Hound Dog Taylor

Hound Dog Taylor chez lui, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Un homme simple…

• Le cinquantième anniversaire de l’odyssée de la compagnie Alligator Records créée par Bruce Iglauer a donné lieu à de nombreuses publications, interviews et autres dans la presse papier, aussi bien que sur divers sites du web. L’importance de la figure de Hound Dog Taylor dans cette aventure étant primordiale, il est normal d’avoir pu lire bien des articles qui lui ont été consacrés. Nous souhaitions revenir sur un artiste tout à la fois « limité » et pourtant « porteur » du blues en tant que langage communautaire.

Le risque, bien évidemment, était de faire double emploi et d’écrire un article…, un de plus. Il y aurait, en outre, une base commune, car “le Dog” a connu une vie assez brève et une « carrière » plus courte encore. Attention aux redondances.

Hound Dog Taylor sur scène en club, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Je voudrais, en préambule, faire observer que Taylor est un grand absent. Très, très peu de dictionnaires, encyclopédies, vidéos et autres font état de son existence et de sa musique. Pour la critique et le public, Taylor était un sideman sans histoire. Une sorte de mobilier familier, voire désuet. Sa musique était d’un autre temps. J’ai donc opté pour une approche ciblée sur la nature d’un artiste particulièrement représentatif d’une partie des populations africaines-américaines qui demeurent défavorisées. En effet, l’abolition historique de 1865 et des nombreux textes en faveur des droits civiques n’ont pas pu, à ce jour, mettre un terme à la permanence des vieux antagonismes.

J’ai eu la chance de rencontrer Taylor à plusieurs reprises et d’avoir pu connaître non seulement le musicien, mais aussi l’homme. Un homme qui, par son vécu, déroule devant nous un destin ordinaire dans un pays toujours « infecté » par le racisme et qui est loin d’avoir pu éradiquer les préjugés et les actes violents. Les violences abjectes étaient monnaie courante dans les années 30. Je me souviens de Louisiana Red, chez moi, à l’occasion d’une tournée, évoquant le lynchage de son père en 1937… Il est difficile de comprendre la situation d’une population en proie à de nombreuses injustices.

De gauche à droite : Hound Dog Taylor, Brewer Phillips, Nicole Fanelli, Ted Harvey, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

C’est quand mon épouse Nicole et moi avons été invités chez Hound Dog en compagnie de Bruce Iglauer et de Wesley Race pour fêter son anniversaire dans une ambiance résolument joyeuse – sinon truculente –, que nous avons pour la première fois ressenti le poids de la différence entre deux communautés.

Quelques mots pour situer Hound Dog Taylor dans son environnement. Le lecteur souhaitant mieux le connaître trouvera tous les éléments nécessaires dans les multiples biographies qui circulent sur la Toile. Elles sont souvent des reprises tirées des mêmes entretiens. Rappelons tout de même quelques épisodes sa vie…

Theodore Roosevelt Taylor est né en 1915 dans le Sud, à Natchez, au bord du Mississipi, non loin de la Louisiane. Ce n’était pas un hameau lié à une exploitation agricole ou même une plantation. C’était une petite ville qui comptait alors autour de 12 000 habitants. Il y mena l’existence précaire de la plupart des habitants des quartiers noirs de l’époque. Il faut mentionner que son beau-père le mit à la porte, l’obligeant à gagner sa vie à l’âge de neuf ans…

Article du Chicago Reader de 1972 consacré à Hound Dog Taylor (collection André Fanelli).

Une liaison avec une femme blanche le force à fuir par crainte – fondée – de représailles. Averti à temps, il trompe la vigilance d’un groupe de lyncheurs et prend le premier bus pour Chicago en demeurant toute une nuit à dormir dans les broussailles, attendant le moment d’embarquer. Un voyage épuisant. D’autant plus qu’il doit encore subir la ségrégation : places confortables pour les Blancs, banquette exigüe pour les Noirs…

Un rappel historique vous aidera à mesurer le climat des villes sudistes entre les deux guerres. Tous les amateurs de blues connaissent sans doute quelques « Natchez Fire » gravés au lendemain de l’incendie, à Natchez, d’un grand dancing du quartier noir en 1940 faisant plus de 200 victimes. À cette occasion, le quotidien local – blanc bien entendu – titrait sans vergogne : « 209 noirs ont acheté un ticket à 50 cents pour l’éternité ». Un exemple de plus de la condition noire dans les terres sudistes…

Avant ce départ précipité, Hound Dog avait déjà commencé à arpenter le Sud. Depuis 1935, selon ses propres dires. Il s’était formé au gré des bœufs ou des prestations dans des bars ou dans la rue, comme nombre de ses pairs. Son parcours lui a fait côtoyer bien des légendes. Légendes pour nous et certainement pas pour tous. N’oublions pas que le blues n’était pas « La » musique majoritaire du peuple noir, mais la « musique du diable ».

Hound Dog Taylor avec une perruque, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Son arrivée à Chicago ouvrira un nouvel épisode de sa vie. La musique du Sud qui s’électrifie, des jobs disponibles et des attentes certainement raisonnables. Une vie qui « reste à sa place » mais qui a tout de même un attrait minimum.

Et le citoyen dans tout ça ? Plus que bien d’autres bluesmen, old timers ayant conservé une réserve devenue atavique quand il s’agit de parler de la question raciale, Hound Dog n’hésitait pas à formuler ses opinions. Taylor était quelque peu résigné à la condition de sa communauté. Il m’a paru réservé et même sévère avec les politiciens, idéologues ou militants de son époque. Les Black Panthers ou même Operation Push du Révérend Jackson, qui était au premier plan, n’éveillaient pas sa sympathie. Non seulement il doutait de la possibilité pour un Noir de devenir un jour Président mais, comme on le constate dans ses interviews, il craignait qu’une telle victoire génère plus de malheur qu’autre chose.

Hound Dog Taylor et son épouse, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

En attendant, il faisait partie de cette catégorie d’hommes qui ne demandent rien de plus à la vie que des femmes, du whisky et de quoi assouvir leurs plaisirs, de la musique au jeu. Seule comptait la musique qui était certainement le pivot de sa vie.

Tout le monde ne peut se retrouver dans l’appréciation de la musique du Dog. Mais elle est, sans conteste, une liqueur corsée. Taylor avait débuté par le piano. Je dois avouer que je n’en ai jamais entendu parler durant mes deux séjours. Et moins encore jouer. Je me demande à quoi sa musique devait ressembler. Le piano ne se livre pas facilement. Pensez à Skip James, Hopkins voire T. Bone. Il n’ont pas trouvé leur expression pianistique en délaissant de temps en temps les six cordes.

Je ne place pas Hound Dog au pinacle des super musiciens. Il est très loin des prouesses gratuites. Il est à l’écart des grand-messes qui glorifient la plupart du temps des musiciens blancs. Je ne m’enferme pas dans un déni caricatural. Nombre d’artistes blancs savent jouer.

Hound Dog Taylor en couverture du 1er numéro du Boston’s Only Blues Magazine (collection André Fanelli).

Le très petit nombre d’interviews montre peut-être que la vie simple d’un homme ordinaire, représentatif de cette simplicité même, ne peut nous intéresser. Pour eux, il est nécessaire d’aborder des artistes, instrumentistes ou chanteurs, en utilisant leurs propres règles sans respecter vraiment les artistes. Car, au passage, n’oublions pas que la musique de Hound Dog Taylor ressort d’un art. L’art brut que nous avons appris à connaître.

Attendre de Hound Dog Taylor ou de nombre de ses confrères qu’ils se prêtent à des recherches ethno-musicales, à des analyses techniques, à des compilations de guitares ou d’amplis, n’a guère d’utilité pour qui veut aller au cœur d’une culture populaire. On pourrait même dire une culture prolétarienne tant l’histoire du blues démontre que c’est le plus souvent au sein des couches les plus pauvres, parmi les ouvriers agricoles, les travailleurs sur les routes, parmi ceux qui ne savent pas lire que cette musique émerge, sorte de théâtre de leur vie. Leurs chansons ne sont rien d’autre qu’un des multiples chapitres du livre de leur existence. Cette relation se retrouve dans une culture « cousine » ; la country. Il me vient à l’esprit le Hank Williams You Wrote My Life de Moe Bandy dans lequel le chanteur construit ses paroles en utilisant des titres de hits de Williams.

Hound Dog Taylor jouant de la basse lors de son anniversaire, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Taylor regrettait l’éloignement du public noir. Des jeunes en particulier. Et même s’il ne manifestait pas d’animosité vis-à-vis des jeunes admirateurs, il s’inquiétait.

L’importance du nombre de musiciens blancs a pris une telle ampleur qu’on peut aujourd’hui considérer la voix de Taylor comme une voix prophétique.

Répondant à une question de Wesley Race sur ce qu’il pensait des musiciens blancs qui jouent le blues, Hound Dog déclarait (en 1972) : « Le Blanc devient un Noir et le Noir devient un Blanc. Je vous le dis, si le Noir continue à faire l’imbécile, le Blanc prendra le blues aux Noirs ».

De gauche à droite : Ted Harvey et Hound Dog Taylor, coulisses d’un club, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Mais, en tout cas, une chose est certaine : il avait trouvé « le son ». Un son chamanique zébrant l’espace. Une sorte de cocktail sonore où se mêlent le sifflement du rasoir et les rythmes obstinés du marteau piqueur. Dès lors à quoi bon changer ? Bruce Iglauer raconte qu’il a vu son poulain, lors d’un soundcheck dans un festival, utiliser un Fender et une Les Paul. Rencontre sans lendemain. « Il avait le même son », commente Bruce.

Donner du bonheur n’est pas si évident. Il faut un petit quelque chose qui confère une grâce. Laissons un expert s’il en fut, Stevie Ray, nous résumer sa vision d’Hound Dog :  « Ce que faisait Hound Dog en terme de technique n’est pas difficile. Vous pouvez vous accorder en open tuning et trouver ses notes… Hound Dog jouait du Elmore James simplifié, avec des slide chords  et des notes sur les cordes « individuelles », mais son groove… son rythme … Hound Dog c’était le groove ! »

De gauche à droite : Bruce Iglauer, Ted Harvey, Hound Dog Taylor, unknown, Wesley Race, B.B. Junior, Brewer Phillips,  backstage du High Chapparal, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli Chicago 1972, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Je veux terminer cette évocation en revenant sur un épisode particulièrement émouvant pour moi. J’ai pu constater par la suite que nous n’étions pas les seuls à avoir bénéficié de cette attention quasi « paternelle ». Nous revenions d’un gig à l’extérieur de Chicago. Il devait être deux heures du matin et nous avions stoppé pour nous rendre dans une station-service/restaurant histoire de rattraper les fatigues du concert autour de hamburgers spongieux et d’un un café infâme. Taylor mangeait en silence en nous regardant avec attention. Il semblait songeur, préoccupé. Soudain, il nous posa plusieurs questions inattendues : « Avez-vous vos parents ? Vous aident-ils pour vos études ? Ce sont sûrement des gens bien… Savent-ils où vous êtes en ce moment ? ».

De gauche à droite : Hound Dog Taylor et unknown, maison de Hound Dog Taylor, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Il nous adressa un gentil sourire et nous conseilla de ne pas fréquenter des gens comme lui, les bluesmen et leur univers, en précisant que tout ce que disaient les musiciens et leur entourage n’était que bullshit et que nous perdions notre temps avec eux. Nous étions tout jeunes confrontés à une sorte de sentiment paternel… Mais notre temps, nous ne l’avons certes pas perdu. Le contact direct avec ces femmes et ces hommes liés au blues par leur statut social, derniers témoins déjà en ce début des années 70 d’une culture qui n’était plus en phase avec la jeunesse ou les classes moyennes émergentes qui façonnaient une nouvelle sociologie des populations africaines américaines sans pour autant parvenir à éradiquer le racisme et tout ce qu’il implique, fut précieux.

Pur produit du destin subi par ses frères de race, Hound Dog acceptait les choses en essayant de s’en tirer au mieux. « Roi » du Florence’s et autres bars, tavernes ou cabarets, il se réjouissait pourtant d’avoir accès à de nouveaux publics.

Blue Flame Magazine (collection André Fanelli).

Sans la rencontre avec Bruce Iglauer et sans le dynamisme de ce dernier, Taylor aurait poursuivi une brève carrière, confinée pour l’essentiel dans l’univers noir, dans un monde effiloché. Peut-on imaginer Taylor, devenu une star, adopté par la clientèle blanche au titre de Rock and Roller et jouant dans des stades géants bondés ? Cela me parait difficile… Certains artistes ont réussi à forcer le passage. Au prix d’un aggiornamento stylistique parfois regrettable. Il n’est pas facile d’amender une expression aussi enracinée que le blues classique.

De gauche à droite : André Fanelli, Hound Dog Taylor et Bruce Iglauer, Chicago, 1972. Photo © Nicole Fanelli

Rappelons-nous que le grand Bob Koester n’avait pas jugé utile d’enregistrer Hound Dog Taylor. Trop rock ? Erreur d’appréciation ? Qui le sait, et la question est aujourd’hui sans grand intérêt.

L’essentiel demeure. Le bruit et la fureur. Le bruit : celui de la clameur d’un peuple malmené, humilié. La fureur : celle qui éclate forcément quand il ne reste rien que la révolte.

Au fil de ces souvenirs qui couvrent bien des décennies j’ai, comme tous mes congénères, reçu insidieusement le colis malfaisant des années. Sans doute ai-je oublié ici ou là, certains évènements. Pas la musique. Pas le tsunami de son rire. Et les guitares ! Ne les oublions pas. Objets sacrés s’il en fut.

Derrière une modestie franciscaine, les diverses productions asiatiques qu’il avait choisies s’offraient sans retenue à son appétit sonore. Il y a quelques années j’ai eu le plaisir, chez Bruce, de me faire tirer le portrait la guitare sacrée en main. J’ai ainsi fait mes dévotions à cet instrument magique et communié avec tous les fans. Au vu de mes talents très hypothétiques, cette guitare ne méritait pas cela. Il y a certainement plus de sites consacrés à ces instruments qu’à l’instrumentiste lui même. Kawai kingston SD4 0u autres, elles me faisaient penser à certains instruments ayant séduit les bluesmen. L’horrible guitare italienne d’Hubert Sumlin par exemple. Comme j’ai pu le constater au cours de conversations lors d’une tournée du Chicago Blues Festival ou au Big Duke’s, Hubert en était assez satisfait.

Hound Dog Taylor et Ted Harvey, Chicago, 1972. Photo © André Fanelli

Laissez moi retrouver, en conclusion, le souvenir d’un club sur un campus. La salle ne m’a pas marqué. Ce qui reste gravé en moi, ce sont ces trois types qui se dirigent dans la pénombre vers leurs amplis et leurs drums et s’installent en échangeant quelques mots. Comme si nous n’étions pas là. Et d’un coup, d’un seul, Taylor se tortille sur sa chaise et fait hurler le slide sans préavis ni précautions. Nous prenons tout ça en pleine face et nous nous sentons emportés de façon irrésistible. Seul le joueur de flûte de Hamelin dans la légende a fait mieux ! Seul un blues lent, qui se fait attendre, vient nous permettre de reprendre un pouls régulier… Jusqu’au prochain boogie…


Par André Fanelli