American Epic

Une épopée américaine

• En mai de cette année, les télévisions PBS aux États-Unis et BBC en Angleterre diffusaient « American Epic », un documentaire en quatre parties consacré aux premiers enregistrements des musiques vernaculaires américaines : folk, blues, gospel, country, musiques cajun, amérindienne, hispanique et hawaïenne (à l’exception du Jazz). Les producteurs en sont Jack White (ex White Stripes, créateur du label Third Man Records et grand amateur de musique des années 20), T-Bone Burnett (production de la musique du film des frères Cohen « Oh Brother, Where Art Thou ? ») et le célèbre acteur Robert Redford, qui est le narrateur de cette série. La réalisation a été confiée à un anglais Bernard McMahon. Celui-ci, encore adolescent dans le sud de Londres où il habitait, acheta un disque des enregistrements de 1928 de Mississippi John Hurt. Cette trace indélébile lui donna envie de créer le « Lawrence d’Arabie des documentaires musicaux » (B. McMahon). La longue interview filmée que McMahon réalisa, en 2006, avec Honeyboy Edwards, Robert Jr. Lockwood et Homesick James venus se produire en Angleterre lors d’un obscur festival, joua le rôle de catalyseur. Avec la complicité d’Allison McGourty, McMahon plongea alors, pendant presque dix ans, dans de nombreuses archives, rencontra des descendants des artistes choisis pour le film qu’ARTE devrait diffuser au mois de décembre 2017. Pour patienter, il est recommandé de lire « American Epic the Companion Book To the PBS Series » (Editions Touchstone) co-écrit par Bernard McMahon, Allison McGoutry et Elijah Wald, et écouter les cinq CD du magnifique coffret-livre American Epic (Columbia 88875129012/Sony Legacy) www.americanepic.com

Cent chansons (aucune inédite) ont été sélectionnées pour ce voyage dans l’histoire américaine de la fin des années 20. Elles ont toutes subi une nouvelle technique de restauration. Le résultat est impressionnant. Plus de souffle, plus de craquements. La musique dans toute sa splendeur. Chaque titre est accompagné des renseignements discographiques, d’une brève présentation et d’un portrait de l’artiste, quand cela est possible. Les producteurs ont classé la musique par lieux d’enregistrement.

Ouvrent le bal, des artistes dont la musique a été gravée à Memphis, Bristol… Le premier CD s’intitule « The Southeast ». La célèbre Carter Family est représentée par leur première chanson Bury Me Under The Weeping Willow d’août 1927. L’accordéoniste cajun Columbus Fruge chante dans un irrésistible français du XVIIè siècle : « J’ai rodaillé et j’ai prié pour te avoir… » (Bayou Teche). Will Shade occupe une place de choix dans le film. Il est bien sûr présent avec le fameux Memphis Jug Band. L’original Walk Right In des Cannon Jug Stompers est une véritable redécouverte : on y entend clairement tous les instruments. On rêve d’évasion avec Booker Washington White en grimpant dans le Panama Limited, train qui reliait Chicago à New Orleans, via Saint Louis, Memphis, Grenada, Canton, Jackson, McComb. La belle Mattie Delaney abandonne le Delta du Mississippi. Elle a 22 ans. Elle gagne Memphis où elle chante le blues. Elle grave un 78 tours avec une belle évocation d’une crue de la Tallahatchie River. Puis elle disparaît. Carrière de météore. Garfield Akers accompagné de Joe Callicott (Cottonfield Blues) et Frank Stokes méritent une écoute attentive. La restauration de Cool Drink of Water Blues donne à Tommy Johnson une force et une présence telles que l’on imagine l’immense bluesman et son complice Charlie McCoy présents dans le salon.

Le second CD, « Atlanta », nous conduit dans la capitale de la Georgie. La figure importante fut Blind Willie McTell. Alliant une formidable technique de fingerpicking à un exceptionnel jeu de bottleneck, il fut un virtuose de la difficile guitare à 12 cordes. Il est ici présent avec ‘Tain’t Long Fo’ Day. Le guitariste Willie Walker, que Josh White comparaît à Art Tatum, interprète le thème traditionnel d’amour et de meurtre Dupree Blues. C’est toujours avec grand plaisir que l’on écoute Chocolate to the Bone de Barbecue Bob et Waiting For a Train de Jimmie Rodgers. Le gospel est représenté par le Reverend J.M. Gates et Elder John E. Burch qui influença Dizzy Gillespie : « J’allais tous les dimanches à l’église de John Burch. Je m’asseyais au fond et écoutais. Les Blancs venaient aussi, mais restaient à l’extérieur, dans leurs voitures toutes vitres baissées, pour écouter ce beat fantastique. Tout le monde hurlait, tapait dans ses mains, frappait du pied. » Deux titres cajun avec la guitariste Cleoma Breaux. Un soir, dans un bouge louisianais, elle balança un violent coup de pied à un importun, l’énucléa et continua de jouer comme si de rien n’était. Les talons de ses chaussures étaient cloutés.

Le troisième chapitre s’intitule « New York ». Musique hispanique, country avec Uncle Dave Macon, le mineur de fonds excellent chanteur et banjoïste Dock Boggs (Country Blues), un chant traditionnel Hopi et le « Blackface Minstrel » Emmett Miller accompagné par les frères Dorsey et le superbe guitariste Eddie Lang (Lovesick Blues) sont au menu. Pour les musiciens afro-américains, nous sommes gâtés : le très créatif Big Bill Broonzy avec Long Tall Mama, l’incontournable personnalité du folk et du blues Leadbelly avec Mr. Tom Hughes’ Town, l’influent guitariste virtuose Blind Gary Davis et I Am The Light of The World, et celui qui est la source du projet American Epic, le chaleureux chanteur et délicat guitariste Mississippi John Hurt. Le film dévoile un document inédit en couleur consacré à ce bluesman.

La balade se poursuit dans « The Midwest ». Ce quatrième disque, le plus blues, regroupe des enregistrements réalisés à Chicago, Richmond, Grafton… Les héros sont : Charley Patton, Skip James, Son House, Willie Brown, Blind Lemon Jefferson, Ma Rainey, Blind Blake, Sleepy John Estes, Henry Thomas, Geeshie Wiley… Nous connaissons bien leurs disques. Mais ici nous les redécouvrons. Nous sommes dans la chambre d’hôtel ou le studio où furent gravés ces 78 tours. Nous pouvons entendre les subtiles inflexions dans la voix d’un chanteur, le « tapping » du pied du musicien sur le plancher, la complexité du jeu du guitariste. Notre perception de cette musique est bouleversée. Les effluves odoriférants et les « cent mille couleurs » (Ronsard) des parties de campagne et pique-niques du Sud profond parviennent jusqu’à nous.

L’incontournable Robert Johnson apparaît dans le dernier CD de ce coffret : « The Deep South and the West ». La production a sélectionné Cross Road Blues. Robert Wilkins nous vante les mérites de Old Jim Kinnane, patron du Monarch Club dans Beale Street. Ironie de l’histoire, ce haut lieu de débauche, « the castle of missin men » est devenu l’emplacement d’un commissariat de police ! Blind Willie Johnson et les Mississippi Sheiks nous guident vers le toit du monde (et même dans l’espace) malgré la nuit sombre et à cause de la froideur du sol. Nous sommes émus par la grâce de Washington Phillips et son étrange « manzarene », instrument de son invention.

Découvrez de toute urgence cet indispensable coffret à l’irréprochable présentation ; les images arriveront en septembre sur ARTE. Grâce à ce bel objet, nous prendrons notre mal en patience.


Par Gilbert Guyonnet
Remerciements à Yazid Manou