Amos Milburn

Amos Milburn, photo DR.

• Amos Milburn rencontra le succès et la gloire entre 1946 et 1953. Bien que qualifié de « premier pianiste du rock ’n’roll » par Nick Tosches, dans « Unsung heroes of rock ’n’roll : the birth of rock in the wild years before Elvis », publié en 1984 et édité en France par les éditions Allia, en 2000 (« Héros oubliés du rock ’n’roll – Les années sauvages du rock avant Elvis »), il ne put grimper dans le train en marche du rock ’n’roll. Son œuvre fut ainsi malheureusement trop longtemps recouverte par l’impitoyable poussière du temps…

Les premiers vagissements du quatrième enfant de Joseph Amos et Amelia Lee Milburn survinrent à Houston le 1er avril 1927 – et non 1925 comme il est gravé sur sa pierre tombale (1). Huit autres garçons et filles naquirent après Amos. Il semble que très tôt le petit garçon se sentit possédé d’une furieuse envie d’apprendre à jouer du piano. Aussi, ses parents lui offrirent-ils quelques leçons de cet instrument alors qu’il n’avait que cinq ans. Cette expérience fut de courte durée. La musique que l’on lui enseignait le laissait indifférent. Il préférait infiniment celle qui émanait des très nombreux juke joints du quartier où vivait la famille Milburn. Il reproduisit alors les sonorités qui berçaient quotidiennement ses oreilles enfantines. Ce comportement déplaisait particulièrement à son entourage, membre de l’église baptiste, qui avait banni la musique du diable. Tous les efforts déployés par celui-ci pour lui inculquer des préceptes religieux très stricts restèrent vains. Amos Milburn ne revendiqua jamais la moindre influence de l’église. Un cas atypique et exceptionnel chez les musiciens africains américains. L’école lui pesait aussi. Quel intérêt d’apprendre la grammaire, l’arithmétique, l’histoire et la géographie quand vos maîtres d’alors étaient Pete Johnson, Albert Ammons et Meade Lux Lewis. Il était en cinquième quand il abandonna le collège. Il délaissa sa scolarité qui l’ennuyait mortellement pour devenir livreur dans un drugstore local, tout en pratiquant la musique du diable au piano, malgré l’interdiction parentale.

Amos Milburn, photo DR (collection Gilles Pétard).

Quand l’Amérique entra en guerre, lors du second conflit mondial, Amos Milburn encore adolescent s’engagea dans la Marine en falsifiant son âge. Pendant trois ans, à bord d’un navire de guerre, il fut aide-steward. Il apprit à fort bien cuisiner. Plus tard, ses amis apprécièrent beaucoup les plats qu’il leur préparait. Charles Brown affirma : « Amos could really cook ! » (« Amos cuisinait vraiment bien ! »). Son jeu de piano était très prisé. Aussi joua-t-il souvent pour les officiers. Ses participations aux batailles de Guadalcanal, de Bougainville et des Philippines lui valurent treize blessures.

À peine libéré de ses obligations militaires le 5 mai 1945, il retourna à Houston avec la nécessité d’aider sa famille à survivre, à cause du décès de son père durant son absence. Très vite, il monta une petite formation musicale et se produisit dans divers clubs de Houston et d’autres villes texanes. Un soir de 1946, Amos Milburn jouait au Keyhole Club, à San Antonio, Texas. Lola Ann Cullum, épouse d’un éminent dentiste de Houston, était présente dans la salle. Le couple Cullum était afro-américain et comptait parmi les rares membres de la haute société noire de Houston. Madame Cullum aimait le Blues et le Rhythm & Blues ; elle était en outre informée des changements dans l’industrie musicale avec la multiplication des labels indépendants. Elle avait aussi du flair pour débusquer les vrais talents. C’est grâce à elle que Lightnin’ Hopkins débuta – pour Aladdin Records – la carrière discographique que l’on sait. Entre deux sets d’Amos Milburn au Keyhole Club, séduite par la qualité du chanteur-pianiste, Lola Ann Cullum lui fit parvenir un message afin qu’il prît contact avec elle. L’ambitieux musicien et l’aspirante découvreuse de talents et impresario se rencontrèrent à Houston. Elle invita Milburn chez elle, le fit répéter et l’aida à composer, en particulier After Midnite et Chicken Shack Boogie. Une bande de démonstration fut même enregistrée dans une station de radio locale. Quand elle estima que son talentueux et prometteur protégé était prêt, ils prirent le train pour Los Angeles, pendant l’été 1946. En Californie, Jules Bihari, le patron de Modern, RPM, Flair, Meteor, les reçut. Il fut intrigué par ce qu’il écouta. Mais la maigre proposition financière du contrat déplut à Lola Ann Cullum. Celle-ci contacta ensuite Aladdin Records. Cette firme de disques avait été créée par les frères Eddie et Leo Mesner en 1945. D’abord baptisée Philo, elle dut changer de nom pour des raisons juridiques et devint Aladdin en mars 1946. Mais il y avait un petit obstacle en cet été 1946 : le patron Eddie Mesner, malade, était hospitalisé. Très culottée, Lola Ann Cullum se rendit à son chevet avec un magnétophone dans les bras. L’avisé Eddie Mesner, séduit par la qualité de la musique présentée, aurait offert trois fois plus d’argent que le pingre clan Bihari, selon la légende. Il fut bien difficile à Lola Ann Cullum et Amos Milburn de résister à une offre aussi alléchante. Un accord fut donc conclu.

Label Aladdin Records (collection Gilles Pétard).

Amos Milburn entra alors en studio le 12 septembre 1946, sous la houlette du saxophoniste, producteur et arrangeur Maxwell Davis. Trois chansons connurent les faveurs du public et remportèrent un vrai succès : My Baby’s Booging, After Midnite qui se vendit à 50000 exemplaires et surtout le meilleur titre de cette séance, Down The Road Apiece, une relecture sur un tempo endiablé d’une composition de Don Raye que le chanteur blanc Will Bradley grava pour Columbia en 1940. Après son retour à Houston, le musicien fut victime d’un accident de la circulation, une collision entre sa voiture et un train qui circulait heureusement très lentement. Il passa sa brève convalescence chez sa grand-mère. Il rencontra alors un type qui jouait de la guitare et chantait fort bien, dans la rue tout près du logis de celle-ci. « This lonesome guitar down the street », comme le désigna Milburn, n’était autre que Sam Hopkins. Les deux hommes sympathisèrent. Milburn, convaincu du talent de Hopkins, le présenta à Lola Ann Collum qui embarqua, en novembre 1946, le guitariste pour Los Angeles avec le pianiste Wilson ‘Thunder’ Smith. C’est alors que Sam Hopkins devint ‘Lightnin’ Hopkins. Amos Milburn revint enregistrer sa musique de qualité à Los Angeles en décembre 1946, avril et octobre 1947. Après ces tâtonnements infructueux, la demeure des muses s’ouvrit enfin et les trompettes de la renommée retentirent. Grâce à l’étincelant Chicken Shack Boogie, une irrésistible chanson annonçant le Rock n’roll, Amos Milburn devint une star du Rhythm & Blues. Son titre atteignit la huitième place du classement Race Records du Billboard en 1948 (2) ; plus de 100000 exemplaires vendus ! Le succès fut si important que s’ensuivit pour le chanteur-pianiste une multitude de concerts à travers toute l’Amérique. En haut de l’affiche, il apparaissait en tant que “Chicken Shack Boogie Man”. Sur son bus de tournée qui sillonnait le pays, fut peint : AMOS MILBURN AND HIS CHICKENSHACKERS. Ce succès ne fit pas le bonheur de tous ses proches. Quand arriva le moment de renouveler le contrat qui liait Amos Milburn et Lola Ann Cullum, celle-ci fut bannie par les frères Mesner. Elle s’en retourna à Houston, certainement très amère.

Amos Milburn avec l’orchestre de Paul Williams qui joue du saxophone baryton, lors de l’enregistrement du programme de télévision Showtime at The Apollo, cira 1953-1955. À noter que Noble Watts est le sax ténor. Photo DR, courtesy of Billy Vera.

L’artiste fut désigné par le très sérieux magazine Down Beat, « Best Blues and Jazz Star of 1949 ». Personne n’eut l’idée d’explorer la face jazzy d’Amos Milburn. En 1947, le Billboard rapporta qu’il remplaça brièvement avec succès Dizzy Gillespie dans un club de jazz de Los Angeles. Que cette pensée n’effleurât pas les frères Messner s’explique fort bien. Jusqu’en 1953, Milburn et Aladdin Records multiplièrent les succès : la belle ballade Bewildered (1948), Rock, Rock, Rock (1952) ; puis ses chansons dont le thème était l’alcool, Bad Bad Whiskey (1950), seul hit classé n°1 dans les charts R&B du Billboard, Just One More Drink (1951), Let Me Go Home Whiskey (1953) et One Scotch, One Bourbon, One Beer (1953) qui grimpa à la seconde place du classement R&B du Billboard. Ce dernier tube fut enregistré à New York avec l’accompagnement du guitariste Mickey Baker.

Amos Milburn, photo DR (courtesy of Billy Vera).

C’est à partir de 1950 qu’Amos Milburn se mit à boire plus que de raison. La noire cohorte des maux dus à une consommation excessive de boissons alcooliques toucha celui-ci. À partir de 1954, il disparut progressivement de la circulation. Fats Domino et Little Richard eurent beau clamer leur admiration pour lui, le rock’n’roll dont il fut un des précurseurs le dédaigna. Il réenregistra Chicken Shack Boogie en 1956. Pour cela la firme Aladdin ne lésina pas sur les moyens. Elle envoya son protégé à La Nouvelle-Orléans et embaucha l’élite des musiciens de la ville : Lee Allen (ts), Alvin ‘Red ‘Tyler (bari), Justin Adams (g), Frank Fields (b) et Earl Palmer (d) ; tous avaient collaboré à l’ascension de Fats Domino. Cette nouvelle version, trop rapide pour les amateurs de Rhythm & Blues, mais trop lente pour les fans de rock’nroll, ne plut pas au public et passa inaperçue. Pour sa dernière collaboration avec Aladdin, le 28 janvier 1959, Amos Milburn tenta même de devenir le Pat Boone noir avec la chanson pop Soft Pillow. Là encore, nouvelle déception ; le succès ne fut pas au rendez-vous. Il abandonna sa moribonde maison de disques en 1959 ; celle-ci disparut l’année suivante. Il n’apparut alors plus que sporadiquement dans les studios d’enregistrement (chez King et Ace en 1960 et 1961). Profitant de sa réputation, il jouait encore dans de petits clubs et participait à quelques tournées minables, bien loin de sa splendeur passée. C’est à cette époque qu’Amos Milburn et Charles Brown – qui s’étaient rencontrés quelques années plus tôt au Last Word, un club de Los Angeles – vécurent ouvertement leur passion amoureuse en vivant ensemble. Charles Brown confirma ces faits en 1993 : « Amos and I lived in the same apartment » (Amos et moi vécurent dans le même appartement »). En outre, Mabel Scott, l’ex-épouse de Charles Brown, révéla l’homosexualité de son mari ; le guitariste Texas Johnny Brown, quant à lui, celle d’Amos Milburn, en 1997. Cette liaison homosexuelle resta cachée : il ne fallait pas décevoir le public féminin qui raffolait des deux artistes. Et surtout parce que les relations entre personnes du même sexe étaient partout interdites aux États-Unis, jusqu’au milieu des années 1960s.

Amos Milburn, photo DR (collection Gilles Pétard).

En 1962, Amos Milburn changea complètement de cadre de vie et d’air. Il choisit de s’installer à Cleveland, Ohio. Comparé à Fats Waller, il obtint sans difficulté quelques engagements dans cette ville, mais aussi à Cincinnati et Detroit où il attira l’attention de Berry Gordy. Ce dernier venait de lancer la firme Motown avec laquelle Milburn signa un contrat. La collaboration avec Marvin Gaye, Little Steve Wonder et les Suprêmes enchanta un très à l’aise Milburn. Le single (Motown 1038) et l’album intitulé « Return of the Blues Boss » (Motown LP608) étaient très réussis mais laissèrent malheureusement le public de la Soul indifférent.

À force de pratiquer ce qu’il avait longtemps prêché (« I practiced what I preached », dixit Milburn), son état se dégrada. À la fin des années soixante, son alcoolisme était tel qu’il attendait l’ouverture des bars, à 6h du matin, pour avaler un verre d’alcool qui lui supprimait les tremblements. Un soir de 1969, il fut victime d’une petite attaque cérébrale dans un club de Cincinnati, le Satan’s Den. Une seconde attaque le frappa, en 1970, pendant qu’il regardait un match de football américain à la télévision, suivi très vite d’un nouvel assaut du même mal plus sévère. Cette fois, Amos Milburn devint hémiplégique du côté gauche et fut condamné au fauteuil roulant. Son épouse mourut en août 1972. Veuf et incapable de se débrouiller seul, ne survivant que du petit chèque de l’aide sociale et d’une misérable pension de vétéran de l’Armée, Milburn, redevenu sobre, redescendit à Houston et se réfugia dans la religion. Il connut un dernier sursaut quand Johnny Otis – son ami depuis la fin des années 1940s – lui fit réenregistrer quelques-uns de ses vieux succès pour son label Spectrum. Sur ce disque, Amos Milburn chantait et jouait du piano avec la main droite seulement, Johnny Otis assurant la partie de main gauche. En 1979, il fut amputé de la jambe gauche. Il ne se remit jamais de cette opération et mourut le 3 janvier 1980. Il n’avait que 52 ans ! Mais, heureusement, il nous a laissé un riche legs musical.


Notes :
(1) Bob Eagle and Eric S. LeBlanc, « BLUES – A Regional Experience », Praeger Editions, 2013.
(2) C’est grâce à Jerry Wrexler que le Billboard, en juin 1949, changea « Race Records » en « Rhythm & Blues Records ».


Par Gilbert Guyonnet
Merci à John Broven, Hank Davis, Colin Escott, George Moonogian, Jonas Bernholm, Joseph L. Laredo pour leurs notes de pochettes, Michael Corcoran et son livre « Ghost Notes – Pionering spirits of Texas Music » (TCU Press) et les revues Blues Unlimited, Living Blues et Blues & Rhythm. Merci également à Gilles Pétard et Billy Vera.