Les légendes de Bayou City
• Dans les quartiers noirs des grandes villes américaines victimes de la ségrégation, s’est développée au cours du XXe siècle une vie économique et culturelle intense. Le Blues y était très présent. Beale Street à Memphis, Tennessee, Hastings Street au cœur du Black Bottom de Detroit, Michigan, Nelson Street à Greenville, Mississippi et Farish Street à Jackson, Mississippi étaient les épicentres des diverses activités musicales des afro-américains. Houston, Texas, surnommée “Bayou City”, fut créée en 1836. La ville connut un premier découpage administratif en quatre districts. Le troisième, le “Third Ward”, devint assez vite un quartier afro-américain. Autour de Dowling Street fleurirent églises nombreuses, bureaux d’avocats, commerces divers, salons de coiffure, bars, tavernes et autres lieux où le Blues était roi. Hélas, au cours des années 1970, ce quartier connut un important déclin…
La forte croissance de la population obligea les autorités municipales à créer deux autres districts. Le cinquième – le “Fifth Ward” – dont la rue artérielle est Lyons Avenue, fut, dès 1900, occupée par des créoles noirs venus de Louisiane. Il contribua ainsi à l’éclosion du Zydeco. Michael Tisserand, dans son livre « The Kingdom of Zydeco » (Spike Edition 1999 – réédition Arcade Edition 2016), soutient que l’importance de Houston dans le développement du Zydeco est comparable à l’impact de Chicago sur le Blues. En outre, pendant les années 1920 et 1930, le “Fourth Ward” était le quartier où se produisaient les pianistes itinérants de style barrelhouse, connus sous le nom de “Groupe de Santa Fe”. Robert Shaw, Buster Pickens, Pinetop Burks, Rob Cooper, Black Boy Shine, Andy Boy, Big Boy Knox empruntaient les trains de la ligne de chemins de fer Atchison, Topeka and Santa Fe Railroad qui passait par Houston. Ne jamais oublier que le piano fut un instrument fondamental du Blues texan et donc de Houston.
Quels étaient les lieux où le Blues s’épanouissait ? Dans le “Third Ward”, à l’angle de Dowling Street et Elgin Street trônait le luxueux El Dorado Ballroom créé à la fin années 1930s par Anna Dupree et son mari Clarence. S’y produisirent dans les années 1950s et au début des sixties Etta James, Bill Doggett, Ray Charles, Jimmy Reed, T. Bone Walker, Charles Brown, Guitar Slim, … Les samedis soir entre 500 et 600 clients se pressaient dans ce lieu prestigieux. Hélas la disparition de ce club serait due à l’absence de parking pour les voitures, au moment où l’automobile se développait à tous crins.
Le Club Ebony était aussi un lieu d’un certain standing. À côté nombreux étaient les bars et clubs misérables, souvent dans des bâtiments en bois, à destination de la clientèle pauvre. Dans une ambiance juke joint assurée, le roi était Sam Lightnin’ Hopkins qui, une fois installé à Houston, gravita sur les scènes des clubs du “Third Ward” et Dowling Street, une rue ambiguë où se côtoyaient les artistes itinérants et les stars de la musique afro-américaine. Parmi les clubs, à l’opposé complet de l’El Dorado Ballroom, on trouvait le Shaddy’s Playhouse, qui fut un creuset pour de nombreux artistes talentueux de Blues : Johnny Copeland, Albert Collins, Johnny Guitar Watson, Elmore Nixon, Teddy Reynolds, Joe Hughes, …Selon l’estimation de ce dernier, le Shady’s Playhouse pouvait contenir 200 à 250 personnes et était complet chaque week-end.
Plongeons dans le “Fifth Ward” et Lyons Avenue où la musique afro-américaine brillait aussi. Deux lieux mémorables : le Club Matinee sis Lyons Avenue et Erastus Street, et The Bronze Peacock Dinner Club, lieu afro-américain le plus sophistiqué du Sud profond créé en 1945 par Don Deadric Robey. S’y produisirent T. Bone Walker, Louis Jordan, Ruth Brown, Lionel Hampton, … C’était un peu Las Vegas à Houston. En outre, les meilleurs chefs de cuisine y étaient embauchés. L’activité de ce très chic club ne dura que huit années. Mais le louche Don Robey n’abandonna pas la musique. Il créa une firme de disques, Duke-Peacock et ses filiales Song Bird, Back Beat et Sure-Shot, qu’il dirigea d’une main de fer avec des méthodes pas très orthodoxes jusqu’à sa retraite en 1973.
Il possédait aussi la Buffalo Booking Agency dans laquelle l’Afro-Américaine Evelyn Johnson eut un rôle important. Au sein de cette agence, elle s’occupa d’un certain B.B. King. Ce qui explique pourquoi de nombreux musiciens originaires de Houston tel le trompettiste Calvin Owens furent membres de l’orchestre de B.B. King.
Autre établissement célèbre du “Fifth Ward” : le Continental Lounge and Zydeco Ballroom où, comme son nom l’indique, Zydeco et blues texan se côtoyaient. Tout près de ce club, on pouvait apprécier la musique afro-américaine au Silver Slipper ; ou à l’Alfred’s Place créé en 1962. Ici, Clifton Chenier résidant à Houston s’y produisit chaque semaine pendant plus de cinq ans, accompagné d’un joueur de washboard. Le roi du “Third Ward”, Lightnin’ Hopkins, y aurait très souvent fait des incursions pour accompagner son ‘cousin’ Clifton Chenier. Zydeco et Downhome Blues s’y mêlaient allègrement.
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, Lyons Avenue était devenue misérable, un véritable coupe-gorge. Stay Off Lyons Avenue (Arhoolie CD 375) chantait le superbe bluesman Juke Boy Bonner arrivé à Houston quand il était encore un teenager. Il y avait même un endroit appelé Blood Alley qui fut baptisé “Pearl Harbor” dans les années 1990 à cause du grand nombre de morts violentes quotidiennes. De nos jours, Lyons Avenue est redevenue un lieu fréquentable en toute tranquillité ; tout comme dans Dowling Street, la mixité sociale s’y est développée. Des gens d’origines diverses s’y côtoient et y vivent ensemble en bonne harmonie. Une nouvelle vie bienvenue pour ces quartiers.
La création de studios d’enregistrements à Houston contribua beaucoup au développement du Blues de cette ville. Cela attira de nombreux musiciens en quête de gloire grâce à l’enregistrement et la diffusion de disques. En 1941, dans un quartier populaire du sud-est de Houston, Bill Quinn ouvrit Gold Star Studios, toujours en activité et appelé maintenant Sugar Hill Studios. Là enregistrèrent Lightnin’ Hopkins, Albert Collins, Bobby Blue Bland, George Jones, Willie Nelson, The Big Bopper, Harry Chaotes, Clifton Chenier, O.V. Wright, Junior Parker, Freddy Fender, Mighty Clouds of Joy, Beyoncé, … Combien de tubes sont-ils sortis de ce studio !
Autre lieu de Houston d’où apparurent d’importantes productions : ACA Recording Company que Bill Holford fit naître en 1948. Cette entreprise disparut en 1985. Accompagnant l’ouverture de studios d’enregistrement, émergèrent quelques compagnies indépendantes de disques. Bill Quinn et Gold Star Records publièrent les superbes enregistrements de Lightnin’ Hopkins disponibles sur deux compact discs Arhoolie (« The Gold Star Sessions Vol.1 et Vol.2 » – CD Arhoolie 330 et 337). Le très éphémère label Macy Records, deux ans d’existence de 1949 à 1951, présenté comme “Queen of Hits” parce que créé et dirigé par une femme, Macy Lela Henry, produisit deux classiques : Wintertime Blues (du chanteur-guitariste de Houston, Lester Williams), et Bon Ton Roula (de Clarence Garlow venu de Louisiane mais résidant à Houston). Saul M. Kahl inaugura, en 1948, Freedom Records. En plus de disques de Big Joe Turner, Freedom grava des disques du chanteur-guitariste Goree Carter dont le classique Rock Awhile, des pianistes Little Willie Littlefield et Lonnie Lyons. N’oublions pas le batteur “King” Ivory Lee Siemen. Il créa Ivory Records. Il produisit quelques disques de Lightnin’ Hopkins, mais surtout des enregistrements de l’exceptionnel joueur de lap-steel guitar Harding ‘Hop’ Wilson qui ne sortit jamais des bouges du ghetto de Houston. L’un des principaux divulgateurs du Blues et du Zydeco produits à Houston fut l’admirable et regretté Chris Strachwitz et sa firme de disques californienne Arhoolie Records.
Revenons à l’incontournable personnalité du monde musical de Houston, Don Robey, sans qui l’histoire du Blues de cette ville aurait été différente. Celui-ci lança la firme disques Peacock en 1949 qui rencontra très vite le succès avec de formidables formations de gospel : the Five Blind Boys of Mississippi, the Sensational Nightingales, the Dixie Hummingbirds, Reverend Cleophus Robinson, … et le lancement de Clarence Gatemouth Brown. Avec l’acquisition de la firme de Memphis, Duke, Don Robey va développer le côté Blues et Rhythm & Blues avec Bobby Blue Bland, Little Junior Parker, Johnny Ace, Roscoe Gordon, Memphis Slim, Jimmy McCracklin, Little Richard, Big Walter Price, James Booker, Big Mama Thornton, … Puis la Soul avec le superbe chanteur O.V. Wright. Tous les artistes produits étaient afro-américains et leurs disques à destination de ces mêmes afro-américains.
Autre personnalité importante dans la promotion du Blues de Houston : Lola Ann Collum, elle-même d’origine afro-américaine, fut séduite par la musique du roi de Dowling Street et du “Third Ward”, Sam Lightnin’ Hopkins. Elle l’envoya à Los Angeles. Hopkins enregistra alors pour Imperial. Ainsi débutait une carrière discographique au résultat artistique impressionnant. Lola Ann Collum découvrit aussi le chanteur-pianiste Amos Milburn né et mort à Houston.
T. Bone Walker, artiste qui n’était pas de Houston, a laissé une forte empreinte sur les guitaristes de la ville. Songez à Johnny Guitar Watson, Johnny Copeland, Texas Johnny Brown (originaire du Mississippi), Milton Hopkins le cousin de Sam Lightnin’ Hopkins, Roy Gaines, Joe Guitar Hughes, Clarence Hollimon, Clarence Green, Jimmy T99 Nelson, Pete Mayes, Little Joe Washington, …
Après un long déclin, la scène de Houston reprit du poil de la bête à la fin des années 1990s et au début du vingt-et-unième siècle. De nombreux clubs ouvrirent alors non loin des gratte-ciels du cœur de la cité. Le Reddi Room, le White Oak Bayou Inn, le Black Forest Tavern, le Fitzgerald, le Club Hey Hey. Un échange de courriers électroniques avec Roger Wood, l’auteur de « Down In Houston – Bayou City Blues » (University of Texas Press 2003) avec des photographies de James Fraher et de « House of Hits » en collaboration avec Andy Bradley (University of Texas Press 2010) – deux livres indispensables – m’a servi de socle pour ce bref article. Roger Wood m’a aimablement informé sur la vie du Blues dans Bayou City en ces années 2020. Hélas, presque tous les artistes du temps de la splendeur du Houston Blues sont morts.
Actuellement quelques chanteuses tiennent le haut du pavé de la scène de Houston : Jewell Brown, 86 ans, qui se produit parfois sur scène et a publié un remarquable cd, il y a quelques mois, « Thanks For Good Ole Music and » (Nic Allen Music Federation – MF 22 JB 010), la magnifique Diunna Greenleaf, l’excellente Trudy Lynn, Keesha Prat et la nouvelle venue Annika Chambers.
L’un des meilleurs musiciens de Houston est le fringant septuagénaire Leonard Lowdown Brown dont Music Maker Foundation vient de publier le premier excellent cd « Blues Is Calling Me ». J’ai eu la chance de le voir sur scène et de l’interviewer avec Jean-Luc Vabres lors de l’Eastside Kings Festival d’Austin en septembre 2023, grâce à l’ami Eddie Stout. Je vous garantis que le musicien est excellent et qu’il serait bon que quelque tourneur français s’intéresse à lui.
Enfin, c’est à Houston qu’a été découvert l’un des futurs très grands du Blues, le chanteur-guitariste Mathias Lattin. Il n’a que 20 ans, mais son ccd « Next Up » (Vizztone Records) et ses prestations scéniques sont impressionnantes. Quant aux clubs des “Third Ward” et “Fifth Ward”, ils ont tous disparu. Le Bronze Peacock Ballroom and Peacock Recording Studio est maintenant un bâtiment vide. Ce fut une église quelque temps. Deux des meilleurs endroits pour écouter de la musique afro-américaine sont dans la banlieues de Houston : le Big Easy (qui programme du Blues et du Zydeco) et l’Emmit’s Place (où Blues et Jazz se partagent l’affiche).
Si tous les artistes de Blues cités au cours de cet article consacré à Bayou City – c’est-à-dire la ville de Houston – continuent de nous passionner, c’est qu’ils sont plus réels que la réalité, qu’un fruit, qu’un disque. Chaque éclat de guitare et chaque accord de piano venus de Houston sont une morsure, un chant âpre comme une dague à la recherche d’une plaie mal cicatrisée. Nous sommes loin du clinquant dont ce nouveau siècle nous abreuve, qui déverse le Blues à grande louchée à destination des croisiéristes et des festivaliers caucasiens. La valeur que ces musiciens ont à nos yeux ne baissera jamais avec le temps, puisqu’ils sont ce qui nous aide à vivre. Ils ont contribué à la constitution de notre nature, grâce à leurs chansons, malgré la grande escroquerie du vingtième siècle qui a subrepticement renversé l’échelle des valeurs et les médias publicitaires qui ont divulgué un nombre infini de sottises. L’influence s’est effacée devant la pâle imitation. Tout amateur de Blues ne se définit pas par ce qu’il sait, mais par ce qu’il ignore.
Gilbert Guyonnet
Toute ma gratitude à Roger Wood pour ses informations et sa documentation