La “Chouette Aveugle” se livre…
• Au sujet de l’ouvrage de Gilles Cornec : « Alan Wilson, l’âme de Canned Heat » (Éditions Le mot et le reste).
Les biographies de musiciens peuvent parfois subir le désagrément d’être écrites par des biographes et non par des écrivains… Qu’on se rassure, ici, connaissance et style ont trouvé dans la personnalité de Gilles Cornec la juste confluence qui rend la lecture de ce livre particulièrement aisée et agréable. L’homme, auteur reconnu de la maison Gallimard, nous emmène où il veut, quand il veut. On est avec Alan Wilson depuis l’adolescence jusqu’au dernier jour, en faisant bien sûr une forte station dans la période Canned Heat.
On goûtera tout particulièrement la mise en lumière de la génèse de la passion bluesée, de sa maturation et de son obsessionnalité isolante et délétère. L’adolescence en filigrane dans un Massachussets austère auprès d’un paternel peu enclin à trouver la clé de communication avec l’atypie filiale, un entourage scolaire pour le moins « éloigné », sont autant d’éléments qui renforceront un fond solitaire et décalé, constante récurrente de cette courte vie. Plus enclin à parler aux arbres qu’à ses congénères, avide de lectures naturalistes façon Henri David Thoreau, c’est seulement aux abords de l’université que le contact avec quelques amis permettra un embryon de socialisation.
David Evans, compagnon de chambrée, futur universitaire de renom, formera avec Al un duo musical (1) tout aussi précieux que la relation entretenue un peu plus tard avec le grand guitariste acoustique John Fahey (2). Les rencontres avec les vieux musiciens redécouverts par cet embryon de “Blues Mafia” donnent lieu à quelques descriptifs du meilleur aloi.
La santé chancelante de Son House peu à peu remis à flot par Alan qui lui souffle les clés de ses propres originaux (3) ou l’influence de la voix de tête d’un Skip James par ailleurs peu amène avec son redécouvreur sont autant d’éléments que valorisent le récit décliné par Gilles Cornec : « Il se passa de médiator. Une décision de ce genre n’a l’air de rien. Elle peut engager un destin. Ne pas s’inscrire dans la lignée de B.B. King (…), c’est en effet s’ôter toute chance d’être un Guitar Hero. Bien avant que ne triomphe cette figure en la personne de Clapton, c’était déjà la refuser comme inepte, alors que cinquante ans plus tard s’en réclameront encore des foules d’instrumentistes obsédés de vélocité. Lorsqu’un morceau n’est qu’une enfilade de plans rabâchés, lorsque le chant est faible, le blues est forcément aux abonnés absents. Choisir la guitare rythmique, c’est proclamer d’emblée cette vérité élémentaire ».
Dès lors, la rencontre de la “Chouette Aveugle” (“Blind Owl” / Alan Wilson) avec l’ours (“The Bear / Bob Hite) est à même d’écrire l’histoire de Canned Heat. L’Ours passe en quelques mois du statut de disquaire-collectionneur émérite à celui de co-leader de groupe, porte drapeau du Summer of Love, étendard de Woodstock et titulaire du seul hit de Blues intemporel – On The Road Again – qui continue plus d’un demi siècle après d’alimenter les radios du monde entier.
Cette direction bicéphale cooptée par les trois autres musiciens exceptionnels (Henry Vestine / Larry Taylor / Fito de la Parra) est parfaitement définie par John Mayall. Dans sa maison de Laurel Canyon, cet « américain imaginaire (…) qui pourrait avoir les Chess aux manettes pendant un siècle et aurait toujours l’air d’un ranger néo-zélandais en train d’imiter Jimmy Reed dans un radio crochet » (autodérision so british citée dans le livre) passera régulièrement un court métrage de Laurel et Hardy intitulé « The Music Box » qui ravira Alan et Bob.
Dans ce film, les deux comiques déménageurs tentent de monter un piano à travers un escalier au trajet particulièrement biscornu (4). Les talents conjugués d’Oliver Hardy, danseur corpulent émérite, et d’un Stan Laurel à la timidité tout aussi maladive que créatrice fonctionnent comme une métaphore du binôme de Canned Heat (5). Un équilibre instable dans lequel Bob Hite fait le show, faisant sonner une voix de stentor digne d’un blues shouter. Plus en retrait scéniquement, Alan développe sa créativité ébouriffante, à l’abri, derrière la tornade ursidée.
La discographie de ces années là, qui se décline jusqu’à la mort tragique d’Alan en 1970, dévoile toute la personnalité de “Blind Owl”. On a toujours autant de mal à résister au vertige de London Blues sur « Future Blues ». La voix de tête imprime toute sa fragilité au texte et le piano de Dr John fait le reste (6). Au-delà des années 70, le groupe perdurera mais il lui manquera toujours la patte de cet étonnant chanteur-guitariste-harmoniciste-créateur de ragas (7), pour retrouver les cimes des albums Liberty.
Sorti après la mort d’Alan, la collaboration Canned Heat /John Lee Hooker fonctionne comme un de ces précieux albums mémoriels qu’on garde au fond du cœur. D’aucuns se souviendront de l’endroit où ils ont écouté pour la première fois The Drifter, du vocal de John Lee, de son imparable tempo de pied et de son lien de tous les instants avec le contrechant d’harmonica d’Alan. « Quand l’homme aura disparu, les séquoias monteront ils encore la garde ? ». C’était “Blind Owl”. Merci à Gilles Cornet de nous le remémorer.
Notes :
(1) David Evans : « Needy Time » (compilation parue en 2007 qui comprend Baby Please Don’t Go et Loving Blues enregistré en duo dans les années 60).
(2) Reverend Rubin Lacey, John Fahey, Alan Wilson and David Evans : « Old Hallelujahs ».*
(3) Son House & Alan Wilson : « Between Midnight and Day ».*
(4) Laurel et Hardy : « The Music Box » (1932).*
(5) Canned Heat : « Live In Paris » – Colourised (1970).*
(6) Canned Heat : « Future Blues » – Liberty (1970).*
(7) Canned Heat : Chromatic Harmonica Raga.*
(8) Canned Heat and John Lee Hooker : « Hooker’ N Heat » – John Lee Hooker official.*
* Toutes ces références se retrouvent sur YouTube
Par Stéphane Colin
Remerciements à Benoit Blue Boy, David Evans, Cheryl Thurber, Aaron Smithers (The University of North Carolina at Chapel Hill / Wilson Library)