Un tatouage au fond du cœur
à Marco Glomeau…
• Harry Belafonte est parti rejoindre Dr King, Paul Robeson et Nina. Les figures tutélaires de l’autre temps s’en sont allées. Où l’on se sent plus vieux, moins utiles et moins compris… Une cruauté d’effet miroir collante, comme une seconde peau ridée… Geraint Watkins, pendant ce temps, partage son « Aide-mémoire ».
Et si on a beaucoup glosé sur le répertoire sucré de ce chanteur à la voix d’ange, on réécoutera avec gourmandise « Belafonte Sings the Blues ». Enregistré il y a soixante-cinq ans (1958, la belle année…), le vinyl tourne à la bonne vitesse sur la platine mémorielle. Avec Ben Webster et Plas “Pink Panther” Johnson, la section sax ténor déborde de chaleur et de gros son. La discrétion des claviers de Hank Jones et de Jimmy Rowles n’a d’égale que leur façon d’être, toujours présents au bon moment et seulement au bon moment. À quoi bon jouer toutes les notes, alors que seules les bonnes suffisent ?
Dans ce contexte, Harry Belafonte enchaîne les standards avec une grâce confondante. Chacun aura eu la dose qu’il mérite de covers de In the Evenin, Hallelujah I Love Her So ou God Bless The Child, mais il flotte ici une capacité à transcender le répertoire tout en le maintenant à distance, qui force le respect. Quand Roy “Little Jazz” Eldridge déconnecte d’un coup de trompette une version toute personnelle de Mary Ann, le terrain pour la suavité vocale de Harry parait déblayé. On découvre dès lors une partition désossée sur laquelle le respect pour l’œuvre originale est magnifiée par cette façon d’interpréter le répertoire à la juste portée. Je te prends, je te malaxe, j’en fais ma chose, mais je te respecte au plus profond. Mes successeurs dans l’ordre de l’interprétation seront aussi mes thuriféraires. On est assis à côté de Johnny Adams, de Lou Rawls et de Jimmy Witherspoon. Juste ce qu’il faut de classe personnelle pour imprimer sa marque de façon indélébile. Il y a dans une strophe de la version de Sinner’s Prayer plus de blues que dans moultes productions « bluesées » actuelles… O Tempora, O mores…
On en aimera encore davantage ces musiciens pour musiciens qui hantent nos nuits et nos souvenirs. Quand, en fin d’un concert dans le Parc Gamenson de Périgueux, Geraint Watkins remonte sur scène pour interpréter seul au piano une version définitive du Tennessee Blues de Bobby Charles, on se dit que la terre peut s’arrêter de tourner ; on aura connu cette impression de vol suspendu, d’apnée à pleins poumons, de marque indélébile qui reste gravée au plus profond, comme un tatouage au fond du cœur…
La compilation en deux CD de Geraint tombe à bon escient. Pour le moins… La modestie de l’homme l’empêche régulièrement de mettre en avant un carnet de bord fait de multiples participations à l’Histoire de la musique anglo-saxonne. De Clapton à Van Morison en passant par Nick Lowe, Rory Gallagher, Paul McCartney, Dr Feelgood, Tom Jones, Bill Wyman, Roger Daltrey, Dave Edmunds, The Blues Band, Mark Knopfler…, Geraint a tout fait, tout entendu et tout vécu.
Mais, bien au-delà de ce rôle de session-man indispensable qui lui colle à la peau, il a développé au fil du temps une carrière discographique personnelle du meilleur aloi. L’« Aide-mémoire » – en français dans le texte – qui couvre plus de quarante années de carrière, au gré d’une quasi dizaine d’albums, fait la part belle à un tropisme louisianais atypique et décalé. Pour un peu, cet artiste rare passerait pour le cousin gallois de Bobby Charles, Joe Barry ou Jimmy Donley. Easy to say’ Bon Temps Roulé résume à lui seul cette capacité d’appropriation d’une culture du désenchantement égrenée avec un feeling de fond du temps jamais tout à fait à l’heure. « Moi, j’marche doucement, j’suis pas pressé ».
On sent l’ami Benoît Blue Boy proche. Pas vraiment un hasard si ces deux musiciens ont multiplié les collaborations au gré du temps. « Allons Rock’n’Roll », produit en 1996 sous le vocable des Balham Alligators, pourrait sortir du « Parlez-vous français ? » de Benoît de 1990. Enregistré en 2004 avec Nick Lowe, Only a Rose possède, à l’instar du sus-nommé Tenessee Blues, cette capacité de sur-place frissonnant, capable d’imprimer sillon et cerveau dans le même instant.
Finir par le calypso de Harry Belafonte Man Smart, Woman Smarter – transformé par la grâce de Geraint Watkins et de ses Dominators de 1977 en R&B énergétique – va au-delà du simple clin d’œil. Une âme caraïbe qui s’échoue sur la côte de Gower, à quelques kilomètres de Swansea… Gageons que le membre des Muddy Gurdy, Marco Glomeau, trop tôt disparu, aurait apprécié la transgression.
Par Stéphane Colin
Remerciements à Malcolm Mills (The Last Music Company Limited) et à Bert Pijpers