• Il est presque unanimement admis que les musiques afro-américaines trouvent leurs racines en Afrique. Ce postulat fait l’objet de peu de questionnements, notamment parmi les auteurs anglo-saxons. Dans un contexte où l’apport culturel des populations indigènes est à peu près systématiquement nié (1), l’influence des musiques indiennes sur leurs pairs noires reste un sujet très peu documenté ; en l’état actuel de la littérature, il est donc difficile d’apprécier leur exacte place dans l’élaboration des cultures afro-américaines. Pour autant, peut-on supposer que la cohabitation des Noirs et des Amérindiens durant quelque trois siècles soit restée sans la moindre influence sur la musique produite par les Noirs, et plus généralement sur la culture afro-américaine ? Peut-on imaginer que le métissage à l’œuvre durant cette même période soit resté sans conséquence ? Plus largement, et si on admet l’existence d’une culture sudiste partagée par l’ensemble des habitants du Deep South, peut-on considérer que celle-ci n’ait pas intégré des apports indiens ?
La région comprise entre le Mississippi et la côte atlantique, des Appalaches à la Floride, était peuplée par le groupe dit des Muskogee composé des Creeks, des Cherokees, des Choctaws, des Chickasaws et des Séminoles. C’est essentiellement ce groupe qui est en contact avec les Noirs. Et ceci dès 1526, date à laquelle une partie de la centaine d’esclaves importés en Géorgie par Lucas Vazquez de Ayllon s’échappe et trouve refuge dans les tribus indiennes.

Les élites blanches ont constamment vécu sous la menace d’une alliance qui aurait pu inclure Indiens, Noirs et Blancs pauvres ; elles ont tout au long de l’Histoire pris des dispositions pour empêcher la constitution d’un front uni ; la plupart des traités conclus avec les tribus indiennes présente une clause prévoyant le renvoi des esclaves fugitifs. Mais le moyen le plus efficace de se prémunir contre toute alliance qui aurait pu menacer leur domination est l’instillation et l’entretien de la haine raciale ; ainsi, en 1738, le gouverneur de Caroline du Sud se flatte que la politique constante de l’État ait été de créer chez les Indiens une aversion à l’égard des Noirs. Pourtant, ces mesures, certes efficaces pour le maintien de leur suprématie, n’ont pu empêcher les mélanges interraciaux.
MÉTISSAGES
Dans Les Amériques noires, Roger Bastide (2) note que « le mélange des sangs a commencé dès les premiers contacts » (3) ; les esclaves fugitifs, les « marrons », sont fréquemment recueillis par les tribus qui peuplent le Deep South. Selon l’historien Howard Zinn (4), Creeks et Cherokees accueillent les esclaves en fuite par centaines. « Nombre d’entre eux furent intégrés aux tribus indiennes, s’y marièrent et y eurent des enfants. »

Vers 1779, Jean-Baptiste Pointe du Sable, né libre en Haïti d’un père français et d’une mère esclave, fonde un comptoir commercial à l’emplacement de ce qui deviendra Chicago ; il était marié à une indienne Potawatomi.
Dès 1638, pour éviter les révoltes, les premiers travailleurs forcés, des Indiens, sont déportés vers les Antilles ; ils y sont échangés contre des marchandises et des Africains sont souvent « mariés » avec les Indiennes restées seules. En 1830, le rapporteur du comité des affaires indiennes décrivant à la chambre des représentants l’état de la nation Cherokee, pointe l’importance des métissages ; sur douze mille âmes, il relève la présence de deux cent cinquante Blancs, hommes et femmes, « entrés dans des familles indiennes », et « mille deux cents esclaves noirs amenés par les Européens. Le reste se compose d’une race mêlée et d’Indiens dont le sang est pur. » (5)

Selon Roger Bastide, « les mélanges ethniques sont devenus la règle et (…) partout [sur l’ensemble du continent] on tend à un type nègre, mêlant en lui les plus diverses origines. » Le travail de l’anthropologue Melville Jean Herskovits (6) est à cet égard particulièrement éloquent ; travaillant sur la généalogie de 1551 étudiants de couleur, Herskovits ne trouve que 342 lignées « pures » (22 %). À l’inverse, 798 des étudiants (soit 51,5 %) ont des Blancs dans leur ascendance, 97 (soit 6,3 %) des parents indiens et 314 (20,9 %) des ascendants noirs, blancs et indiens mêlés. Selon cette étude, plus du quart des Afro-Américains aurait ainsi une ascendance indienne.
Outre des intérêts convergents – assurer leur survie et leur liberté dans un environnement hostile face à un ennemi commun – divers phénomènes se conjuguent pour expliquer les taux de métissage : un fort déséquilibre démographique et la constitution dans certaines régions de foyers de peuplement mixte.

EXISTENCE DE FOYERS DE PEUPLEMENT MIXTE
Seminole Blues (Tampa Red, 1937)
Lorsque l’Espagne cède la Floride aux Anglais en 1763, les Amérindiens qui y résident ont été décimés par les maladies importées d’Europe et la répression espagnole ; les quelques survivants sont déportés à Cuba. Le territoire déserté sert de refuge aux esclaves évadés des Carolines et de Géorgie, mais accueille également des groupes d’Amérindiens, Yamassese, Mikasukis et Creeks. Ces divers groupes se fondent dans une alliance aussi bien économique que militaire, les Séminoles, qui va non seulement résister aux troupes de l’Union plusieurs décennies (7), mais leur infliger en 1837 l’une de leur plus grave défaite.
Goin’back to Oklahoma…
(Indian Squaw Blues, Freezone, 1929)
Un second foyer de peuplement mixte se crée à l’issue de la guerre de Sécession ; jusqu’au début du XXe siècle, des affranchis quittent le Sud pour fuir ségrégation, humiliations et violence terroriste : des all-black towns se créent ainsi au Kansas (exodusters), au Texas, en Floride ; mais la majorité de ces foyers de peuplement, dont certains existent encore, se créent dans les Territoires Indiens, le futur Oklahoma, où quelques communautés noires existent depuis le début des années 1860 (Marshalltown, North Fork Colored, Canadian Colored, Arkansas Colored) ; des communautés mixtes se forment et prospèrent ; leurs journaux incitent d’autres Afro-Américains à venir les rejoindre dans ce qu’elles considèrent être une nouvelle Terre Promise. En 1889, le Land Run, qui ouvre au peuplement des territoires indiens, renforce ce courant migratoire.

Contrairement à la Floride qui ne semble pas avoir laissé de trace dans les chants afro-américains, ce second foyer de peuplement – indifféremment nommé Oklahoma ou Territoires ou Nation (pour indian nation) – est évoqué par plusieurs blues singers :
Goin’ back to Oklahoma, I’m gonna marry me an Indian squaw
Gonna let the big chief Indian, honey, be my daddy-in-law
Indian Squaw Blues (Freezone, 1929)
I’m leavin’ this place and I’m goin’ west
I’m going to the nation where there is a shanty for me
Shanty Blues (Henry “Ragtime Texas” Thomas, 1927)

… I’M GONNA MARRY ME AN INDIAN SQUAW
De tout temps, des esclaves en fuite ont trouvé protection dans des tribus indiennes, notamment dans les zones marécageuses de Floride ou les bayous de Louisiane. L’historien Jerah Johnson (8) indique que « la plupart des Noirs vendus en Louisiane étaient des mâles, et que nombre d’entre eux ont « épousé » des esclaves indiennes que les colons français avaient affectées aux tâches domestiques ou de traduction. »
Dans Women in Early America : Struggle, Survival and Freedom in a New World (2004), Dorothy A. Mays note que, dans certaines tribus indiennes, le nombre de femmes peut aller jusqu’à excéder celui des hommes de 50 % ; elle précise que la « surpopulation » féminine est un phénomène récurrent. Dans le même temps, la traite négrière alimente le Nouveau Monde essentiellement en esclaves de sexe masculin. Ces déséquilibres démographiques favorisent incontestablement le mixage des deux groupes ethniques, ce dont prend acte le blues singer lorsqu’il chante :
Lord I’m goin’ to the Nation marry me an Indian squaw
I’m goin’ to raise me a family, got me an Indian ma
The Faking Blues (Papa Charlie Jackson, 1925)
Goin’ out west, partner, gonna marry me a Indian squaw
That dirty big chief Indian, Lord can be my father-in-law, my father-in-law
Memphis Boy Blues (Memphis Jug Band, 1927)
Baby when I marry gonna marry an indian squaw
Big chief sure gonna be my daddy-in-law
Big Chief Blues (Furry Lewis, 1927)
I’ve got a girl, she’s a Indian squaw
She leave here walkin’, lovin’ babe, talkin’ to her paw
Don’t Ease Me In (Henry Thomas, 1928)
BIG CHIEF BLUES
(WALTER “FURRY” LEWIS, 1927)
Charlie Patton est un Black Cherokee ; Big Joe Williams revendique fièrement ses origines, évoquant son père, Red Bone, et sa grand-mère, princesse de premier rang de la nation Cherokee. T-Bone Walker a également une ascendance Cherokee, comme Helen Humes, Champion Jack Dupree, Lowell Fulson, Scrapper Blackwell, Lead Belly, Tampa Red et plus près de nous Jimi Hendrix, Estelle et Ronnie Bennett (The Ronettes) et Tina Turner.

Quant à Mance Lipscomb, il est d’origine Choctaw, comme Howlin’ Wolf et Eddy “The Chief” Clearwater ; Roy Milton a une ascendance Chickasaw, Princess White Mohawk, Roy Brown Algonquin et Bo Diddley Blackfoot. Robert Lockwood pense que Robert Johnson, sans barbe ni poils, était fully indian comme une bonne partie de sa propre famille : « Robert Johnson était un pur Indien, il avait beaucoup de sang indien. Il n’a jamais porté la barbe, il ne se rasait jamais. Cela caractérise les Indiens. Ils n’ont pas le moindre poil sur le corps. Je n’ai jamais vu un Indien avec une barbe, et j’ai fréquenté de nombreuses réserves et autres lieux du même genre. Robert avait bel et bien beaucoup de sang indien. Nous sommes d’ailleurs tous un peu Indiens. J’ai des ascendances dans quatre tribus, car ma mère et mon père en ont chacun dans deux. Mon père est d’origine Blackfoot et Black Creek, ma mère Choctaw et Cherokee. » (9)

Pour tempérer quelque peu ces affirmations concernant l’ascendance de certains blues singers, ne perdons cependant pas de vue que ces informations reposent sur leurs déclarations lors d’interviews ; elles ne reposent pas sur l’analyse de leur généalogie sur plusieurs générations ; il est donc indispensable, en les lisant, d’avoir en tête qu’il est peu de familles afro-américaines qui ne revendiquent pas une ascendance amérindienne, beaucoup plus gratifiante et moralement acceptable qu’une ascendance blanche vécue comme le résultat de l’exploitation sexuelle des esclaves noires par les propriétaires blancs. D’où ce « mythe de la princesse Cherokee » fièrement brandi dans nombre de familles pour justifier ces pommettes hautes et ces cheveux noirs raides qui caractérisent certains de ses membres.
BOTANIQUE ET PHARMACOPÉE : L’APPORT DES AMÉRINDIENS
Dans les champs de la botanique et de la pharmacopée, les savoirs des guérisseurs africains – et de leurs homologues européens – sont devenus inopérants dès lors qu’ils se trouvaient dans le Nouveau Monde. L’acquisition de savoirs nouveaux était nécessaire au maintien de leur pouvoir et de leur statut au sein de leur communauté.

La flore native est en effet très différente de celle connue aussi bien des Européens que des Africains. Christophe Colomb note que les Indiens d’Amérique centrale utilisent une plante inconnue comme médicament contre la fatigue, la douleur ou pour couper la faim, le tabac. Francisco Hernandez, premier explorateur scientifique de l’Amérique qui parcourt l’actuel Mexique entre 1570 et 1577, recense deux mille cinq cents espèces de plantes, alors que seules six cents sont à l’époque répertoriées sur le Vieux Continent. Même constat est fait par le botaniste Charles Plumier que Louis XIV envoie en 1689 aux « Isles des Antilles » avec pour mission de dresser l’inventaire des richesses naturelles de ces lointaines possessions. Quant à Merriwether Lewis et William Clark, durant leur épopée vers l’ouest jusqu’au Pacifique (1804-1806), ils décrivent cent soixante-quatorze espèces nouvelles.
Le savoir des guérisseurs, marabouts et autres chamans était ainsi à (re)construire ; dans cet apprentissage, l’aide des autochtones a certainement été déterminante. L’anthropologue Larry J. Zimmerman (10) indique que « les Indiens du Sud-Est disposaient en abondance d’une infinie variété de plantes médicinales » et que « beaucoup de chamans possédaient une connaissance approfondie des plantes médicinales et de leurs multiples vertus thérapeutiques. » Dans Le Grand Livre des negro spirituals, le théologien Bruno Chenu note que : « dans ce domaine [« l’art d’utiliser les plantes pour guérir telle ou telle maladie »], les Noirs se sont taillés une belle réputation aux États-Unis. Plusieurs ont été émancipés pour leur talent médical et les services rendus. En 1751, l’esclave César est affranchi pour avoir consenti à révéler son fameux remède contre le poison et les morsures du serpent à sonnette. Des Blancs n’hésitent pas à venir consulter ces experts. »
I’m a first class root doctor and I don’t bar no other doctor in this land
My remedy is guaranteed to cure you, pills and pains ain’t my plan
Snake Doctor Blues (J. D. “Jelly Jaw” Short, 1932)
Lord, I know many of you mens, wondering what the snake doctor got in his hand
He’s got roots and herbs, steals a woman, man, everywhere he land
Root Doctor Blues (Doctor Clayton, 1946)
Dans son autobiographie, I Say Me For a Parabole, Mance Lipscomb explique n’avoir pas su ce qu’était un docteur avant l’âge de quinze ans ; sa mère, d’origine Choctaw, utilisait plantes et racines pour soigner tous les maux. Selon lui, « elle connaissait toutes les plantes du monde ». De la même façon, Lowell Fulson évoque le souvenir de son grand-père Henry qui a épousé une Cherokee et assimilé les connaissances de la tribu en matière de pharmacopée : « Papy (…) est mort en septembre 1935. Je pense qu’il avait dans les quatre-vingt-dix ans. C’était un indian herb doctor, ouais… Mais c’était un homme noir. Il venait d’Afrique. Il a juste amené par ici ce qu’il avait appris en Afrique. Et au contact de ce vieux chef indien et de ce qu’on lui enseignait ici, il a fini par être très pointu en termes de médecine pour guérir les maux et soigner les gens. » (11)

Le cas d’Island Smith – un healer, un root doctor réputé qui exerce son art près d’Okmulgee (Oklahoma) dans la première moitié du XXe siècle – est similaire : c’est un « sang mêlé », un African Creek comme il le dit lui-même ; il attribue ses dons à cette double origine : « Être sang mêlé c’est posséder un savoir hors norme. Je peux prendre ma baguette (un tube de roseau qui véhicule l’énergie du guérisseur indigène et qui sert pour soigner par les plantes), souffler deux fois dedans pour un résultat qu’un pur docteur Creek obtient en soufflant quatre fois. Deux sangs entendent deux talents. Je fais partie de ces sangs mêlés caractérisés par un bon sens certain et intuitif. » (12)
Il en est de même de Aunt Caroline Dye, descendante d’une famille comportant des générations de « ministers, reverends, hoodoo woman, and Choctaw healers », ou de Marie Steel, une Cherokee noire qui exerçait en Géorgie.

La pharmacopée des Cherokees est la mieux documentée, grâce au fait qu’ils disposaient d’une culture écrite (13) qui a notamment permis à Ayunini (« celui qui sait nager ») de consigner aussi bien l(histoire de son peuple que les formules et potions utilisées par lui-même et ses pairs guérisseurs ; son note book est aujourd’hui conservé au Smithsonian Museum.

DANS CE CONTEXTE, LE TERME « INDIAN » QUALIFIE UN SAVOIR-FAIRE AVANT DE RENVOYER À UNE ORIGINE ETHNIQUE
Quand Mance Lipscomb utilise l’expression them old chiefs indians et Lowell Fulson celle d’indian herb doctor, ils font allusion à une fonction – celle de guérisseur – et à des savoir-faire associés – maîtrise de la pharmacopée et des rituels de préparation et d’absorption – sans préjuger de l’origine ethnique du guérisseur ; si la mère de Lipscomb est bien d’ascendance amérindienne, il n’en est pas de même du père de Fulson, « un homme noir » (comme le père du vaudou à La Nouvelle-Orléans, Doctor John), qui, bien que né au Sénégal (il est Bambara) se déclare Indian doctor lors de tous les recensements de 1850 à 1880. La culture populaire reconnaît ainsi – à travers l’une de ses manifestations les plus significatives, le langage – l’influence indienne comme déterminante dans ce champ de savoirs. Lorsque John Healy et Charles Bigelow créent leur medicine show en 1881 (appelé à devenir la plus importante entreprise du genre), ils adoptent le nom de Kickapoo Indian Medicine Company.

À la suite, de multiples medicine shows, aux dimensions beaucoup plus modestes, diffusent leurs potions sous le patronage amérindien : Indian Medicine Show Company, Oregon Indian Medicine Company, Blackhawk Medicine Company, Choctaw Indian Medicine Show, Iroquois Famous Indian Remedies Company of Harlem, Kiowa Indian Medicine and Vaudeville Company… La plupart des potions qu’ils diffusent portent des noms évoquant le savoir-faire des native americans : Cherokee Liniment, Indian Ka-ton-Ka, Indian Root Pills, Seminole Cough Balsam, Old Indian Liver, Kickapoo Indian Sagwa, Dr. McKay’s Indian Worm Eradicator…
LA NOUVELLE-ORLÉANS ET LES BLACK INDIANS
Ces Indians Medicine Shows, dans certains desquels des Blancs se produisent en red face, sont les ancêtres du Wild West Show de Buffalo Bill, lui-même à l’origine de l’une des traditions les plus colorées de La Nouvelle-Orléans.
En 1885, lors de la célébration du Mardi Gras, un groupe d’Indiens des Plaines défile en costume traditionnel ; quelques mois plus tard, des Afro-Américains – pour la plupart membres du Wild West Show, stationné pour l’hiver à La Nouvelle-Orléans – reprennent cette parade à leur compte et constituent la première « tribu » : The Creole Wild West, avec à sa tête Bécate Batiste.

À sa suite, d’autres tribus vont voir le jour : Little Red, White and Blues ; Yellow Pocahontas ; Wild Squatoulas ; Golden Eagles ; Red Frontier Hunters ; Golden Blades. Les auteurs de Gumbo Ya-Ya, Lyle Saxon, Edward Dreyer et Robert Tallant, précisent que ce sont des groupes extrêmement bien organisés, qui se réunissent très régulièrement ; chaque participant reste pourtant responsable de son costume, l’objectif étant de surpasser en magnificence la tenue des autres membres de la tribu ainsi qu’a fortiori, celle des autres tribus.

Me, no umba !
Ces mêmes auteurs ajoutent que, jusqu’au milieu des années 1930, il n’est pas rare que les confrontations entre tribus, censées être pacifiques, dégénèrent en affrontements violents :
« Dix ans en arrière, les différentes tribus se battaient quand elles se croisaient. Avec quelquefois de sérieuses blessures à la clé. Lorsque deux tribus étaient en vue, elles se mettaient en ordre de bataille (…). Alors l’un des deux chefs fichait sa lance dans le sol et criait « Umba? » question de savoir si la tribu d’en face était prête à rendre les armes ; mais l’autre chef répliquait invariablement, « Me, no umba ! » (14).
S’ensuivait une série de pas de danse entrecoupée de défis verbaux avant que la bagarre n’éclate. Les auteurs signalent que c’est à la suite de la blessure d’un policier lors de l’un de ces affrontements qu’une loi fut votée interdisant aux tribus de porter des armes.
Les chants conservent la trace de ces affrontements, comme ce « chant de guerre » des Little Red, White and Blues :
Oh the Little Red, White and Blues
Tu-way-pa-ka-way,
Bravest Indians in the Land
Tu-way-pa-ka-way,
There are on the march today.
Tu-way-pa-ka-way,
If you should get in their way
Tu-way-pa-ka-way,
Be prepared to die
Jock-A-Mo (Iko Iko)
Dans la même veine belliqueuse, en 1953, le chanteur et pianiste James “Sugar Boy” Crawford enregistre Jock-A-Mo (Iko IKo) :
Look at my king all dressed
in red Iko iko an nay
I bet you five dollars he’ll kill you dead
Jockomo feena nay
En 1965, les Dixie Cups improvisent sur ce titre lors d’une session à New York ; le résultat, c’est Iko Iko, qui est un énorme succès, sans pour autant avoir un impact sur la diffusion et la popularisation de la musique des Black Indians ; il faudra attendre 1974 pour que leurs traditions musicales commencent à être mises en lumière, via… la France et Philippe Rault qui, après l’écoute d’un 45-tours gravé en 1970 par les Wild Magnolias, décide de les enregistrer. Deux albums vont sortir, « The Wild Magnolias » puis, l’année suivante « They Call Us Wild ». En 1976, c’est au tour des Wild Tchoupitoulas, accompagnés par des musiciens qui vont devenir les Meters, de sortir un album.
Corey died on the battlefield
A lot of folks know this story and they won’t forget about his dream
Because love is the key for both you and me
Corey died on the Battlefield (The Wild Magnolias, 1974)
Oh, yeah! (Look like trouble)
Oh, yeah! (Look like trouble)
Let me tell ya’, now (Look like trouble)
‘Bout the Battle down in New Orleans
Battle of New Orleans (Monk Boudreaux & The Golden Eagles, 2005)

Comptant de très nombreux membres (dix, douze, quinze et parfois bien plus), les tribus actuelles continuent d’offrir des parades spectaculaires et bigarrées pour la plus grande joie du public, notamment lors d’événements comme le New Orleans Jazz & Heritage Festival. Leur musique est un mélange hétéroclite de blues, de funk et de boogie, fréquemment basé sur le call and response, mû par un grondement obsédant hautement excitant, c’est « un ailleurs improbable fait de percussions africaines, de pow pow indiens et de groove obsédant » pour reprendre les termes de Stéphane Colin (15).
EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE
Dans « Americana » (2005), Gérard Herzhaft brosse un panorama des musiques amérindiennes « des régions forestières de l’Est », dans lesquelles, durant trois siècles, Amérindiens du groupe des Muskogeans et Afro-Américains cohabitent plutôt qu’ils ne coexistent. Il décrit ainsi « un système antiphonique d’appel et de réponse », l’existence de « rapides vibratos (…) dits yodle indien » ainsi que l’utilisation massive de « gammes pentatoniques, faisant souvent alterner jusqu’à les confondre dans un tourbillon envoûtant les modes majeur et mineur d’une même gamme pentatonique », toutes caractéristiques qui pourraient aussi bien s’appliquer aux musiques afro-américaines. Il pointe également un processus de composition dans lequel « le chanteur ne « compose » pas mais attrape les versets qui flottent dans l’air », qui n’est pas sans évoquer celui à l’œuvre dans le blues à ces débuts, « un processus continu de composition/recomposition plutôt qu’un acte individuel d’écriture identifié et daté comme tel ; le blues singer, à chaque profération, recrée, personnalise, s’approprie des « textes » issus de la mémoire collective. » (16)

La transmission des savoirs, notamment dans le domaine de la pharmacopée, est significative de l’apport des Amérindiens. L’existence d’une culture métissée comme celle des Black Indians à La Nouvelle-Orléans montre bien l’influence des native americans sur certaines traditions des déportés d’Afrique. Tous ces indices, qu’il conviendrait d’approfondir, peuvent légitimement laisser penser que l’influence des traditions musicales des native americans – celles des Muskogeans du Sud Est – sur les musiques dites « afro-américaines » n’est pas aussi marginale que la maigre documentation pourrait le laisser penser…
Références :
(1) Avec cependant quelques exceptions : « Pendant longtemps, on a voulu faire croire que les Indiens n’ont que peu affecté la musique sudiste, mais en réalité toutes les recherches montrent que l’héritage amérindien est absolument considérable et souvent dominant. La culture indienne, sous toutes ses formes, a eu un impact énorme sur les autres populations venues s’installer dans le Sud, autant sur les Européens que sur les Africains. » – J. Leitch Wright Jr., in Encyclopedia of Southern Culture, éditée par Charles Reagan Wilson et William Ferris (1989). Voir aussi les articles de Gérard Herzaft parus dans Écouter/Voir, « Le Delta Blues » (mars 2001) et « La Musique des Indiens d’Amérique du Nord » (mars 2001).
(2) Roger Bastide, Les Amériques noires (1967)
(3) Les premiers métissages remontent peut-être à 1526 lorsque la colonie de San Miguelde Guadalupe installée en Géorgie par Luis Vasquez de Ayllon, est décimée par la maladie, les Indiens et par une révolte des esclaves noirs. Une partie de ceux-ci s’échappe et rejoint les tribus indiennes.
(4) in Une Histoire populaire des États-Unis.
(5) Cité par Gustave Beaumont, in Marie, ou l’esclavage aux États-Unis.
(6) The American Negro, A Study of Racial Crossing.
(7) Sur ce point, cf. Jean-Paul Levet, De Christophe Colomb à Barack Obama : Une Chronologie des Musiques afro-américaines, année 1958.
(8) « A Fragment of the Eighteenth-Century French Ethos » in Colonial New Orleans (1992).
(9) Interview de Robert Lockwood, citée par Obrecht in Rollin’ and Tumblin’ (The Postwar Blues Guitarists).
(10) in Les Amérindiens.
(11) Interview de Lowell Fulson citée par Bayle Dean Wardlow in Chasin’ That Devil Music.
(12) En ce qui concerne les African Creeks, voir Gary Zellar, African Creeks : Estelvste and the Creek Nation (Norman : University of Oklahoma Press, 2007) ; Sigmund Sameth, Creek Negroes : A Study in Race Relations, thèse de doctorat (University of Oklahoma, 1941).
(13) Depuis la mise au point en 1819 du syllabaire de Sequoiah (circa 1770-1843) : adapté par le Conseil de la Nation Cherokee dès 1925, il a permis à de nombreux locuteurs d’écrire dans leur langue. À tel point qu’au début des années 1830, le taux d’alphabétisation des Cherokees est supérieur à celui des Européens voisins.
(14) Lyle Saxon, Edward Dreyer & Robert Tallant, « Gumbo Ya-Ya : A collection of Louisiana Folk Tales » (1945).
(15) « Mardi Gras Indians Music », in ABS Magazine n° 39.
(16) Jean-Paul Levet, Talkin’ That Talk : Le Langage du Blues, du Jazz et du Rap (2010).
Par Jean-Paul Levet