Jack Owens

Jack Owens chez lui, Bentonia, 1967. Photo © David Evans

Figure du Bentonia blues

• Le 19 février 1997, à l’âge (probable) de 92 ans (si on se base sur le 17 novembre 1904 comme date de naissance), Jack Owens, de son vrai nom L.F. Nelson, décédait. Il était pour beaucoup d’amateurs l’un des derniers représentants d’une lignée de bluesmen traditionnels d’un autre temps… Même si nous avons heureusement pu découvrir grâce à Jimmy “ Duck” Holmes que son héritage ne s’est pas éteint avec lui, les choses étaient néanmoins différentes à sa disparition, date qui était pour pas mal de gens synonyme de « fin du Bentonia blues ». Il laissait derrière lui un vide, à l’image d’une personnalité insuffisamment enregistrée dont la philosophie de vie personnifiait à la perfection le bluesman traditionnel. 

Si Skip James a jusqu’alors été le seul musicien de Bentonia à glaner un succès et surtout une réputation importante en dehors de sa communauté, il est instructif de remarquer – comme le souligne David Evans – qu’« il n’est jamais mentionné comme un bluesman éminent par les gens de Bentonia » – communauté à laquelle James n’était pas particulièrement attaché et où il ne séjournait plus pendant sa redécouverte, si on en croit les propos de Stephen Calt qui mentionne que James « ne re-jouerait pas (après sa re-découverte) à Bentonia, même pour 10 $ la minute » (78 Quarterly, 2). 

Jack Owens, backstage, festival d’Utrecht, 1995. Photo © Jean-Pierre Urbain

Les choses sont très différentes dans le cas d’Owens. Inconnu en dehors de Bentonia jusqu’à sa découverte en 1966, c’est lui – avec Stuckey probablement – qui semble être devenu le point de référence pour les locaux, comme en témoigne Jimmy “Duck” Holmes (cf. interview ABS Magazine N°15, septembre 2007). Avec les années de recul, il est dès lors intéressant de rappeler à quel point sa découverte a été le fruit d’un heureux hasard. Suite à sa redécouverte en 1964, Skip James fut à maintes reprises interrogé sur l’existence d’autres musiciens partageant avec lui ce style de Bentonia. Aussi bizarre que cela puisse paraître, Skip James ne citera jamais Jack Owens. Il en mentionna un certain nombre à David Evans en 1966, dont le talentueux guitariste Cornelius Bright, plus jeune d’une vingtaine d’années, mais jamais Owens, alors que celui-ci affirma par la suite avoir souvent joué avec Skip James dès les années 30. Si on ajoute à cela le fait qu’Owens et James ont été mariés à deux sœurs, on ne comprend pas ce silence. Etait-ce pour éviter une compétition  trop ardue ? Par peur de perdre cette image de « créateur unique » ? On ne le saura jamais. C’est Cornelius Bright qui introduira ce dernier auprès d’Owens la nuit après avoir enregistré pour Evans. Pour David Evans, c’est un choc : « Je n’étais pas préparé à entendre ce que j’ai entendu cette nuit là ! Non seulement Jack Owens jouait le blues comme Skip James, il le jouait et chantait mieux  !… » (Testament T-2222). 

Jack Owens chez lui, Bentonia, 1969. Photo © David Evans

« Après avoir entendu Jack, je n’ai jamais pu me défaire de la suspicion que Skip avait délibérément omis de me parler de lui ; ayant peur que Jack ne puisse faire de l’ombre à sa célébrité et à son succès de l’époque » (…) « À cette époque, je considérais Jack Owens comme le plus fort des deux ; et je pense toujours qu’il était meilleur que Skip n’a jamais été pendant sa période de redécouverte. » (Blues Revue Quarterly, 12, 1994). 

Ces quelques lignes soulignent à quel point le talent du personnage impressionna David Evans par sa force et, dans un sens, par son originalité car, même si il partage avec Skip James ce son de Bentonia et une grande partie de son répertoire, Jack Owens est une personnalité à part entière, plus rural que James, mais aussi meilleur chanteur – à mes oreilles – que le Skip James d’après sa redécouverte. Le blues envoûtant de Jack Owens a un rythme plus soutenu, finalement plus rural que celui de Skip James, reflétant sans aucun doute le mode de vie d’Owens et le fait que Jack Owens a, pendant toutes ces décennies, fait danser les habitants de Bentonia dans les juke-joints du coin. On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il serait advenu si il avait été découvert 35 ans plus tôt ?… 

Jack Owens (guitare) et Bud Spires (harmonica), sur le porche de Jack Owens, Bentonia, 1970. Photo © David Evans

Les débuts d’Owens à la guitare sont vagues ; il aurait appris ses premières notes très jeune auprès de son père et d’un oncle. Pour la suite, les versions varient d’une interview à l’autre, ou pour le moins dans la manière dont elles furent rapportées. David Evans mentionne que  Jack Owens joua avec Skip James dans les années 30 et apprit probablement lui aussi avec Stuckey ; dans une interview donnée à Gayle Dean Wardlow, il aurait mentionné avoir appris en regardant Skip James, alors qu’après la mort de Skip James, Jack Owens affirme avoir appris pas mal de choses à Skip James (cf. Robert Nicholson, «  Mississippi Blues Today », 1999, Da Capo Press). Allez savoir !

Jack Owens chez lui en 1969. Photo © David Evans

Sa vie (relatée en long en et large dans les articles de David Evans) a été parsemée de moments heureux et de moments difficiles. Quand Evans le découvre, il apparaît qu’il n’a quasi jamais quitté les alentours directs de Bentonia. De son côté, Skip James bourlinguait déjà depuis un certain temps quand il participa à cette fameuse audition chez H.C. Speir à Jackson en 1931. Est-ce cela qui explique qu’il faudra attendre 1966 pour qu’il soit découvert et enregistré ? Le quotidien d’Owens était fait de ses terres et de son terroir, il cultivait, élevait des cochons, s’occupait de son tracteur et de sa mule, s’adonnait à la pêche… Fermier pendant presque toute sa vie, il fut aussi tenancier d’un juke-joint qu’il avait ouvert chez lui, perdu dans la campagne de Bentonia. Ouvert du vendredi soir au dimanche soir, il y vendait son alcool pour accompagner ses sandwiches de viande grillée ; la musique venait d’un juke-box qu’il débranchait parfois pour jouer avec Bud Spires ou avec des musiciens locaux du Delta venus faire la fête. 

Jack Owens juke house, 1970. Photo © David Evans

Jack Owens était l’archétype du bluesman rural. Comme le remarque David Evans : « Il était un des très rares musiciens de sa génération que j’aie pu rencontrer à l’époque (dans les années 60) qui était encore en activité, jouant activement du blues dans un contexte communautaire, sans influence aucune du folk revival et sans faire aucune concession aux tendances commerciales des dernières décennies » (Blues Revue Quarterly, 12, 1994).  C’est cette image qui servira aussi sa réputation et sa relative popularité auprès du public de blues traditionnel. Il gagna en 1993 un National Heritage Award en reconnaissance de son talent (une somme rondelette de 10.000 dollars qu’il garda toujours cachée sur lui, sous sa chemise). Ceci  l’amena à jouer dans des festivals plus importants aux États-Unis et ainsi à subvenir à ses besoins, ayant pas mal de difficultés. Il enregistra également au cours des années 80-90 diverses petites sessions improvisées à Bentonia, des field recordings essentiellement, et apparaîtra dans divers documentaires dont « The Land Where The Blues Began » d’Alan Lomax et « Deep Blues ». Son image de vieux bluesman rural sans concession sera par ailleurs utilisée avec talent par Elma Garcia qui réalisa, pour la marque de jeans Levi’s, un spot commercial en 1995 (http://www.planetpoint.com/elma_garcia/index2.html).

Jack Owens (guitare) et Bud Spires (harmonica), chez Jack Owens, Bentonia, 1985. Photo © Joseph Brems

Dès la fin des années 70 et jusqu’à sa mort, ce personnage aux dents d’or verra également défiler chez lui d’innombrables visiteurs et musiciens blancs, européens, japonais et autres, prêts à laisser quelques billets et une bouteille pour avoir le privilège de le voir jouer chez lui, de le rencontrer quelques instants, de prendre quelques photos ou d’apprendre quelques phrasés de guitare. Si ces visites pour Owens constituaient une petite source de revenu appréciable, elles permirent aussi à certains de revenir avec des souvenirs croustillants. C’est le cas de Daniel Droixhe qui lui rendit visite fin des années 80 : « Armé d’une bouteille de Jack Daniels – la première de la journée – nous nous sommes rendus le lendemain à la maisonnette en bois de Jack Owens, sous une pluie battante, conduits par Jimmy Holmes. Jack nous attendait en compagnie du légendaire Bud Spires » (…) « Il empoigna sur le poêle, qui était froid, une douze cordes… qui n’en avait que six. Il entama Hard Time Killing Floor, Devil Got My Woman et d’autres standards de Skip James en compagnie de Bud Spires, sous l’œil attentif de mon fils. Un break permit à celui-ci d’aller avec Jimmy au magasin rechercher du whisky. Je n’osais pas trop dire à Jack que je m’essayais au répertoire de Skip James. Mais comme il s’échauffait, et comme on avait une guitare dans le coffre (apparemment la douze cordes de Jimmy), il voulut voir comment je m’en sortais, et je me mis de la partie. Je ne suis pas sûr que l’essai fut très convaincant. Jack Owens, pour cette leçon qui dura une heure, me réclama une somme rondelette, que je n’étais pas réellement en mesure de donner. L’atmosphère devint plus fraîche. Il me parla de ce que lui avaient offert des Japonais deux semaines auparavant pour une interview. Il me prit finalement par le col et, malgré ses 83 ans, me jeta dehors, pas trop fier, parmi les cochons qui grognaient dans la gadoue devant la maison. »

De gauche à droite : Jack Owens, Daniel Droixhe et Bud Spires, Bentonia, fin 80’s. Photo DR, courtesy of Daniel Droixhe.

Jack Owens ne viendra en Europe qu’à une seule reprise dans le cadre de l’édition 1995 du festival d’Utrecht, la regrettée Blues Estafette. Voyage cocasse et plein de rebondissements ; Jack Owens avait par exemple toujours un six-coups dans sa botte, ce qui fit l’effet que vous imaginez au passage du portique de sécurité lorsqu’il est allé faire son passeport… (raconté en détail par David Evans dans une série d’articles parus dans « Blues Revue » en 1997  : numéros 23, 24 et 25). Il y fut accueilli avec tous les honneurs par le public européen, et quelques privilégiés – dont j’étais – purent en plus assister à un mini-concert en backstage qui fit suite au désir de Jack Owens de montrer quelques plans de guitare à Keb Mo’, petite démonstration qui se transforma en un set improvisé remarquable non seulement par la qualité, mais aussi par le fait qu’Owens y joua en accordage standard ! Un grand moment. 

De gauche à droite  : Sunpie Barnes (hca), Keb Mo et Jack Owens (guitare). Cliché pris backstage au festival d’Utrecht, 1995. Photo © Jean-Pierre Urbain

Le temps a passé (NDLR : cet article a été écrit en 2007), mais sa musique est toujours présente au travers de ses trop rares enregistrements, mais heureusement au travers de Jimmy “Duck” Holmes maintenant, élève et ami fidèle qui jamais ne rate l’occasion de rendre hommage à ce musicien pas comme les autres…


Par Jean-Pierre Urbain
Un très grand merci à David Evans pour son aide et son soutien