Un ami et un guide
• Robert et moi parlions souvent de la vie et de la mort, heureusement plus souvent de la vie, ou plutôt de « ses vies »…
Robert en a en effet eu plusieurs. Une enfance et une adolescence qui n’ont pas toujours été faciles, mais qui l’ont rendu plus fort. Ses années de guerre civile en République Démocratique du Congo. Puis la musique afro-américaine, sa grande passion qu’il avait tant de plaisir à partager.
Professeur et ensuite préfet à l’Athénée Royal de Fragnée, établissement d’enseignement secondaire à Liège. Son entrée en fonction fut chaotique ; en effet, l’établissement menaçait de fermer ses portes à la fin de l’année scolaire car le nombre d’élèves inscrits était en chute libre… Des graffitis sauvages décoraient les murs et la discipline n’était plus qu’une illusion. Robert a rétabli l’ordre et le nombre des élèves a augmenté. À ce jour, cet athénée est toujours bien en place !
Plus tard, il devient maître de conférences à l’Université de Liège et enseigne un cours intitulé « Histoire de la littérature et de la musique afro-américaine – Des origines à nos jours – Influences sur la musique occidentale du XXe siècle ».
C’était un grand érudit et spécialiste, une véritable encyclopédie du Blues et du Gospel.
De 1975 à 2018, il passe de nombreux moments dans les ghettos noirs urbains et dans le Sud profond des États-Unis, ouvrant les portes des juke-joints. Il écoute et enregistre ses musiciens préférés sur bandes qu’il a conservées précieusement.
Sa grande fierté a été le projet autour de Charley Patton. En 1984, il organise un colloque à Liège commémorant le 50e anniversaire de sa mort. Ce fut un rassemblement riche pour la culture blues, car il y a invité des conférenciers experts en matière de musique tels que David Evans, l’un des musicologues universitaires les plus importants spécialisés dans les musiques blues, musicien et auteur de nombreux livres tels que « Big Road Blues : Tradition and Creativity in the Folk Blues » (1982) et « Tommy Johnson » (1971). Jim O’Neal, co-fondateur du magazine Living Blues en 1970, expert de la musique blues et producteur. Luther Allison, l’un des plus grands bluesmen de sa génération. Richard Shurman, producteur, ingénieur du son, journaliste et historien musical, … et bien d’autres.
Ce colloque a permis de réunir une somme très importante d’informations sur Patton, qui ont été publiées aux Presses universitaires de Liège en 1987, un livre très rare et recherché aujourd’hui. En 2018, The University Press of Mississippi a chargé Robert de préparer une nouvelle édition, mise à jour et entièrement en anglais. Il a remporté le prix « Blues Book of the Year » par Living Blues Magazine.
Robert animait également une émission radio hebdomadaire – « Crossroads » – sur Equinox FM, critique pour diverses revues belges, françaises (avec une collaboration privilégiée ces quinze dernières années à ABS Magazine), américaines et animait des Conférences au Centre Culturel d’Engis, au Blues-Sphère et à la maison du Jazz à Liège.
Dès lors, pas surprenant de découvrir au dos de nombreux vinyles le nom de Robert Sacré, photographe à ses heures ou chroniqueur… Faites donc l’expérience avec le disque de Clarence Edwards (« Baton Rouge Downhome Blues »), celui de Lonnie Brooks (« Live at Peppers »), ou celui de Fernest Arceneaux (« Louisiana Blues and Zydeco »), digne représentant de la musique Zydeco et accordéoniste de talent de Louisiane à qui Robert était si fier d’avoir fait connaître au Vieux Continent.
Grâce à son ami Joseph Brems, avec qui il était parti sur la route du Blues en 1985, j’ai pu remettre les pièces du puzzle sur une aventure qu’il avait plaisir à raconter.
Sa rencontre avec Boyd Rivers fut marquante. Dirigé par David Evans, ils étaient partis à sa recherche dans le Mississippi. Ils se sont arrêtés au bar du patelin et Robert a demandé au barman s’il savait où habitait Boyd Rivers. Quelques minutes après, un homme au chapeau de cowboy l’a interpelé et lui a demandé pourquoi il cherchait Mr. Rivers. Il lui a dit qu’il venait d’Europe et qu’il serait heureux de le rencontrer pour parler de sa musique et ce monsieur lui a répondu : « I am Boyd Rivers ! » et l’a invité chez lui, un endroit perdu en pleine campagne, loin de toute habitation, une maison très modeste trônant dans une végétation laissée à l’abandon.
Pour y accéder il fallait franchir un petit pont branlant surplombant un petit cours d’eau. Il les a autorisés à l’enregistrer une série de morceaux de son répertoire inspirés des classiques du Gospel, exécutés à la guitare amplifiée et au chant. Lors d’une interprétation, Boyd Rivers été submergé par l’émotion et s’est effondré en larmes. Ils étaient tous sans voix et bouleversés. Son répertoire était étroitement lié à celui des Révérends nomades tels Gary Davis ou Edward Clayborn.
La visite chez Boyd Rivers fut bien entendu une expérience inoubliable, mais un autre moment fort du voyage fut la rencontre organisée par David Evans avec Tom Rushing, le fameux shérif de Merigold, dans le Mississippi qui a arrêté Charley Patton pour abus d’alcool : « He caught me yellin’, I was drunk as I could be ». Aventure qu’il décrit dans sa chanson Tom Rushen Blues.
Sa passion lui a permis de rencontrer un nombre incroyable de grands noms du Blues, lors de ses nombreux voyages aux États-Unis ou encore en Europe, notamment en Belgique.
La vie m’a donné la chance de rencontrer Robert le 21 janvier 2016. J’avais 24 ans et je projetais de réaliser un voyage de trois mois seule aux États-Unis, de Chicago à La Nouvelle-Orléans en passant par le Mississippi. Qui d’autre que Robert pour m’aiguiller et me conseiller sur la route à prendre, les portes à pousser et les gens à rencontrer ?
J’ai été intimidée, impressionnée par cet homme et, au fil de nos rencontres, une complicité particulière s’est installée. Sa maison était un vrai musée, il y conservait toute sa vie !
Nous avons partagé des moments mémorables. Peu après notre rencontre, il m’a invitée au concert de Jimmy Johnson qui se produisait au Centre Culturel d’Engis à Liège, ainsi que dans les back stages avec lui pour m’y présenter son grand ami avec qui le contact a été très chaleureux. Quelques années plus tard, je réalisai les photos pour son dernier album : « Every Day Of Your Life » chez Delmark Records.
Lors de mon premier voyage, il m’a aussi communiqué le numéro de David Evans que j’ai pu rencontrer à Memphis.
Notre différence d’âge n’a en rien été un obstacle à une amitié qui s’est d’abord construite autour de notre amour du Blues, puis s’est transformée en une amitié profonde et sincère, ce qui a fait que je n’étais plus la petite fille impressionnée par son érudition, mais admirative de cet homme avec qui j’ai partagé de beaux moments chez lui lors de nos repas « charcuterie-bières spéciales » ou encore nos rencontres chez Georges Lemaire avec Paul Jehasse où l’on trouvait si bon de refaire le monde et d’écouter attentivement les aventures de Robert, ses rencontres avec B.B. King qui le surnommait “Mister Professor” ou encore ses soirées endiablées en Louisiane avec son ami Henry Gray.
Le 14 février 2017, le Corey Dennison Band s’est produit au Blues Sphère de Liège. Quelques jours plus tôt, Robert m’a appelée pour me dire qu’il ne fallait pas que je rate ce groupe ! J’y suis allée et j’y ai rencontré Gerry Hundt, le guitariste du groupe, avec qui je partage désormais ma vie à Chicago. Merci Robert !
Lors de mes voyages de l’autre côté de l’Océan Atlantique, il suivait mon parcours, me conseillait quant aux endroits à éviter et ceux à ne surtout pas manquer. Il partageait mes aventures à mes côtés. Merci Robert de m’avoir prise sous ton aile, de m’avoir tant donné, d’avoir partagé tes expériences avec tant de générosité.
Tu vas beaucoup me manquer mon ami.
Par Lola Reynaerts