Jazz Me Blue

Duke Ellington à l'Alcazar, Paris, pour ses 70 ans, en 1969. Photo DR.

Duke Ellington 70th birthday concert in Paris

• Un Youtube pour raviver les souvenirs, les choisir et ne garder que les instants fragiles…

Prelude to a Kiss. On se love dans le gros son d’Harry Carney, le sax baryton de Duke Ellington, on s’y abandonne au plus profond. Une expérience de sensualité immédiate… entrecoupée par la pub pour Castorama. Casto casse tout, le slogan tombe d’autant plus à plat qu’il n’y a ce soir-là nul besoin de quincaillerie pour réparer les cuivres de Duke. Le chef d’orchestre fête ses 70 ans dans le cabaret parisien de l’Alcazar et tout semble rouler naturellement. Une glissade de béatitude. J’avais 12 ans. Champagne, paillettes, canotier, haut de forme et redingote blanche, Jean Marie Rivière – le tenancier agenais des lieux – m’épatait. Maurice Chevalier dans l’assistance et Duke qui confétisait de la chevelure au costard… Les quelques bulles absorbées par le maestro rebondissaient sur les pupitres de l’orchestre. J’avais 12 ans et déjà une forte appréhension vis à vis des magasins de bricolage. Pas vraiment une détestation. Plutôt une impression d’incapacité, d’inutilité. Un regard interrogateur flouté devant les pro/am du tournevis dont le double mètre télescopique dépassait du pantalon de survêt. Nulle moquerie dans le propos, juste de l’admiration pour qui s’y colle le dimanche matin alors qu’il fait si bon rester au lit et écouter le Duke…

LP Duke Ellington « Live at Cabaret l’Alcazar »

J’avais 12 ans et verrais le Duke Ellington Orchestra quelques mois plus tard à l’Alhambra de Bordeaux. Sans Grenade ni jardins d’été, juste une scène et à côté un bistro dans lequel le sax ténor Paul Gonsalvès rallumait la chaudière à l’entracte à grands coups d’Armagnac. Entre deux lampées, il me dessinait son portrait sur le verso d’un disque de Duke.

Cinquante années ont passé. Les images Youtube exhalent toujours un fluide virginal de noir et de gris un peu écorné sur les côtés. Le noyau continue à fumer comme aux plus beaux jours. Une réminiscence de gitane papier maïs dans la brume des souvenirs ferait apparaître le Duke en peignoir de fin de concert. Il signerait des autographes dans un ailleurs improbable, l’œil au-delà des cimes. La musique graviterait en cadence dans un flux de groove. La trompette de Cootie Williams réveillerait le Jungle. Dans l’au-delà, l’« Echoes of Harlem » interpellerait les grands anciens de l’orchestre. Bubber Miley, Otto Hardwicke, Johnny Hodges, Sonny Greer et Welman Braud feraient chanter leurs instruments à l’unisson. Un all stars de Toussaint se formerait pour installer une patte sonore intemporelle en filigrane des images de fête surannées. Take the A train. Aller simple…


Par Stéphane Colin