
À propos du Black History Month… (mars 2025)
• Bien sûr, comme toujours, mille idées tourbillonnaient dans mon esprit pour un éditorial, lorsque me parvint cette suggestion de mon ami Jay Myers : écrire sur ce mois consacré à l’Histoire des Noirs américains. En tant que Français blanc, je ne me sentais guère légitime à évoquer une histoire aussi douloureuse et accablante, d’autant que, dans mon pays, rares sont ceux qui revendiquent ouvertement une ascendance issue de l’esclavage…
Et pourtant, la France fut, elle aussi, une puissance coloniale, une nation ayant pris part à la traite des esclaves. Les archives, pour la plupart, disparurent durant la Révolution et aujourd’hui encore, le sujet demeure délicat, rarement abordé dans les cercles policés. Certes, la ville de Nantes a osé affronter son passé funeste de port négrier, élevant un monument en témoignage de cette histoire sombre, mais l’examen de conscience général, lui, se fait toujours attendre.
Jay me dit alors : « Tu peux parler de Jazz, de ce que la musique noire représente pour toi ». À ces mots, mon visage s’éclaira. Je fus aussitôt transporté à mon enfance la plus lointaine – haut comme trois pommes – un soir de Noël. Le sapin scintillait et, sur l’écran en noir et blanc du téléviseur, débutait une émission festive. Il n’existait alors que deux chaînes et l’on imagine sans peine l’émerveillement d’un enfant voyant un homme noir insuffler toute son âme dans une trompette, emplissant la pièce de sonorités qui me bouleversaient sans que je puisse les nommer. C’était Louis Armstrong, éclatant comme un prince dans son habit de soirée. À ses côtés, une femme noire dont la voix, aérienne et limpide, semblait flotter au-dessus du monde, articulant des mots que je ne comprenais pas encore. Elle s’appelait Ella Fitzgerald et sa robe, constellée de sequins, brillait à mes yeux comme l’étoffe d’une princesse, d’une souveraine de la nuit.

Les années passèrent, et Louis comme Ella demeurèrent des figures de mes noëls enchantés. Puis vint un autre visage, un autre son pour envoûter mon oreille et mon regard : un certain Ray, dissimulant son regard derrière d’épaisses lunettes, un piano sous les doigts et une voix qui était, à elle seule, un instrument. Ray Charles, que j’adorais alors et que j’adore encore. Un peu plus tard, j’entrai au conservatoire : solfège, formation classique, violoncelle. Mais, au fond de moi, c’était le jazz qui m’appelait. Le rhythm and blues me hantait. Je me tournai vers le saxophone et découvris bientôt Sonny Rollins : une révélation, un choc artistique et émotionnel. J’avançais dans mes études, mais nul ne partageait autour de moi cette passion. Qu’importe, je persistais. Miles Davis, Ron Carter, Marcus Miller, Earth, Wind & Fire…
Curieusement, aucun de mes idoles ne me ressemblait. Pourtant, leur musique était le seul langage que je comprenais vraiment.
Mon idéal féminin, en ce temps-là, portait un nom : Angela Davis. Je faisais miens ses combats, j’admirais sa prestance. Elle était, elle aussi, une sorte de princesse—mais une princesse de l’intellect et de la révolte, une souveraine de la pensée.
Les années s’écoulèrent. Je découvris Joe Zawinul, que je rencontrerais plus tard, tout comme Wayne Shorter. On pourrait croire qu’avec le temps, les passions s’estompent, que les affinités se déplacent. Il n’en est rien. Si je vous disais qu’aujourd’hui encore, les musiciens qui me bouleversent le plus sont issus, pour la plupart, de la communauté noire américaine, je n’exagérerais pas. Keb’ Mo’, Lakecia Benjamin, Kandace Springs, Michael Mayo, Christian McBride, Terri Lyne Carrington… La liste est longue, infinie.
Je me souviens d’un cours de musique où l’on nous fit écouter un enregistrement d’un autre âge, gravé sur cylindre de cire, bien avant 1900. Une voix, sans équivoque celle d’un homme noir, s’accompagnait d’une guitare mal accordée, et plus qu’il ne chantait, il lançait un cri : I’ve Got the Blues. Cette plainte bouleversa l’adolescent que j’étais, déjà enclin aux interrogations profondes. Mon esprit en éveil, je me précipitai à la bibliothèque du lycée, avide d’en apprendre davantage sur l’histoire des Noirs américains, leurs combats, leur existence. Mais le seul ouvrage que je trouvai fut une traduction française de Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage de Maya Angelou.
Sa lecture fut un choc. Elle me bouleversa. Elle altéra mon regard sur le monde, tout comme le feraient plus tard Marguerite Yourcenar, Paul Auster ou Mishima. L’instruction est capitale. Ce sont toujours les esprits éclairés qui portent la torche de la justice, qui prêtent leur voix à ceux que l’on réduit au silence.
Ce qui distingue la société noire américaine, c’est cette capacité unique à éveiller les consciences à travers l’Art. Otis Redding, Marvin Gaye et tant d’autres ont inscrit cette mémoire dans leur musique, guidant des générations entières – des jeunes Américains, mais aussi des jeunes Européens – vers une compréhension du monde, vers l’acceptation de l’autre, vers le rejet de l’injustice. Je ne suis que l’héritier de cette conscience du XXᵉ siècle.
Et aujourd’hui ? Le monde me peine… Mais je garde espoir. Espoir qu’un jour, un véritable changement advienne, un changement juste, un changement profond.
Liens :
• https://www.pbs.org/articles/what-to-watch-black-history-
• https://www.history.com/topics/black-history/black-history-month
• https://kids.nationalgeographic.com/history/article/black-history-month
Par Thierry De Clemensat
(USA correspondent – Paris-Move/ABS magazine/Bayou Blue Radio)