pour laquelle il avait un jeu de jambes exceptionnel lorsqu’il se produisait sur scène devant des fans déchaînés. James, juste après ses ennuis judiciaires, est parti en 1956 enregistrer son grand succès intitulé Please, Please, Please pour le compte du label Fédéral, sa carrière était définitivement lancée. Arrivé au sommet de l’affiche, il n’a jamais oublié la précieuse aide prodiguée par Clint et, pour le remercier, tous les ans il se faisait un point d’honneur de venir à Macon lui offrir une voiture neuve. Il était comme ça James Brown !
Clint Brantley était musicalement incontournable sur la ville de Macon. Son établissement était situé sur la 5e rue et s’appelait le Two Spot. Un soir, dans son établissement, il me dit : « James Brown souhaite t’engager dans son orchestre, si cela t’intéresse tu sais ce qu’il te reste à faire ! » Je restais bouche bée… « Quoi ? James Brown ? C’est une blague ? Tu en es sûr ? » J’ai regardé ma mère qui était venue avec moi ce soir-là, elle aussi n’en revenait pas. « Oui, James Brown te veut avec lui, c’est sûr, il me l’a dit », répéta t-il une nouvelle fois. Clint avait raison, l’icône de la Soul voulait que je rejoigne sa formation. Très peu de temps après en 1972, je me suis retrouvé dans son orchestre au titre de guitariste principal. Nous étions en tout treize musiciens. Dans la formation, il y avait toujours deux guitaristes et deux ou trois batteurs qui restaient dans les coulisses, si par malheur vous aviez fait quelque chose qui ne plaisait pas au patron, vous étiez aussitôt remplacé pour le prochain spectacle. Même si, à l’évidence, les caractères de Percy Sledge et de James Brown étaient diamétralement opposés, j’ai vraiment aimé faire parti de sa formation. L’homme n’était pas simple, il était très strict dans le travail, avait un œil sur tout et une oreille affutée, mais je n’ai jamais eu de problème avec cette immense star. J’ai toujours eu – et garde à jamais envers lui – le plus grand respect. C’était un personnage phénoménal, atypique à la scène comme dans sa vie. J’ai participé à plusieurs sessions qui sont rassemblées sur plusieurs albums. Il y a bien sûr le fameux Hot Pants, je lui ai proposé le riff à la guitare, il a dit oui sur le champs, cela s’est déroulé dans les studios Capricorn. James a toujours été très correct avec moi et m’a toujours crédité comme étant l’un des créateurs de ce succès. Nous avons ensuite enregistré d’autres compositions qui se trouvent sur l’album « Revolution of the Mind », à l’image du morceau Make It Funky, mais aussi sur le LP intitulé « Soul Classics ». Au final, je suis resté un peu plus de deux années à ses côtés? Cela peut paraître court, mais au final ce fut très intense !
« Eddie Kirkland : un artiste à couper le souffle »
Je ne regrette aucun de mes choix. J’ai toujours donné la priorité à la musique quelle qu’elle soit, Blues, Jazz, Soul, Country & Western. L’emploi du temps d’un musicien sans cesse en tournée est mal taillé pour avoir une vie de famille. Je me suis séparé de mon épouse en 1966, nous avons eu deux enfants, une fille et un garçon qui résident en Géorgie. Après mon passage chez James Brown, de retour chez moi, j’ai beaucoup joué avec des artistes de la scène locale de Macon ou qui étaient de passage en Géorgie. Il y en a un qui m’a particulièrement et définitivement marqué, c’est Eddie Kirkland. Quel musicien, quelle bête de scène, il était incroyable, je n’avais jamais vu ça ! Face au public, c’était un « monstre ». Sans crier gare, il donnait tout ce qu’il avait dans le ventre, et laisser son auditoire KO. Avant de monter sur scène la toute première fois où je fus à ses côtés, il me mit en garde : « Je te préviens Robert, mon premier titre dure plus de trente minutes ! », je restais sans-voix… Il fallait posséder une santé de fer pour le suivre au fil de ses engagements. À la fin de chaque concert, avec le groupe, nous étions tous littéralement lessivés, mais pas lui ! C’était une véritable force de la nature.
Music Maker Relief Foundation
Intégrer la compagnie Music Maker a été pour moi plus que bénéfique. Financièrement, cela m’a aidé à remonter la pente. Alors que je ne bougeais quasiment plus, j’ai pu à nouveau partir en tournée, travailler sur de nouveaux projets, j’ai enregistré deux albums intitulés « What Left » et « One More Mile ». Si je suis en Suisse aujourd’hui, c’est grâce au label de Tim Duffy !
Un rapide passage sur la page Facebook de Robert Lee Coleman, nous démontre qu’à 76 ans ce musicien reste toujours au sommet de son art et occupe toujours – dans différents clubs et événements – le haut du pavé de la scène de Macon en Géorgie. Placide et réservé, celui qui a pour idoles B.B. King et Bobby “Blue” Bland, a été au carrefour stratégique de toutes les musiques afro-américaines, il reste néanmoins fidèle à ses racines : « Je peux tout jouer, mais ma première maison c’est le Blues ».
Par Jean-Luc Vabres
Remerciements à Martin Bruendler, Guido Schmidt, à toute l’équipe du Lucerne Blues Festival et des Nuits de Fourvière, à Tim Duffy (musicmaker.org) et Ardie Dean