“Black Man” too tough to die
• Mon histoire avec Cleo Page remonte maintenant à presque dix ans, quand un client du shop, Johnny, est venu me faire écouter un disque improbable qu’il venait d’acheter. La pochette n’avait vraiment rien d’attrayant, comme torchée à la va vite sans moyens. Une guitare posée sur fond vert avec écrit sur sa table les titres des morceaux chantés par cet illustre inconnu. « Leaving Mississippi » s’est présenté tel quel et c’est seulement en retournant le disque que je me suis aperçu que la galette avait été éditée sur le label de John Stedman, JSP. Ce qui lui donnera une chance de plus pour que je veuille bien lui accorder une oreille fugitive…
Je n’aurais jamais pensé, à la première seconde où le diamant allait me révéler la teneur des enregistrements, que je passerais dix ans de ma vie à essayer de percer le mystère qui s’offrait à moi. Je m’empresse de trouver cette perle et, miracle, un bac d’un collègue toulousain le tenait au chaud. J’ai du mal à décrire – dix ans après – l’effet qu’a eu sur moi ce disque, ce qu’il allait représenter. Je ne pensais pas un instant qu’il prendrait autant de place, me ferait rencontrer autant de gens extraordinaires, me mettrait dans de tels états de tensions, d’excitations intenses, jusqu’à des déceptions sans fond. Là commence ma quête… C’est très certainement aussi à ce moment où l’idée de créer un label prendra forme. Je prends contact avec John Stedman pour savoir s’il pouvait m’en dire un peu plus sur Cleo Page, mais ses réponses restent très vagues et, à travers mes premiers sentiments, suintent la possibilité que je touche au mystère de cette scène parsemée de « petites gens » qui ne laissent à la postérité que quelques faces gravées et dont les noms se sont déjà enfouis dans les méandres des mémoires. Les notes de pochettes restent très succinctes et n’apportent pas d’eau au moulin.
Je commence alors à fouiller dans mes petits papiers. Je passe des nuits à gratter la toile à la recherche des renseignements sur l’homme. Je pose des questions à tous ceux qui me semblent susceptibles de me donner une piste. Au-delà de l’aspect historique, il me fallait trouver des ayants droits.
Gérard Herzhaft sera le premier de la liste en France à me donner quelques renseignements. Il est l’auteur de la première « Encyclopédie du Blues » chez nous et, en toute logique, il me semblait le mieux placé. Avec ce premier bagage, me voilà lancé sur la piste d’un type qui est donc né en Louisiane fin des années 1920, se retrouve à 14 ans à Los Angeles, s’engage (où est enrôlé) dans l’armée entre 1950 et 1952 pour laquelle il sera cuistot (ce qu’il fera officiellement toute sa vie). On ne connaît qu’une photo, celle collée au verso de la pochette. Son nom est-il le bon ?
Tant de questions qui me taraudent et si peu d’espoir d’en trouver les réponses me mettent « la niak » comme on dit, rien de mieux pour piquer ma curiosité. Je contacte Dawayne Gilley, grand ami devant l’éternel et aussi président du Kansas City Kansas Street Blues Festival, pour savoir si dans ses relations il n’y aurait pas une personne qui puisse me donner d’autres pistes. Dawayne me met donc en relation avec Jim O’Neil, Scott Barretta, Bob Eagle et surtout Gene Tomko avec qui je vais nouer une relation de travail particulièrement intense ces trois dernières années. Me revoilà parti à la recherche d’indices et le sentiment parfois d’emmerder mon monde avec mes questions à la con… C’est vrai quoi, qui en a quelque chose à faire de ce type, au bout du compte ?
Je reste seul avec moi-même à me tarauder sur l’utilité d’une telle démarche. J’ai le sentiment de revêtir l’uniforme d’un détective sans aucune expérience ni outils pour mener à bien mes investigations. Durant ces dix années, j’avoue être passé par monts et par vaux, vouloir tout lâcher et juste me contenter de sa musique. Ce que je ferai pendant quelque temps jusqu’à ce moment où, sans conviction aucune, je décide de fouiller la mémoire de certains forums spécialisés, d’interroger en live le consortium. Nous sommes alors en 2017/2018.
À ce moment, j’ai écumé les sites de ventes à la recherche des productions de Cleo Page, mis l’oreille sur tout ce qui est possible d’entendre et même retrouvé quelques références jamais cataloguées ni rééditées depuis. J’ai retrouvé des articles parus à l’époque dans Living Blues et d’autres fanzines et Gene continue de faire un travail formidable aussi de son côté sur les éléments factuels qu’il m’aurait été extrêmement difficile d’obtenir d’ici. On retrouve sa trace sur des papiers officiels, le restaurant où il travaillera en tant que cuisinier, sa carte militaire et d’autres documents qui nous laissent penser qu’une fois installé à Los Angeles, il ne quittera plus cette ville jusqu’à son décès en 1979. (cf. l’article de Living Blues Magazine n°275/novembre 2021, une partie des recherches se trouve là). Tout semble s’affoler, les coups de pieds dans la fourmilière ont l’air de vouloir porter leurs fruits et un mail de Dawayne m’avertit qu’il vient de retrouver la trace d’une arrière petite nièce… Gene, Dawayne et moi nous mettons à jubiler tout fort. Le contact est merveilleux et je réussis même à obtenir une seconde photo.
Nakia me mettra en relation avec d’autres membres de sa famille et je me dis que ça y est, on va enfin remettre à sa juste place cet homme qui aura impacté, sans qu’il le sache vraiment, une partie de la scène blues et soul de Los Angeles. On prend des rendez-vous téléphoniques avec les grands-parents de Nakia qui, si au début nous laissent entendre qu’ils sont d’accord, vont vite nous fermer la porte au nez. Tout s’effondre autour de nous. On ne comprend pas. Je vais souvent penser avoir fait une erreur quelque part, mettre mal fait comprendre sur mes intentions, je ne sais pas. On passe beaucoup de temps à partir de ce moment, Gene et moi, à échanger nos impressions, à essayer de trouver une réponse à ça ! Entre temps, j’ai retrouvé la trace de personnes qui se disent aussi faire partie de la famille de Cleo Page et que je contacte rapidement, mais aucune réponse de leur part non plus. What the Fuck à la fin ! Que se passe-t-il ? Pourquoi, à chaque fois que j’ai interrogé une personne qui aurait pu me donner des renseignements sur Cleo Page, tous se taisent ? Comme si une malédiction reposait sur lui. J’arrêtais pas d’y penser. Qu’avait-il pu bien faire pour que personne ne veuille parler de lui ? Aucun des musicien encore vivants que nous avons approchés ne se souvient de lui. JSP ne se souvient pas de comment ni surtout de qui il obtient ces bandes, sa famille refuse de parler, aucun article (hormis quelques chroniques très furtives signalant la sortie d’un titre sur tel label) à son sujet. Du côté des studios de Neal Hemphill, rien non plus (imaginez que deux CD existent sur l’histoire du label et qu’à aucun moment les productions de Cleo Page y sont citées). Quand j’ai interrogé le DJ de Chicago qui est à l’origine de cette compilation – en ayant au préalable racheté le fond de catalogue du label au fils de Hemphill –, il m’a raccroché au nez, agacé. Quand j’interroge ce dernier, il bredouille je ne sais plus quoi pour me dire qu’en fait… il ne veut rien dire et me plante aussi. Alors, qu’a fait cet homme de si terrible ? Tout est mystère autour de lui.
Et ça dure jusqu’à ce que Gene, aussi perspicace qu’un Breton comme moi, me dit avoir trouvé un acte de mariage fin 60’s (ce qui correspond aux autres enfants que j’avais retrouvés ultérieurement). Il se met en contact et tout semble renaître. J’ouvre ma boîte mail avec fébrilité. Je me sens de nouveau nerveusement joyeux et les nuits redeviennent blanches. On retarde la sortie du disque. De son côté, Nakia essaie tant bien que mal d’obtenir d’autres renseignements et tombe sur une anecdote croustillante racontée par sa tante sur le fait que James Brown voulait lui mettre un procès, persuadé qu’il s’était fortement inspiré d’une de ses chansons. Ça faisait rire Cleo Page, car il disait qu’avec un tel procès, son nom deviendrait célèbre. Ou ce souvenir venu de Joseph (son fils), qui disait qu’il venait toujours à la maison avec des cadeaux et de l’argent de poche pour les enfants.
Mais, encore une fois, pas de suite aux demandes. Désemparé, je décide que le mieux aujourd’hui est de laisser faire le temps, en espérant sincèrement qu’un jour une personne nous contacte et nous raconte son histoire. Il m’aura fallu beaucoup de temps pour comprendre, en partie, le silence fait autour de Cleo Page. Des raisons internes à la culture familiale (dont je ne parlerai pas, par respect de la famille) d’une part, mais aussi cet autre souvenir rapporté par une des parentes de Nakia disant qu’il y a quelques temps de cela, des personnes avaient approché la famille pour récupérer des informations musicales sur Cleo Page et ces gens lui ont fait du tort à propos de sa musique. Il y a eu beaucoup de harcèlement et de piratage de son ordinateur, causant beaucoup de désagréments et installant un degré de méfiance high level envers toute demande à son sujet.
Cleo Page, né en Louisiane, arrive à Los Angeles juste après la seconde guerre mondiale grâce à un cousin qui, très certainement, lui trouve aussi un travail dans la restauration. On peut aisément penser que le jeune Cleo, alors en pleine adolescence, fasse comme toute jeunesse à cet âge-là : s’amuser. Et les bouges ne manquent pas. Los Angeles est en effervescence à la fin de la guerre. Les groupes, les labels, les boîtes poussent comme des champignons et Page ne fait pas bande à part.
Il baigne dans une atmosphère où le boogie, le swing, le blues annoncent avec vivacité le rhythm’n’blues naissant pour certains, le rock’n’roll pour d’autres. Le son lourd, intense et sombre que l’on peut coller au blues de Louisiane est très certainement celui qui l’a bercé et son installation à Los Angeles le fera baigner dans cette atmosphère hybride qu’il devait entendre sur une radio en faisant la cuisine, ou le soir dans des rues suintantes de musique. Rapidement, la frontière fragile qu’il pouvait y avoir entre le jazz et le jump disparaîtra, la rapidité d’un jeu deviendra frénésie et le contexte d’après-guerre fera le reste.
L’armée l’appelle en 1950 et le relâche deux ans plus tard. Il a 25 ans et l’avenir devant lui. On ne sait toujours pas comment la musique arrive dans sa vie. A t-il appris dans sa famille ? Est-ce les acolytes avec qui il a l’air de traîner quelques fois en studios (Jimmy Johnson*, Wilburd Reynolds*…) qui l’initient ? Ce qui apparaît presque certain, c’est que la scène – à proprement parler – ne l’attire pas. Lui, ce sont les studios qui lui permettent de s’exprimer ; si on peut dire, car d’après Ollie Collins Jr (pour lequel il produit un disque sur son label Goodie Train au milieu des 70’s, « Too Close »), il était plutôt taciturne, faisant son taf de producteur d’une manière professionnelle (Ollie est décédé depuis), mais sans plus.
L’église, très certainement, y sera pour beaucoup dans ces premières années. Mais aussi les guitaristes Pete “Guitar” Lewis, Jesse Allen, Jimmy Nolen, ou encore Lafayette “Thing” Thomas, qui traînaient certainement sur Central Avenue quand Pat Hare amplifie les ondes, seront aussi une source d’inspiration. Malgré sa rencontre avec Johnny Otis et quelques collaborations particulièrement bien soignées (ce sera le sujet d’une autre compilation), malgré être l’auteur d’un Boot Hill qui déchirera les experts pendant plus de 60 ans, Cleo reste l’anonyme. On perd sa trace durant toute la période des années 60’s pour le retrouver – encore plus vif que jamais – sur son propre label début 70, avec un enregistrement qui est en partie la sélection faite sur notre réédition. Sur le label de Jimmy Johnson, Wonder Records, aussi, où un titre va particulièrement attirer l’attention, Black Man (Too Tough to Die).
La sélection que nous avons faite pour la réalisation de cet album provient principalement des enregistrements réalisés début 1970 sur différents labels de Los Angeles, réunis et édités pour la première fois sur un album « Leaving Mississippi », réalisé par JSP Records en 1979 et édité quelques mois après le décès de Cleo Page.
Par Patrick Derrien
Toute cette aventure n’aurait jamais pu aboutir sans le soutien de tous. Mais j’aimerais quand même mettre un point d’honneur à remercier Charlotte, amie et complice de travail par tous les temps. Sébastien, pour ta culture et la générosité de tes offrandes musicales. Dawayne, pour tout ce que tu es. Gene, pour ton aide précieuse dans ces recherches. Peter, pour tout ce temps passé à essayer ensemble de traduire les paroles de Cleo Page. Julie, maquettiste auxiliaire et surtout compagne en partie de cette sacrée aventure, et enfin Nakia. Nakia sans qui je n’aurais certainement pas avancé autant dans mes recherches, aussi curieuse et engagée pour qu’enfin, un jour, le travail de son arrière grand oncle soit reconnu à sa juste valeur. Immense merci à vous !
Vinyle distribué par The Pusher
Commande en direct possible auprès des deux labels associés :
zizique@yahoo.fr / facebook.com/enavant.lazizique
madeinrecords.toulouse@gmail.com / facebook.com/MadeInCafeDisquaire
Discographie accessible sur www.wirz.de