La force tranquille
• Il aura fallu qu’il attende son 70e anniversaire, pour que ce placide et affable musicien résidant à Houston publie en juin 2023 sur le label Music Maker, un remarquable premier album intitulé « Blues Is Calling Me ». La musique de Leonard “Lowdown” Brown ne fait pas dans l’esbrouffe ou dans le déluge d’interminables solos saturés, c’est tout le contraire. Sa technique à la guitare est tout en retenue et peut faire penser à celle de l’immense Joe Beard de Rochester. Il fait passer en priorité l’émotion, l’ensemble allié à une apparente et désarmante simplicité. Comme bon nombre de ses confrères, son parcours s’est partagé entre un travail pour subvenir aux besoins de sa famille et, en parallèle au fil des décennies, de nombreuses participations au sein de diverses formations qui ont façonné son savoir-faire musical. Entretien avec un artiste sensible et convaincant.
Une semaine avant le départ pour l’annuel Eastside Kings Festival d’Austin, en septembre 2023, coup de fil à Paris d’Eddie Stout. Le boss de l’évènement m’annonce les ultimes bouclages de sa programmation : « Finalement il a pu se libérer, Leonard est mon invité de dernière minute, voici son numéro de téléphone, entre en contact avec lui, il est vraiment formidable ! » Deux conversations transatlantiques plus tard, ajoutées à une poignée de sms, notre rencontre est actée, rendez-vous au cœur de la capitale du Texas, quelques heures avant le début des festivités qui se déroulent tout autour du quartier historique afro-américain de la 12e rue et Chicon street.
Une chorale familiale déterminante
Mes parents sont originaires de la petite ville de Fordyce qui se situe au sud de l’État d’Arkansas, mais je suis né et j’ai grandi bien plus au nord, à Gary dans l’Indiana. Enfant, je partais tous les étés et restais auprès de ma grand-mère qui résidait à Fordyce, elle me gardait durant toutes les grandes vacances. J’y ai passé de merveilleux moments. Ma mère, acheta un piano lorsque nous vivions dans l’Indiana. La musique coulait dans ses veines, c’était sa grande passion. Elle en jouait à l’office du dimanche. Je suis intimement persuadé qu’elle en possédait déjà un lorsqu’elle vivait dans le Sud, bien avant ma naissance. Un soir, en rentrant à la maison, elle a découvert dans le salon le piano Baldwin qui venait d’être livré. Son visage affichât alors un immense et magnifique sourire. J’ai toujours ce moment précieusement en mémoire. Elle interprétait principalement des morceaux du répertoire sacré. Il faut dire qu’elle était très active au sein de notre congrégation. La musique occupait une bonne place chez nous, puisque mon père jouait de la guitare. J’avais toutefois une mise en garde paternelle, qui m’interdisait strictement de toucher à cet instrument. Bien sûr, mes parents me surprirent en train d’en jouer, ou plutôt d’essayer ; ils comprirent alors que cela m’intéressait vraiment. Je devais avoir cinq ou six ans quand ma mère m’apprit à chanter ainsi qu’à mes frères et sœurs. C’est grâce à son enseignement que nous avons maitrisé parfaitement la technique musicale des harmonies. Ses précieux conseils m’ont suivi toute ma carrière jusqu’à aujourd’hui.
On devait pas trop mal se débrouiller, car avec une partie de la fratrie, elle décida de monter un groupe vocal, qu’elle avait logiquement baptisé The Brown Singers. Nous avons commencé à nous produire régulièrement dans les paroisses tout autour de Gary. Au fil de nos prestations, nous sommes devenus relativement populaires et avions une excellente réputation. Nous avons été de plus en plus demandés par de nombreuses églises, bien au-delà de l’Indiana. Ce fut une extraordinaire expérience. Nos apparitions face au public agirent en moi comme un révélateur. Je prenais un réel plaisir à me produire sur scène. J’étais encore trop jeune pour penser en faire mon métier. En tout cas j’adorais me retrouver face à une audience aux côtés des miens. Enfant et adolescent, une grande partie de mon éducation musicale s’est faite grâce à la radio. À la maison, j’écoutais sur les ondes moyennes, diverses émissions qui programmaient les grands classiques de la Soul et du RnB. Je faisais mes gammes en écoutant Solomon Burke, Al Green, Little Milton, B.B., Freddie et Albert King, mais aussi West Montgomery ou encore Chet Atkins. Mes compositions rassemblent et mélangent au final, toutes ces influences.
Des débuts en autodidacte
Mon père m’acheta ma première guitare chez un pasteur qu’il connaissait, ce premier instrument était immense, bien trop grand pour moi, j’avais du mal à tenir le manche ! Je commençai à pleurer, voyant que cette six cordes n’était absolument pas faite pour moi. Mon paternel, face à l’évidence, l’a rendue au pasteur, peu de temps après. En échange, il rapporta une guitare électrique, j’étais alors le plus heureux des enfants ! Je suis autodidacte. Je n’ai jamais pris un seul cours de musique. La seule chose que papa me montra, c’était l’utilisation de la dernière corde, le mi, c’est tout. Pour apprendre, je le regardais jouer en essayant de reproduire ce qu’il faisait. Son instrument n’était pas accordé comme il se doit, il avait un accordage maison et il utilisait un capodastre. Un jour, à l’église, un vieil homme, guitariste lui aussi, avait remarqué l’accordage de ma guitare (qui était à l’identique de celle de mon père) et vint me voir : « Petit, assieds-toi cinq minutes, je vais te montrer quelques trucs. Mais d’abord il faut que tu t’accordes d’une manière plus traditionnelle, cela te sera nettement plus facile pour évoluer ». C’est ainsi que j’ai débuté. Je n’ai jamais songé à prendre des leçons auprès de musiciens plus chevronnés. C’est en regardant d’autres jouer et qui lisaient la musique que j’ai découvert que tous les accords que je plaquais, comme celui du do par exemple, je savais déjà les faire et les maîtriser. Plus tard, au lycée, j’ai passé un nouveau cap en apprenant le solfège pour lire les notes, car j’apprenais à jouer du tuba baryton.
À mes yeux, les différences entre Blues et Gospel sont minimes, à l’exception des paroles bien sûr. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai pris le Blues à bras le corps, la base musicale est la même, il n’y a que les mots qui changent. Ray Charles et tant d’autres ont fait cette transition du Gospel vers le Blues, mais l’essence du sacré est à mes yeux omniprésente et immuable, seul le texte est naturellement différent. Maintenant, cela a quelque peu changé, c’est moins flagrant avec le Blues-Rock, mais à la racine du Blues, se trouve à mes yeux indéniablement la musique du répertoire sacré. Ma mère est toujours restée fidèle au Gospel, elle savait pertinemment que le Blues que j’aimais était traditionnellement et très souvent associé aux histoires de cœur, à l’alcool, que cela se déroulait généralement dans des établissements à ses yeux peu fréquentables. Il n’y a jamais eu d’interdiction formelle de sa part lorsque je choisis une autre voie musicale pour m’exprimer. Dans mon album, j’ai inclus un titre en provenance du Gospel, il s’agit de You Gotta Move, qui était l’une des compositions qu’elle adorait interpréter.
Trop Blues pour jouer avec James Brown
Je devais avoir quatorze ans, ma mère fit la rencontre dans un restaurant de la personne qui organisait et gérait la célèbre “James Brown Revue”, qui allait donner un spectacle dans le prestigieux théâtre Arie Crown de Chicago. Elle lui parla de moi. Leur discussion continua un bon bout de temps. Il était visiblement intéressé par me rencontrer, puis finalement maman lui déclara sans détour en guise de conclusion : « Vous savez, finalement, au sujet de mon garçon, il est je pense trop impliqué dans le Blues ! Il ne correspond pas aux profils qui seraient susceptibles de vous intéresser ! » (NDLR : rires). J’ai donc loupé cette opportunité de passer une audition pour rejoindre la “James Brown Revue”. Qui sait ce qui se serait passé, allez savoir ? Les années passant, j’ai joué jusqu’en 1978 autour de Gary et dans de nombreuses congrégations de Chicago avec une formation gospel qui s’appelait The Travelling Kings. Le groupe s’articulait principalement autour des harmonies vocales, avec juste une guitare et une basse, mais sans l’apport d’une batterie.
Destination Houston
En 1981, j’ai déménagé pour m’installer à Houston. À l’époque, sur le vaste secteur de Chicago, je travaillais pour la compagnie General Electric. Après une formation de deux années, mon employeur me fit la proposition d’une relocalisation au Texas, dans une ville qui était également alors en plein essor musical, ce qui me convenait parfaitement. Je commençais un peu à tourner en rond professionnellement dans le nord du pays, aussi acceptai-je cette proposition qui, il y a plus de quarante ans, tomba vraiment à pic. Elle fut synonyme pour moi d’un nouveau départ, d’une vie nouvelle. Le déménagement accompli, ma nouvelle affection professionnelle se déroula sans souci. Musicalement par contre, je recommençais à zéro, je ne connaissais strictement personne à Houston ! Au début, j’ai regardé ce qui se passait côté musique dans les quartiers afro-américains des 3e et 5e secteurs. J’ai trouvé quelques groupes qui recherchaient épisodiquement un guitariste d’un soir, mais franchement il n’y avait rien d’enthousiasmant. Finalement, j’ai trouvé une blues jam session qui se déroulait au Dan Electro’s Guitar Bar, qui se situe à l’est de la 24e rue. Je m’y suis rendu, j’ai de suite participé à cette première, l’accueil fut vraiment chaleureux. Cette soirée me permit aussitôt de faire de nouvelles connaissances et d’engranger de précieux contacts, tellement importants lorsque tu recherches des engagements dans une ville que tu ne connais pas. J’étais sur de bons rails car je fus rapidement mis en relation avec la Houston Blues Society qui m’ouvrit de nouvelles portes. Une fois dans le circuit, j’ai commencé à faire les premières parties de grosses pointures qui se produisaient en concert. J’ai ouvert les shows avec un groupe que j’avais monté qui se nommait First Horizon. On jouait du Blues mais aussi de la Soul et du Funk, avec pas mal de compositions originales. Nous avons enregistré un 45 tours en 1986, (I Need To Know (That You Care) / Just Wanna Have Some Fun Tonight) sur FreKo Records ; ce disque, que je ne possède même pas chez moi, est devenu une rareté. Cette session nous permit de nous faire connaître par le biais de nombreuses diffusions radios, ce qui nous autorisa à faire les ouvertures des shows de Sister Sledge, Bobby Bland, Z.Z. Hill ou encore Johnnie Taylor. Au fil du temps, au sein de la formation, certains souhaitaient que l’on fasse plus de soul ou de disco, tandis que je songeais plutôt à aborder un répertoire nettement plus blues. Nous nous sommes alors séparés d’un commun accord.
Cap sur le label Music Maker
J’ai pu faire mon premier album sur la compagnie de Tim Duffy grâce à l’excellent Rockin’ Johnny Burgin. Je l’ai rencontré lors de l’un de ses passages à Houston. Un ami musicien m’avait vivement recommandé d’aller le voir. À la fin de son concert, nous avons longuement discuté, nous sommes devenus de bons amis et avons joué plusieurs fois tous les deux dans divers clubs. C’est Johnny Burgin qui m’a recommandé auprès de la compagnie Music Maker. Peu de temps après son amicale intervention, Tim Duffy m’a appelé au téléphone pour que l’on parle de mon projet d’enregistrement, puis ensuite le batteur Ardie Dean (qui a fait la production de ma session) prit également contact avec moi. Tout se déroula rapidement, sans le moindre problème. C’était vraiment le coup d’accélérateur que j’attendais depuis pas mal de temps. Il est indéniable que de faire cet album pour le label Music Maker m’a apporté beaucoup de choses bénéfiques sur le plan de ma carrière et m’a permis de me produire et de me faire connaître en dehors de Houston.
Très peu de temps après avoir mis en boîte de « Blues Is Calling Me », Ardie Dean, depuis l’Alabama, me passa un coup de fil : « Leonard, ça te dirait de travailler pour Disney ? On doit enregistrer une chanson, j’ai songé à toi, qu’en penses-tu ? ». Bien sûr que j’étais d’accord, je quittai Houston en voiture pour un périple de douze heures, direction Hunstville, pour y enregistrer le composition America Hymn qui allait être incluse dans la série intitulée America The Beautiful diffusée sur la chaîne National Geographic. Joe Trapanese, le compositeur, nous avait envoyé le texte dont les paroles proviennent du poème original, America the Beautiful, écrit par la poetesse Katharine Lee Bates. Finalement, nous avons opté pour l’enregistrer juste avec une guitare. Nous avions trois jours maximum de production pour mener ce projet à bien, ce fut au final réalisé en 48 heures.
Dans la foulée, je me suis produit dans le Colorado au Telluride Blues & Brews Festival, puis à celui de Baton Rouge, mais aussi au fameux King Biscuit Festival. Sortir ce premier opus chez Music Maker a vraiment donné un coup de turbo à ma carrière. De nouveaux horizons et opportunités se sont dévoilés. En ce moment, je travaille sur mon deuxième album, chez moi, avec un multi-pistes. Les premières compositions sont prêtes, je les ai envoyées à Ardie Dean qui produira l’album.
Un surnom inattendu
Tout s’est déroulé lors du grand Blues Festival Benson & Hedges. On m’avait demandé de représenter la Houston Blues Society. Ils ont donc fait des affiches de ce grand rendez-vous et, lorsque je les ai découvertes, je me suis aperçu que l’on m’avait rajouté le surnom de “Lowdown”, à côté de mon nom de famille ! Je n’avais rien vu de tel de toute ma vie ! Mais bon sang, qu’ont-ils essayé de dire à mon sujet, pensai-je, tout en regardant ces satanés posters ! (NDLR : rires) En fait, cela s’est fait entre deux musiciens de la Blues Society, à savoir Sonny Boy Terry et Allison Fisher, qui ont pensé bien faire en faisant cette proposition aux organisateurs. « Mais bien sûr que tu n’es pas lowdown Leonard, mais par contre tu joues à la perfection ce que l’on appelle le lowdown blues, là, tu es imbattable ! ». Il a fallu que je m’y habitue quelque peu, mais désormais c’est comme une seconde peau, il est de tout façon hors de question que je l’enlève ce surnom, j’y tiens !
À Houston comme ailleurs, nous avons vécu durant deux ans avec la pandémie de la Covid. Ce fut très dur pour l’ensemble de la communauté des musiciens. Tout était à l’arrêt, personne ne pouvait travailler dans les clubs, ce fut difficile, éprouvant et compliqué à gérer financièrement. Lorsque je suis arrivé au Texas il y a plus de quarante ans, je considérais Houston comme une cité qui comptait pour le Blues. Elle a eu en son sein tant de prestigieux artistes. Aujourd’hui, je pense qu’une page est définitivement tournée, il ne reste malheureusement que quelques clubs plus ou moins emblématiques où la programmation donne la part belle au Blues. C’est la raison pour laquelle j’ai, grâce à mon premier album, accepté toutes ces propositions pour participer à divers festivals, tous hors de ma cité. Music Maker est vraiment arrivé à point nommé dans ma vie. Être avec eux a produit comme un bénéfique effet de dominos. Tout s’est enchaîné parfaitement. De nouvelles portes se sont ouvertes, j’ai découvert de nouvelles personnes, j’ai participé à des événement auxquels, sans ce label, je n’aurais jamais pu participer. Il me tarde également de découvrir le continent européen.
Je tiens à rendre hommage à Eddie Stout, le patron du Eastside Kings Festival. Bien avant ma rencontre avec Music Maker, il fut l’un des premiers à me contacter pour venir ici, à Austin. C’est aujourd’hui ma seconde participation. Eddie est fidèle en amitié. Notre première rencontre, je la dois au musicien Pee Wee Calvin qui jouait du clavier ; Eddie souhaitait entrer en contact, pour son festival, avec des artistes de Houston. Mon nom était déjà sur sa liste. Il m’a téléphoné et nous avons longuement discuté plusieurs fois ensemble, c’est ainsi que j’ai pu venir ici. J’ai également participé, à ses côtés, à une session d’enregistrement. Eddie fait le maximum tous les ans pour organiser ce superbe événement, c’est grâce à des personnes de cette trempe – il connait parfaitement la culture et la musique afro-américaines – que le Blues est toujours vivant dans cette partie des États-Unis.
par Jean Luc Vabres et Gilbert Guyonnet
Remerciements chaleureux à Tim Duffy, David Riedel et Eddie Stout