Texte, cotexte et contexte chez Blind Lemon Jefferson
Long Lonesome Blues et Got The Blues (mars-mai 1926)
• En 2007, dans le n° 15 d’ABS, je donnais mon premier article à la revue, intitulé « Le Bentonia tuning. Une invention américaine ? ». L’article portait d’abord et surtout sur la relation qui unit Skip James – caractérisé par le « Bentonia tuning » – à Blind Lemon Jefferson. Si l’on situe généralement la date de naissance de Nehemia Curtis “Skip” James en 1902, celle de Blind Lemon Jefferson est davantage discutée. Comme l’écrit Drew Kent pour le présenter dans l’édition de son œuvre complète en 4 Cds sur JSP – que Jean-Pierre Urbain et Joseph Brems m’offrirent pour un anniversaire : « les faits se bousculent avec le mythe, chez Blind Lemon, et même les récits de tel ‘témoin oculaire’ tendent à nourrir la légende ». On le dit né en 1897, mais « certains avancent sa date de naissance de dix ans »… Quoi qu’il en soit, le rapport qu’induisent les conjectures ne peut que confirmer celui qu’entretiennent un pionnier enregistré dès 1925-1926, immédiatement populaire et un artiste original enregistré en 1931.
Comme je l’écrivais en 2007 concernant la dette de Skip James envers Blind Lemon Jefferson : « On a peut-être à chercher des indices de ces relations et influences dans le fait discographique incontestable, plutôt que dans les affirmations tardives et dès lors souvent approximatives de musiciens connaissant la valeur commerciale de la provocation voire de la reconstruction imaginaire ». « Lequel n’a pas pour le moins croisé Robert Johnson dans les années trente ? ». Comme l’écrit aussi Drew Kent : « D’où [NDLR : Blind Lemon Jefferson] a-t-il appris ses chansons et son éblouissante technique est également inconnu. Au moins nous sont épargnés les contes de pactes avec le diable à minuit ». Dans la petite ville wallonne d’Oupeye, où se sont tenus divers concerts de blues, un des participants de mon âge fut présenté comme « ayant connu Robert Johnson ». On sait ce genre de témoignages à haute valeur ajoutée assez courant.
Quitte à apparaître comme un « académique qui traiterait la musique populaire comme celle de Mozart », ainsi qu’il me fut reproché dans Blues & Rhythm, je crois plus utile de s’interroger sur les filiations textuelles qui peuvent unir divers artistes. La pratique, du reste, est devenue banale, notamment grâce à Internet, comme le montre le site WeenieCampbell.com.
Dans l’article de 2007, j’attirais l’attention sur le fait que la pièce intitulée Broke and Hungry, chantée en 1964 par Skip James lors d’un concert donné à l’Ontario Place Coffee House à Washignton, était textuellement différente de celle enregistrée par Blind Lemon Jefferson vers le mois de novembre 1926 (Paramount 12443 – « Blind Lemon Jefferson. The Complete Classic Sides Remastered », disc A, n° 19, 3076-2). J’empruntais la transcription du Broke and Hungry au « magnifique ouvrage » de Robert MacLeod (Y2, 379-80), que m’avait prêté Robert Sacré, dont le patrimoine discographique a malheureusement été dispersé à sa disparition en 2024.
Par contre, je mettais en rapport certaines strophes de One Dime Blues enregistré par Skip James en 1964 et le One Dime Blues enregistré par Blind Lemon Jefferson vers octobre 1927 (Paramount 12578 – « Blind Lemon Jefferson. The Complete Classic Sides Remastered », disc B, n° 22, 20075-2). Deux hypothèses se présentent : ou Skip James reprenait plusieurs dizaines d’années plus tard un titre entendu et qu’il jouait à l’époque où il enregistrait ses faces légendaires, ou bien il retrouvait après coup le blues des années 1920, répétant un texte qui était désormais bien connu, pour ainsi dire dans le domaine public. On aurait tendance à choisir la seconde possibilité.
Des questions différentes sont celles que posent respectivement : la répétition ou circulation de séquences textuelles, éventuellement de strophes, au sein de différentes chansons ou de différents enregistrements de Blind Lemon Jefferson ; la transmission de séquences textuelles, éventuellement de strophes, en direction d’autres artistes enregistrés avant 1940. On qualifiera le premier cas, conformément au vocabulaire usité en analyse littéraire, de correspondances relevant du cotexte, tandis que la transmission à d’autres musiciens relève plutôt du contexte, catégorie qui inclut les observations relatives aux aspects socio-historiques que comporte une chanson.
Long Lonesome Blues pose d’emblée un cas intéressant parce que la chanson fut enregistrée deux fois en 1926, année à laquelle on limitera la présente investigation.
Elle est d’abord enregistrée vers le mois de mars 1926 à Chicago, lors de la première session consacrée au Blues, dont Paramount sortit quatre titres : celui-ci, qui fit l’objet de deux prises, porte le n° 2472-1 ou 2 (« Blind Lemon Jefferson. The Complete Classic Sides Remastered », disc A, n° 4, 2472-2 ; illustrations 02-03). Long Lonesome Blues est ensuite enregistré au mois de mai 1926 à Chicago aux Marsh Laboratories sans que des copies soient montrées, en vue d’un pressage ultérieur (« Blind Lemon », disc 1, 1054-2 ou 4).
Le site WeenieCampbell.com fournit les transcriptions des trois enregistrements de Long Lonesome Blues. On propose de les comparer. On ne mentionne que les premiers mots de chaque strophe. Trois points indiquent une analogie textuelle. On ne tient pas compte de variations secondaires ou mineures (voir par ex. le début des strophes 2 et 5). Les strophes présentant des similitudes sont indiquées par des fonds en différents types de grisé. Une strophe sans correspondance significative est typographiée en caractères gras.
Long Lonesome Blues (2472-2). Mars 1926 | Long Lonesome Blues (2472-2). Mars 1926 | Long Lonesome Blues (1054). Mai 1926 | |
1 | I walked from Dallas… | I walked from Dallas… | I walked from Dallas…. |
2 | Some women see you… | Some women see you… | Women see you comin’… |
3 | So cold in China… | So cold in China… | So cold in China… |
4 | Hey, mama and papa… | Hey, mama and papa… | Hey, mama and papa… |
5 | Well, I know my baby… | Well, I know my baby… | I know my baby… |
6 | Woman, if you don’t love me, just be frank and tell me so. I say, if you don’t love me, be frank and tell me so. So I can leave your town and hang crepe on your door. |
Would you tell me what’s the matter, baby, I can’t get no mail. Baby, tell me what’s the matter, Papa Lemon can’t get no mail. Mama, dreamt last night, pulled a black cat across your trail. |
Tell me what’s the matter, baby, I can’t get no mail. Could you tell me what’s the matter, Papa Lemon can’t get no mail. Mama, dreamt last night, pulled a black cat across your trail. |
7 | Tell me what’s the matter, baby, I can’t get no mail. Could you tell me what’s the matter, Papa Lemon can’t get no mail. Mama, dreamt last night, pulled a black cat across your trail. |
Excuse me, baby, from knockin’ on your door. Well, excuse me, baby, from knockin’ on your door. If my mind don’t change, I’ll never knock here no more. |
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8 | I said, fair brown, tell me where’d you stay last night. Said, fair brown, « Where’d you stay last night? » Your hair’s all down, you know you ain’t talkin’ right. |
I got up this mornin’ with the blues all around my bed. I got up this mornin’, blues all around my bed. Fixin’ to eat my breakfast, the blues all in my bread. |
I got up this mornin’, the blues all around my bed. I got up this mornin’, the blues all around my bed. Fixin’ to eat my breakfast and the blues all in my bread. |
On voit que Blind Lemon Jefferson fixe et suit le texte des cinq premières strophes dans les deux prises de mars et celle de mai 1926 : il tient manifestement à reproduire dans de meilleures conditions d’enregistrement un titre qui lui avait bien réussi et qui constitue en partie sa marque de fabrique.
Selon le site Weenie.Campbell.com, dans les deux enregistrements de mars, le musicien joue « en position de la avec un capodastre placé en la bémol » (A position pitched at Ab). Je suppose qu’il faut comprendre qu’il adopte la « position » en accordage ouvert de sol (open G) qui permet notamment au guitariste de slide, en plaçant le capo à la deuxième case, de jouer en la en retrouvant la configuration de base, si je ne m’abuse. Ce placement du capo permet également au guitariste de slide, si on adopte la « position » de ré ouvert (open D), de trouver la configuration pour jouer en mi (open E), tonalité commune chez les musiciens qui pratiquent en accordage normal.
Je note que le site Wirz’ American Music mentionne l’interprétation de Long Lonesome Blues en mars, selon celui qui signe “Uncle Bud” sur le site Weenie.Campbell.com, dans une autre configuration : le « diapason de concert » est le sol (at concert pitch in G), c’est-à-dire que Blind Lemon joue en accordage ouvert de G avec capo, comme on vient de le suggérer, ou directement en accordage de la ouvert. Quoiqu’il en soit, le musicien montre sa volonté de reproduire en mai la tonalité et le texte de la première version.
La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi modifier dès la seconde prise de mars le texte des strophes 6-7-8 ? Et surtout : pourquoi introduire à la deuxième prise de mars un texte qui ne présente aucun rapport avec ceux qu’il utilise dans la chanson, et pourquoi l’abandonner en mai ? On voit bien qu’un mélange intervient dès la prise de mars dans les strophes 6-7 et qu’une certaine unité se rétablit finalement à la strophe 8 entre la seconde prise de mars et celle de mai. Blind Lemon a modifié – corrigé ? amélioré ? – son texte en près de trois mois. Ou a-t-il oublié ce qu’il chantait à l’origine, mêlant des variations déjà disponibles ? Bien sûr, nous ne le saurons jamais.
Ce qui paraît assuré, et qui correspond à ce qu’on peut attendre d’un musicien qui pratiquait depuis au moins vingt ans à l’époque où il commence à enregistrer, c’est qu’il avait constitué un répertoire textuel, un éventail de strophes rimées qu’il hésitait à utiliser en priorité au printemps de 1926. Les enregistrements de Got The Blues qu’il donne en mars et en mai en témoignent. Ceux-ci accompagnent Long Lonesome Blues dans sa recherche d’une reprise des deux chansons-fétiches qui ont assuré son démarrage médiatique.
Ces enregistrements sont textuellement très proches. Certaines strophes, dont la première, sont importantes car elles affirment l’origine de l’artiste dans des formules frappantes et font état de sa formation : « Eh bien ! le blues vient au Texas, sautillant comme une mule » (Well the blues come to Texas, lopin’ like a mule) ; « J’ai grandi au Texas, éduqué au Tennessee (I was raised in Texas, schooled in Tennessee). Blind Lemon Jefferson, dont le nom prête à sourire, n’est pas le premier venu, et son portrait, si connu, avec lunettes cerclées de métal, suggère davantage un pasteur qu’un cueilleur de coton. Pas question de renoncer, dans une réinterprétation en mai, à cette autre manière de stimuler l’imagination d’une population tenue dans l’abaissement.
Got The Blues sait aussi flatter l’image de la femme, même s’il annonce déjà la défiance que celle-ci peut inspirer à l’homme : un thème que ne manquera pas d’amplifier le blues ultérieur. La prise de mars 1926 ne vante pas sa beauté mais un caractère qui lui ouvre tous les possibles.
Elle n’est pas si belle, ses dents ne luisent pas comme des perles.
Mais cette belle disposition emmène cette femme à travers tout le monde.
Le chanteur donne alors libre cours à l’amour.
Je pense que j’ai entendu ma bonne amie appeler mon nom.
Elle n’appelle pas si fort mais de manière si gracieuse et simple.
La version de mai de Got The Blues réaffirme de manière plus prosaïque le besoin d’une femme, dans la vie ordinaire.
Eh bien ! j’aime ma bonne fille mieux qu’un fermier n’aime sa vache jersiaise.
Essayé de quitter ma femme pendant deux ans, mais, mec ! je ne sais pas comment.
Dans les deux prises de mars et de mai, la deuxième strophe, qui est commune, ternit d’emblée cette image de la femme.
Vous ne pouvez jamais dire ce qu’une femme a dans la tête.
Vous pourriez penser qu’elle est folle de vous, elle vous quitte tout le temps.
La dernière strophe accentue la hantise de la trahison. En mars, elle met en évidence la violence de comportement qui peut révéler l’infidélité.
Quand on dit qu’une femme agit bizarrement, elle est en train de te quitter pour un autre homme chauve.
Elle ne veut pas te regarder les yeux dans les yeux mais elle cherche tout le temps des histoires.
En mai, la dernière strophe de Got The Blues se fait plus menaçante : l’homme répliquera par la violence et les choses se termineront mal.
Je te l’ai déjà dit, mama, je ne vais pas le répéter.
La prochaine fois que je te parlerai, j’accrocherai un crêpe à ta porte.
Bref, en deux mois, le texte de Got The Blues s’inscrit davantage dans un contexte dramatique et dans un ton de déploration qui correspondent à l’atmosphère générale que supposait, par son intitulé même, le genre du blues. Si celui-ci fut aussi un moyen de divertissement et un vecteur de moquerie, son programme génétique, pour ainsi dire, était de l’ordre de la lamentation par le une répétition relevant de la litanie, que dépassait l’ouverture d’un troisième temps offrant une autre perspective – de libération, de rémission ? Sa structure peut donc être considérée comme fondamentalement hégélienne. Mais ceci demanderait, bien sûr, un développement plus argumenté.
Le contexte iconographique confirme la tonalité générale de « l’horizon d’attente » que déterminait le genre. Il faut regarder de plus près la publicité Paramount. The popular Race Record annonçant les titres Long, Lonesome Blues et Got The Blues, telle que la reproduit le site Wirz’ American Music.
On traduit la présentation de « ce sensationnel nouveau disque de Paramount », « avec un merveilleux accompagnement de guitare ».
Quelle tragédie – quelle tristesse ! Nostalgie et solitude sont trop pour lui, alors il décide de mettre fin à tout dans la rivière. Il marche tristement vers la rive, il regarde l’eau qui tourbillonne, et alors – mais écoutez Blind Lemon Jefferson chanter, ce pur gratteur de guitare du vieux temps.
Deux images accompagnent l’annonce. L’une représente le portrait de l’artiste que l’on connaît. L’autre montre un homme regardant l’eau avec la légende « Je vais à la rivière. Je vais emmener mon fauteuil à bascule ». On notera que la strophe dont est tirée la légende n’évoque aucune intention de mettre fin à ses jours, dans l’enregistrement de mars 1926.
Je vais à la rivière, je vais emmener mon fauteuil à bascule.
Je vais demander à cette fille de Crowell, comment vont les cafards inquiets ici ?
Cette transcription n’est guère compréhensible. Le chanteur demande-t-il à cette « fille de Crowell » – Crowell est une petite ville du Nord du Texas – si on y a le blues (= les cafards d’où le cafard) ? D’autres transcripteurs de la chanson comprennent le vers en question différemment, indique le site WeenieCampbell.com : « Je vais demander à cette fille de la maison des pauvres, a-t-on le cafard ici ? ». Cette interprétation a quelque chose d’une évidence, ou d’une tautologie, qui la rend assez plausible. En tout état de cause, une référence géographique, si elle authentifiait l’origine du musicien, pouvait ne pas être comprise dans d’autres régions et limitait la réception voire la circulation du produit.
Aussi Blind Lemon Jefferson substitue-t-il à cette strophe, en mai 1926, un autre texte qui suggère davantage un rapport à l’eau, sinon une immersion, mais sans allusion explicite à un suicide :
Je vais à la rivière, je descends vers la mer.
J’ai pris des têtards et du fretin se disputant pour moi.
On peut bien sûr imaginer que les poissons se disputent le corps du chanteur, auquel cas Blind Lemon aurait pu adapter davantage le texte de Got The Blues à ce qu’explicitait l’annonce de Paramount. La manière dont les meilleurs bluesmen veillaient à leur publicité et l’organisait pourrait confirmer l’hypothèse.
Ce qui est sûr, à nouveau, c’est que le contexte confirme la tonalité générale des titres présentés par Paramount sur la même annonce du « sensationnel » 78 tours de Blind Lemon. En tête de liste figurent Do Lowd Do et Night And Day Blues d’Ida Cox. Do Lawd Do, aussi connu sous le titre Lawdy, Lawdy Blues, chante la douleur d’une femme que son compagnon veut quitter « sans savoir comment ». Dans Night And Day Blues, la séparation est accomplie, laissant la femme maltraitée demander en pleurant, toute la nuit : « Papa, n’entends-tu pas ma plainte ? / Je suis aussi seule qu’une fille peut l’être ».
L’artiste qui se trouve ensuite mis le plus en évidence est « Papa » Charlie Jackson avec I’m Tired of Fooling Around With You, Jackson’s Blues, Shake That Thing et The Faking Blues. Les deux premiers titres datent des environs de janvier 1926 et furent enregistrés à Chicago, avant la date probable du premier enregistrement de Long Lonesome Blues et de Got The Blues. Les deux autres titres furent enregistrés vers le mois de mai 1926, peut-être lors de la même séance qui se tint à Chicago pour le réenregistrement des deux titres de Blind Lemon.
I’m Tired of Fooling Around With You creuse le sillon du thème traditionnel ou médiéval – dans la chanson populaire, y compris en Wallonie – du « mari maltraité » par une femme qui ne cesse de lui chercher noise.
Maintenant, mama, qu’est-ce qui ne va pas avec toi ?
Comment peux-tu me traiter comme tu le fais ?
C’est la dernière fois que tu te fous de moi.
Maintenant, il doit y avoir quelque chose de détraqué.
Tu bois de l’alcool de contrebande toute la journée.
C’est la dernière fois que tu te fous de moi.
Tu ne fais rien que de t’agiter et te battre.
Jusqu’à ce que tu restes loin de moi toute la nuit…
Si Shake That Thing offre un autre aspect du blues, qui se caractérise par l’érotisation du mouvement, avec toutes les suggestions que comportent le rock ‘n’ roll et le boogie dès que naissent les formules au sein du blues, The Faking Blues, le Blues de la simulation, commence par ne pas dire clairement pourquoi Papa Charlie Jackson s’en enivré et empiffré au point de chercher de l’aide et du repos auprès de sa compagne, faute de pouvoir s’en sortir tout seul.
J’ai pris beaucoup de whisky, de nourriture, à la maison sur l’étagère.
Mais je suis malade et fatigué d’aller dormir en me faisant illusion sur moi-même.
Maintenant, dis-moi, gentille mama, dis-moi, s’il te plaît sans mentir
Tu doux papa s’arrêter ici ou dois-je passer mon chemin ?
Si l’homme s’en va, il ne joue pas la comédie. Il sait qu’il peut « avoir plus de femmes qu’un train de voyageurs peut transporter ». Ceci non plus n’est pas simulé. Il est prêt à se rendre chez les Indiens pour épouser une de leurs femmes. Il veut bien y élever une famille, et même commencer une guerre en leur compagnie. Mais la fin de la chanson fait l’aveu de son mauvais état.
J’ai le blues de la simulation, je le chante partout où je vais.
Je vous dis la raison, pourquoi je le chante, ma douce amie ne m’aime plus.
Seigneur, je suis allé à la rivière, j’ai pris une chaise, chérie, et me suis assis.
J’ai pensé à mon gâteau roulé qui est trompeur et je suis revenu à la ville.
Délaissé, parce que son faking jelly roll n’assure plus comme naguère, Papa Charlie Jackson en est arrivé au même point que Blind Lemon Jefferson, qui médite devant la rivière s’il arrivera ou non à s’y jeter. Les fils d’une dramaturgie se sont tissés entre des blues iconiques, où le « merveilleux accompagnement de guitare » de Blind Lemon dialogue avec le banjo syncopé, à très grande membrane, de Jackson. Le thème de la séduction, objet de vantardise chez Jackson, donne en même temps lieu à un aveu de perte de virilité, que Johnson laisse deviner dans Phonograph Blues. Le chanteur dit à la femme : « tu as cassé ma windin chain ». Pour rappel, si les premiers phonographes étaient actionnés par une manivelle, celle-ci est remplacée dès le début du siècle, sur les fameux modèles Victor, par un moteur à ressort : celui qui met en branle le phono de Johnson ne marche plus. L’appareil « ne dira plus un seul mot ». « Mes aiguilles sont rouillées ». La séquence You have broke my winding chain sera combinée avec le I’m Gonna Call China de Johnson dans I Believe I’ll Dust My Broom par The White Stripes dans Ball and Biscuit.
On remerciera aussi Jack White d’avoir repris Lord, Send Me an Angel et Your Southern Can Is Mine de Blind Willie McTell ou d’avoir produit une remasterisation parfaite du meilleur du Memphis Jug Band.
Un rappel chasse l’autre. On sait que le Stealin’ Stealin’ du Memphis Jug Band a été repris jadis par le Grateful Dead. Un des fondateurs du groupe californien, Bob Weir, a été accompagné, il n’y a pas si longtemps (si je ne m’abuse), par Warren Haynes, fondateur à son tour de Gov’t Mule, qui a aussi notablement participé à la régénération du Blues. En 2021, Gov’t Mule donnait par exemple un album intitulé Heavy Load Blues sur lequel figure une reprise – assez musclée – du Blues Before Sunrise de Leroy Carr de 1934.
Cependant, le mérite d’avoir entretenu depuis le plus longtemps et à son niveau le plus élevé le « pré-war » blues » revient sans doute, à mon avis, à Bob Dylan, qui a repris des titres dont les originaux sont rassemblés sur l’album The Early Blues Roots de Bob Dylan (2007). La liste de ces titres se lit comme le catalogue des artistes dont chaque amateur devrait posséder l’essentiel (illustrations 10). Un témoignage plus direct de la connaissance et de la pratique du « vieux blues » chez Dylan réside dans ses tout premiers enregistrements – « maison » – réalisés en 1961 dans l’appartement de Bonnie Beecher à Minneapolis (illustration 11). On y trouve Stealin’ Stealin’ du Memphis Jug Band… et bien sûr See That My Grave Is Kept Clean de Blind Lemon Jefferson. Les interprétations de Dylan restent un défi pour tous ceux qui s’essayent, sans prétention, à reprendre des classiques lors d’inlassables Blue Mondays.
À côté du See That My Grave Is Kept Clean, on trouve notamment sur cet album des compositions de Sleepy John Estes, des Mississippi Sheiks, de Blind Willie McTell, de Bo Carter, de Henry Thomas, de Bukka White, de Blind Willie Johnson, de Leadbelly, de Mississippi John Hurt, etc.
Notes :
1. Blind Lemon Jefferson. The Complete Classic Sides Remastered, JSP Records, 2003, Disc A, « Blind Lemon Jefferson » by Drew Kent.
2. https://weeniecampbell.com/yabbse/index.php?action=pm;sa=send2 Super Electrical Magazine. Le résultat des débats concernant notamment l’établissement des paroles des chansons est reporté directement en ligne au titre de celles-ci. On a reproduit d’après cette mise en ligne les textes mentionnés dans ce qui suit, sans les variations d’interprétation et les débats ayant donné lieu à l’établissement de la forme finale.
3. Daniel Droixhe, À la mémoire de Robert Sacré
4. https://weeniecampbell.com/wiki/index.php?title=Long_Lonesome_Blues
5. D’après https://www.wirz.de/music/jefferso.htm
6. https://weeniecampbell.com/wiki/index.php?title=Got_The_Blues
7. Ma traduction. Pour la continuité de la lecture, on ne croit pas utile de reproduire le texte original.
8. https://genius.com/Ida-cox-night-and-day-blues-lyrics
9. https://weeniecampbell.com/wiki/index.php title=I%27m_Tired_Of_Fooling_Around_With_You
9. https://weeniecampbell.com/wiki/index.php title=I%27m_Tired_Of_Fooling_Around_With_You
10. https://weeniecampbell.com/wiki/index.php?title=The_Faking_Blues_(take_2)
11. https://www.quora.com/What-is-your-interpretation-of-the-phonograph-metaphor-in-Robert-Johnsons-Phonograph-Blues
12. https://genius.com/The-white-stripes-ball-and-biscuit-live-lyrics
13. https://faroutmagazine.co.uk/jack-whites-favourite-blues-artist/
14. J’en appelle à Muriel Collart, à Henri Moureau et à tous ceux qui, éventuellement sous l’impulsion de Dylan, du Grateful Dead ou du Rootstone Jug Band, trouvent plaisir à réinterpréter ces chansons populaires très tristes ou très gaies, mais toujours sans violence et sans vulgarité.
Daniel Droixhe