French Quarter Festival 2018, New Orleans, Louisiana

Poster officiel de l'édition 2018 du French Quarter Festival, par Randy Leo Frechette “Frenchy”. Courtesy of Rebecca Sell au staff du FQF.

Matassa au Congo

• Le French Quarter Festival est un moment plus qu’un festival stricto sensu. Dans l’ombre du tentaculaire New Orleans Jazz & Heritage Festival et de ses 600000 spectateurs en deux week-ends déversés à distance sur l’hippodrome de la ville, le « petit » festival » déploie ses scènes à même le Quartier Français. La musique distillée est variée mais purement locale. Il fait bon se promener au bord de Mississippi et passer d’une scène à l’autre au rythme d’un déhanché de second line de Brass Band. Un festival qui rend hommage aux musiques de la ville et auquel on avait envie en retour une fois encore de rendre hommage à sa manière vagabonde et décalée. Notes éparses sans réel lien si ce n’est ce son local, son bricolage perpétuel et les réminiscences que chaque note, chaque coin de rue et chaque rencontre engendrent. Notes à Nola…

Mardi 10 avril

8 heures. St Philipp Street, Backyard frisquet. Un chat noir-orange-hirsute, façon gel de poil mal reparti, file entre les pattes. Au fond du port, les sirènes des bateaux. Temps d’orage frais, « when my dream boat comme homes » : une impression d’intemporalité qui perdure depuis la veille, l’aéroport provincial qui ressemble au vieux Fort de France, une patte caraïbe de langueur habitée, la traversée du vieux Treme en voiture en longeant Armstrong Park alias Congo Square. Non loin de la maison du batteur Shanon Powell, un jeune couple s’élance et s’embrasse. Les caresses semblent dolentes, rythmée par le backbeat de Shanon. Un pont Congo, noir/créole, pour passer de Treme à la rue de Brad Pitt dans le Quartier Français. Une précocité de matin de décalage horaire pour renforcer le feeling de léthargie abandonnée. Un soleil encore pâle, une fraîcheur de chat hérisson pas vraiment levée. On croise Burgundy Street, le rue Bourgogne, en repensant au blues éponyme du clarinettiste Georges Lewis, bluesman de vieux jazz, jamais réellement adoubé par les instances décidantes. Serait-ce du Jazz ou du Blues ? Joue t’il moins bien que Mezz Mezrow ? Questions d’instances… Sol y sombra rue de Bourgogne… Au balcon de Royal Street, un perroquet en ferraille est perché sur un tournesol du même métal. Sur le bitume d’en bas bas, l’orchestre de rue reprend un Bill Bailey lancinant. La trompette en cornet passant. On y est ! Plus tard, on fera la queue pour la première fois au Préservation Hall. De multiples séjours dans cette ville pour ne jamais être venu là. Des pudeurs de jeune fille, la peur d’être considéré comme partie prenante d’un bétail touristique, on se perd en conjectures. À l’intérieur, la moisissure des murs fait tout autant partie du décor que les portraits antiques de musiciens. Immuable comme les standards à 10 dollars. On multiplie par deux pour le When the Saints et Shanon Powell apparaîtra derrière les percussions. Une formule magique plus sûre qu’un Abracadabra, plus réelle qu’un froissement d’ailes d’ange. Les baguettes du drummer font le reste. On reste bouche bée devant un tel apport logistique. Devant, le trompettiste Wendel Brunious fait dans la prestance. Tiré à quatre épingles, pochette rouge débordant précautionneusement du blazer à boutons dorés, le “Clark Gable créole” déroule cette faconde sensible qui l’avait fait se précipiter, il y a quelques années, au soutien d’un pianiste italien dans un parc périgourdin… Pas de Kurt Weil ici, mais une tendresse incommensurable pour des mélodies surannées. Sweet Emma, chanteuse et pianiste originelle du lieu, pourrait surgir dans l’instant qu’on n’en serait pas plus surpris. Un décor de film façon Kid de Cincinnati pour mieux rompre avec la réalité de carton pâte. Non loin de là, Bourbon Street dégueule son lot de congressistes en goguette en mal de boîtes à strip. Passage obligé pour revenir sur ses pas vers Frenchmen Street. Le Brunch du Rose Nicaud est oublié depuis longtemps. En face, au Spotted Cat, Melishia Lake fait sa Bessie Smith. Gimme a Pig Foot and a Bootle of Gin. La femme tatouée chante avec un naturel de temps suspendu, facile et habité. Un zig zag digne d’une cuite à la Golden Tavern pour arriver au Snug Harbor. Club précieux, tellement surclimatisé, qu’on se demande pourquoi la serveuse propose des Cuba libre en lieu et place de vin chaud à la cannelle… Sur scène, pas besoin d’effluves alcoolisées pour goûter le trio superlatif. Stanton Moore en leader/batteur « as usual », Torkanowski au piano et James Singleton à la contrebasse. What else ? Trio tout terrain prêt à toutes les bordées sous toutes les latitudes. Java et All These Things, les deux morceaux d’Allen Toussaint, ne s’attendaient pas forcément à tel traitement. Iconoclaste et respectueux, tempétueux et apaisé, le trio emporte tout sur son passage. À deux pas de la scène, la cohésion, l’entente réajustée à chaque instant est plus que palpable. On se surprend à regarder la montre. Non pas qu’on trouve le temps long. Bien au contraire. La peur qu’il file trop vite et nous arrache plus tôt qu’escompté à l’instant de grâce…

Matassa’s, New Orleans, Louisiana, mercredi 10 avril 2018. Photo © Stéphane Colin

Mercredi 10 avril

Il y’a quelques années, dans un après-Katrina immédiat, on s’était mis à regretter, devant Tom, notre logeur, le fait de ne pouvoir discuter avec Cosimo Matassa. Légende des premiers enregistrements de la ville dans l’après-Seconde Guerre Mondiale. L’homme n’avait pas été pour rien dans l’éclosion du Rock and Roll et du Rythm and Blues de la ville. Little Richard, Fats Domino, entre autres, étaient passés par ses salles d’enregistrement pour graver l’histoire. Une plaque commémorative dans un arrière-fond d’épicerie de Rampart Street transformé en laverie avait ravivé en nous des velléités de rencontre. Tom avait alors éclaté de rire : « Chaque matin, quand vous allez cherchez le lait à l’épicerie voisine, le vieux monsieur qui vous rend la monnaie, eh bien, c’est lui, Cossimo ! » Le fait que nous étions dans la voiture en direction de l’aéroport pour le voyage retour n’avait fait que raviver les regrets. Par la suite, On avait suivi la fin de parcours de l’octogénaire à la personnalité haute en couleur refusant de prendre l’avion pour recevoir un Award à Los Angeles pour mieux profiter de la voie ferrée. Se Retrouver devant l’épicerie quelques années plus tard ramène au sentiment de surplace assumé, de bricolage permanent et d’artisanat créatif consubstantiel de la musique et de l’esprit de la ville. Cossimo a depuis rejoint le paradis des producteurs de Rhythm and Blues et les enfants ont repris l’affaire. Seuls quelques T-shirts rappellent le glorieux passé. Pour le reste, le triporteur Matassa semble le plus à même d’assurer le service après-vente…
Le club Bamboulas n’est assurément pas le plus huppé du Frenchmen Street. Une concurrence de proximité rude et une programmation inégale ne fidélise pas vraiment la clientèle. D’autant plus surprenant de retrouver là Mem Shanon. Vingt-six années se sont écoulées depuis une rencontre surréaliste au croisement Bourbon Street / St Peter Street et de l’intervention d’un policier qui trouvait qu’une discussion tranquille au beau milieu d’un des endroits les plus agités du monde, ça a forcément quelque chose de suspect… True detectiv en panthère rose, Peters Sellers en NOPD, gréât souvenir ! Depuis, le temps a fait son œuvre. L’ancien chauffeur de taxi reconverti en bluesman à la gloire éphémère a passé son tour à la roue de la fortune. Le regard est lointain et l’amertume palpable. Il n’empêche. Devant moins de vingt consommateurs, la grosse voix répond à une guitare dont chaque note est estimée à son juste poids. Un pauvre contexte pour un Memphis In The Morning pourtant digne de figurer dans n’importe playlist de soul ballads intemporelles.

Parade, New Orleans, Louisiana, jeudi 11 avril 2018. Photo © Stéphane Colin

Jeudi 11 avril

10 heures. La rue du Bourbon s’étire au fond de son lit. Des paresses de début de matinée plus ou moins réveillées. Un moment de douce torpeur qui s’estompe au gré de l’odeur du café et du pain grillé. Les prémices de préparation de la parade d’ouverture du French Quater Festival pourrait presque se confondre avec la sirène du bateau qui dérape non loin de là sur le croissant du Missssipei. Le tumulte de la rue Bourbon en prolongement du bouillonnement du fleuve. Une navigation à vue qui aurait besoin de remorqueurs et de garde-côtes… Le défilé foutraque peut s’ébrouer. 10 heures du matin. Presque une incongruité pour Bourbon Street. Une vie de rue dévolue au débordement nocturne. Avis de crues, maintes fois renouvelés, très souvent dépassés. L’odeur fétide des rigoles et des écrevisses avariées est pour l’heure en suspens. La rue malséante se rachète une virginité matinale le temps du passage des Brass Bands. Les tubas se mettent en branle au loin, dès le croisement de Canal Street, et arrivent au rythme des danseurs et des ombrelles. La démarche de Cortège est lente et syncopée comme un paradoxe musical local sans cesse réinventé. Même Les motos klaxonnantes de la police se fondent dans le paysage sonore. Mère génitrice des vagues cuivrées successives, l’Olympia Brass Band ouvre le cortège suivi par des enfants-fanfares plus ou moins dévoyés. Du fils aîné façon Treme Brass Band et sa descendance conséquente à d’étranges conglomérats de musiciens suédois et japonais trouvant dans le son néo-orléanais un parlé commun en passant par une harmonie internationale de kazoos (sic), la procession s’étale sur toute la longueur de la rue. Les sponsors défilent sous des bannières publicitaires déployées de façon bonhomme. Le chef-cuisinier du Sheraton esquisse quelques pas de danse sous son propre fanion dans une Second Line qui se densifie et se bigarrise au fil du temps. Le jardin d’arrivée de Jackson Square fonctionne dès lors comme un shaker géant où se mixe glace bien « Frozen » et vieux alcools épicés. Sur la scène principale, les membres du Preservation Hall attendent la fin de la prière du prêtre catholique local pour démarrer. À la trompette, Mark Braud a remplacé Jericho et on n’a rien perdu au change…

John Boutté, au chant et tambourin, French quarter Festival, New Orleans, vendredi 12 avril 2018. Photo © Stéphane Colin

Vendredi 12 avril

Voir sur scène le chanteur John Boutté est toujours un spectacle à part entière. Le petit bonhomme se tortille, grimace et cisèle dans l’instant un répertoire de standards qui, dans d’autres bouches, paraîtrait convenu. Rien de tel chez lui. A Change Is Gonna Come, le classique de Sam Cooke, retrouve là des verdeurs rythmées par les branches feuillues des arbres qui bordent la scène. On est dans le jardin de Jackson Square, en plein cœur du Quartier Français. Alentour, la saison touristique bat son plein en toute effervescence consumériste. Sous les injonctions de John, la verdure du lieu devient un havre de douceur, îlot suranné, alternative à la folie des hommes et de la tempête qui pointe. La trompette guillerette et gracile de Wendell Brunious, le soutien vocal plus que pertinent de la nièce et du neveu de John rappelle tout le poids familial dans la genèse musicale de la ville. Le grand frère de Wendell, son père et maintenant son neveu – Mark Braud qui ouvrait hier le festival au même endroit – ont tous été trompettistes du Preservation Hall. On ne peut que repenser aux grandes chanteuses, Liliane et Tricia, respectivement sœur et nièce de John, quand le chanteur égrène un Sisters de circonstance. La veille, à l’issue d’un duo trombonistique homérique avec Lep Arruti, Craig Klein, en présentant son jeune batteur de 23 ans, spécifiait que cet Andrew là devait être le seizième musicien professionnel de la famille en exercice (Trombone Shorty, James, Glen David Andrews…). Quelques heures après, Cha Wa, propre frère de la légende des Mardi Gras Indians Monk Boudreaux, prenait la grande scène du festival pour reprendre le parlé indien traditionnel. On pourrait presque égrener une liste des groupes par quartiers et familles. Quand Louid Ford entame un When Your Smiling à la clarinette du Preservation All Stars, on pense à son père Clarence, sax historique du Groupe de Fats Domino. En sens inverse, le quintet du pianiste patriarche Ellis Marsalis ramène à une période de groove bluesé que n’aurait pas renié Art Blakey et ses Jazz Messengers, groupe dans lequel les illustres rejetons Winton et Branford avaient effectué un passage remarqué, la vingtaine des années 80 tout juste dépassée… Les souvenirs s’égrènent et se mélangent plus aisément que les galons de diesel répandu dans le Mississippi. Un rajout de caramel mal dilué dans des eaux troubles et brunes…

New Orleans sous la pluie, samedi 13 avril 2018. Photo © Stéphane Colin

Samedi 13 avril

It’s Raining. La chanson clôturant le concert du vendredi d’Irma Thomas avait des valeurs prédictives… Samedi noir et tonnant, tempête et inondation. Tout de suite un mètre d’eau dans les rues autour du Quartier Français. La voix d’Irma pour résister aux intempéries. Le calme pendant la tempête. Une puissance sereine qui jamais ne s’affole ni ne s’excite. En 1972, pour les besoins d’une interprétation, le producteur Swam Dogg lui avait demandé de pousser quelques hurlements. La chanteuse s’était exécutée de mauvaise grâce et, devant l’incongruité de la chose, n’avait pu s’empêcher de signaler qu’elle n’avait jamais crié comme ça, même lors de ses accouchements ! It’s Raining, une force tranquille à se passer en boucle sur le balcon de la peintre Isabelle Jacopin. Juste en dessous, dans un Royal Street détrempé, la clarinettiste Doreen a bravé le climat et un étrange ballet de parapluies et de ponchos se trémousse sur le bitume. Jaunes, roses, oranges et violets se croisent et se mêlent. On se croirait dans un pastel d’Isabelle où le flou de foule perpétuerait le mouvement d’une musique qui persiste malgré tout.

Affiche du French Quarter Festival 2018. Courtesy of Rebecca Sell et au staff du FQF.

Dimanche 14 avril

Un soleil de plomb dès le début de matinée. Church on Sunday. L’église Notre Dame de Guadalupe, sur North Rampart, par beau temps. Comme si la tempête de la vieille était oubliée et nettoyée. Un saxophoniste gare sa voiture non loin de là, empoigne son saxophone et entre dans le bâtiment religieux. Scène à la banalité au minimum hebdomadaire qui n’en transcende pas moins l’imaginaire européen. On suit l’homme. Le salle de prière est pleine à craquer. Un office catholique à la rigidité sérieuse et empesée comme il en existe sous nos latitudes. La différence viendra du son. Sur le côté, à droite de l’autel, le saxophoniste a intégré le chœur. Pas de faute sémantique en l’occurrence. Voix et instruments se fondent dans la même mélopée. Les chanteuses cisèlent les prières avec une grâce modeste que le saxophoniste suit en ajoutant son chant. Ave Maria interprété dans le même lieu par Aaron Neville avait peut-être une brillance supplémentaire, mais l’ensemble présent ramène à une grâce commune qui fige d’un coup la petite fille aux rubans rouges qui se contemplait jusque-là dans son miroir avec force démonstration. Indéniablement plus sensible au chant qu’à la prière. Rien à redire là-dessus. Comme le disait le dessinateur grand amateur de gospel néo-orléanais Siné : « Le gospel, c’est ma tasse d’athée »


Par Stéphane Colin
Remerciement à Isabelle Jacopin, ainsi qu’à à Rebecca Sell et tout le staff du French Quarter Festival