Sharde Thomas

Sharde Thomas, Imago, Cébazat (63), 5 juillet 2018. Photo © Yann Cabello

L’étoile montante du fife and drum

• Jusqu’à sa mort en 2003, Othar Turner fut l’un des gardiens du Temple du « fife and drum », une musique dont l’origine remonte sans doute au XVIe ou XVIIe siècle (1). Depuis plusieurs années, sa petite-fille, Sharde Thomas, a pris la relève. Dès son plus jeune âge, elle a appris à souffler le fifre auprès de son illustre aïeul. Avec son groupe The Rising Star Fife and Drum, Sharde perpétue et renouvelle avec talent et créativité la longue tradition du fife and drum ainsi que, plus récemment, avec le projet Mississippi Muddy Gurdy. Rencontre lors du Bay-Car Blues Festival, Grande Synthe, en novembre 2018.

« J’ai grandi dans la région de Como, juste à côté de la maison de mon grand-père. Je le voyais tous les jours. Je le voyais jouer du fifre. Et je voulais en faire aussi, alors je me suis lancée. Tout le monde jouait du tambour, c’est pour ça que je n’ai pas choisi cet instrument. C’est facile de prendre un tambour et de taper dessus. Mais le fifre, c’était vraiment unique. C’était différent. On ne voit pas beaucoup de personnes qui jouent du fifre. J’étais toujours en train d’observer mon grand-père. La première fois que je me suis produite, c’était à son Goat Roast pique-nique, celui qu’il organisait chaque année dans la cour derrière chez lui. J’ai commencé à jouer et à voyager avec lui. Et me voici ici aujourd’hui ! Jamais je n’aurais imaginé être la prochaine joueuse de fifre après qu’il soit parti. Mais j’en suis reconnaissante. Je suis contente de m’être mise au fifre ! »

Sharde Thomas enfant jouant du fifre, en compagnie de son grand-père Othar Turner lors d’un pique-nique. Photo © Bill Steber
Sharde Thomas jouant du tambour avec son grand-père Othar Turner au fifre. Photo © Bill Steber

« Avec le groupe the Rising Star Fife and Drum Band (2), on recrée le son du fife and drum pour le faire connaître à nouveau. Beaucoup de personnes pensaient qu’à la mort d’Othar Turner, la musique du fife and drum allait mourir aussi. Dans tous les festivals où nous jouons, on touche un large public. Les gens redécouvrent le fife and drum, ils apprennent que cette musique existe toujours. On apporte de la fraîcheur, avec une touche funky, pour rester dans l‘air du temps. On ajoute de nouvelles choses, tout en préservant la tradition d’Othar. Il y a par exemple la vielle à roue, que Tia (NDLR : Laetitia Gouttebel), avec Gilles (NDLR : Chabenat), ont apporté avec Muddy Gurdy. C’est très différent. Je savais que cela sonnerait à merveille car la vielle à roue est aussi un instrument unique. Comme le fifre. On ne voit pas beaucoup de gens jouer dece genre d’instrument. Muddy Gurdy, c’est la rencontre entre deux instruments uniques, et cela donne un son merveilleux ! »

Sharde Thomas et le Rising Star Fife & Drum Band, Chicago, juin 2008. Photo © Marcel Bénédit
De gauche à droite : Gilles Chabenat, Sharde Thomas, Marc Glomeau, Tia Gouttebel. Mississippi, 2017. Photo © Muddy Gurdy.

« Avec le Rising Star, on ajoute le djembé – dont je joue également – et d’autres percussions, comme le tambourin. Quelles que soient les envies des uns et des autres, on ajoute les choses comme on les ressent. On joue aussi davantage de morceaux chantés. On reprend des chansons qu’on jouait il y a dix ans, on les rafraîchit pour en faire des chansons différentes. Cela se fait de manière assez naturelle, car nous avons tous une culture musicale. On se retrouve, et on prend de vieilles chansons pour les transformer en quelque chose de funky. On peut changer un rythme, l’intro, ou la fin, mais c’est la même chanson. Je pense que mon grand-père apprécierait beaucoup notre démarche. Et il aurait toujours la possibilité de jouer les morceaux à sa façon. Je pense aussi qu’on terminerait le concert de la même manière. Ce serait extraordinaire s’il était toujours en vie aujourd’hui. On pourrait voyager et jouer ensemble. »

Sharde Thomas juant du fifre devant les souvenirs à l’effigie de son grand-père Othar Turner. Photo © Scott Baretta

« Les personnes qui sont célèbres aujourd’hui, mon grand-père les voyait tous les jours. Bobby Rush, c’est le genre de personne que tu pouvais voir au Como Steakhouse qui existait à l’époque à Como, dans le Mississippi. Assis là, en train de manger un steak… “ Hey, mais c’est Bobby Rush ! ” Et aujourd’hui, il a gagné un Grammy Award. Le Mississippi Allstars, Cody et Luther Dickinson, ce sont des grands frères pour moi. Tout se faisait de manière très naturelle pour moi. À cette époque, je les rejoignais sur scène, sans vraiment comprendre cette culture musicale ni tous ces gens célèbres que je côtoyais tous les jours. Je n’en avais pas conscience ! En grandissant, j’ai commencé à lire des magazines, et je me disais : “ Wow, je connais cette personne ! J’ai grandi avec elle ! ” Bobby Rush, Luther Dickinson, Cody Dickinson, David Kimbrough… Je n’ai jamais rencontré Junior Kimbrough, mais je connais son petit-fils. Les Burnside. On était tous là, tous ensemble, dans notre petit cercle. »

Sharde Thomas lors du Bay-Car Blues Festival, 2 novembre 2018. Photo © Philippe Prétet

« Oui, j’ai un fifre fabriqué à la main, avec du bambou. Celui dont je joue a été fabriqué par mon grand-père. Mais j’en ai aussi un que j’ai fabriqué moi-même. Il m’a montré un peu comment faire, mais ce n’était pas le genre de personne à s’asseoir et à te montrer étape par étape. J’ai beaucoup appris en regarder des vidéos sur YouTube. Encore aujourd’hui, j’y retourne et je regarde des vidéos de mon groupe. C’est bien de se regarder et de voir ce qu’il faut continuer à travailler, ce que tu as besoin de faire, ce que tu as besoin de changer. Tu es toujours autodidacte. Si tu transmets correctement cette tradition, je ne pense pas que tu puisses la perdre. Si tu ne transmets pas, oui, c’est possible que cela se perde. Mais j’espère que je continue à le faire et à transmettre cette tradition. Dans les prochaines années, j’espère que The Rising Star Fife and Drum Band pourra tourner en France, en Allemagne, en Suisse, en Norvège, au Royaume-Uni… Nous sommes reconnaissants d’avoir cette visibilité dans la presse et nous espérons que cela permettra de faire mieux connaître le fife and drum partout dans le monde ! »

Mississippi Muddy Gurdy avec de gauche à droite Tia Gouttebel, Sharde Thomas, Gilles Chabenat, Kenny Brown. Imago, Cébazat, 5 juillet 2018. Photo © Marcel Bénédit


Notes et commentaires

(1) Dans son ouvrage « The Music of Black Americans : A History » (1971), la musicologue Eileen Southern suggère que les esclaves venus d’Afrique jouaient du fifre et du tambour dans les milices en Nouvelle-Angleterre et des « Middle Colonies » (Delaware, New Jersey, New York et Pennsylvanie). En effet, jusque les années 1650, tous les esclaves devaient suivre un entraînement militaire. Eileen Southern distingue deux périodes dans le développement du fife and drum aux États-Unis. Dans la période précédant a guerre de Sécession, le fife and drum présent dans les fanfares militaires reste essentiellement marqué par la culture Européenne. Pour autant, les bases fondatrices de cette musique sont posées. Après la guerre de Sécession, les influences Africaine et Afro-Américaine vont s’infuser dans le fife and drum pour créer un nouveau son qui se développe dans les pique-niques du Nord Mississippi. Tout au long du XXe siècle, Othar Turner en était l’un de ses plus éminents représentants. Le premier enregistrement connu d’un groupe de fife and drum a eu lieu en 1942, par l’incontournable Alan Lomax. Il s’est déroulé près de la petite ville de Sledge, dans le Delta du Mississippi. Le groupe était formé d’un fifre, de deux caisses claires et d’une grosse caisse. À noter que lesdits musiciens étaient tous poly-instrumentistes et jouaient également dans des « string bands ». En 1959, les membres du groupe alors encore en vie, Sid Hemphill et Lucius Smith, furent à nouveau enregistrés par Lomax.

(2) Le groupe The Rising Star Fife and Drum Band est composé de Sharde Thomas (chant, fifre, djembé), Chris Mallory (caisse claire), Michael Wooten (caisse claire) et de Marcus Bowen (grosse caisse). Vous pouvez les retrouver sur leur page Facebook.


Par Victor Bouvéron
Remerciements à Bill Steber, Scott Baretta, David Evans, Dominique Floch et tout le staff du Bay-Car Blues Festival, à l’équipe du Blues Rules (Crissier), ainsi qu’à Michel Rolland et Patrick Bertrand, et les membres d’Hypnotic Wheels