Hip Hop Family Tree

Hip Hop Family Tree 1975-1984

BD en 3 volumes

Éditions Papa Guédé   

Une généalogie du hip-hop en BD qui retrace en trois volumes d’une centaines de pages chacun, les dix premières années du mouvement, c’est-à-dire depuis la préhistoire, au milieu des année 1970 – dont les trace matérielles nous font défaut si ce n’est quelques flyers ou tickets d’entrée jalousement conservés par les collectionneurs – jusqu’à peu près le clash fameux entre les deux (ou trois) Roxane (1) et les velléités de KRS-One, encore en maison de redressement, à devenir rappeur (2)… En attendant l’éclosion de la chrysalide, dans quatrième volume en préparation. Autant le dire d’emblée, l’œuvre est monumentale, tant sur le plan graphique qu’en matière de contenu et d’information.

Colorisé dans les tons ocres, le dessin, plus évocateur que franchement réaliste, incite aux errance de l’imagination et surtout au mouvement. Ceux qui ne connaissent pas le monde du hip-hop trouveront dans ces planches ou chaque détail compte une information solide, détaillée, rigoureuse, et vivante, à laquelle la bande dessinée donne sa fluidité tout en permettant de souligner l’impact des télescopages dont l’histoire du hip hop est émaillée. Les amateurs éclairés retrouveront avec jubilation les grands moments et les petites chroniques de la geste hip-hop (côté scène, mais aussi côté arrière boutique) dynamisés par les vignettes dont ils pourront extraire tout le sel. En effet, le dessin d’Ed Piskor, où rien n’est gratuit, vivifie ce que sa plume élude. Je conseille par exemple aux amateurs de comparer la page 91 du premier volume, racontant l’histoire de la fabrication du clip « rapture » de Blondie (qu’on trouve facilement sur You Tube), avec Lee Quinones et Fab Five Freddy graffant en temps réel et le mythique Jean-Michel Basquiat… aux platines, remplaçant au pied levé Grandmaster Flash absent pour on ne sait trop quel motif. On notera en particulier la subtilité du montage graphique puisque la vignette qui conclut la planche évoque un plan du début du clip. D’une façon générale les vignettes de Piskor excellent par le sens de la synecdoque visuelle qui permet au dessinateur de condenser son propos et de signifier l’ensemble à partir d’un détail remarquable : par exemple les emblématiques trois paires de jambes articulées pour évoquer la version live de Rockit par Hebie Hancock et Grandmixer DST, présentent à chaque performance du morceau, et notamment au cours de la cérémonie des « Grammy Awards » de 1984 (vol 2 p. 88). Ce ne sont là que deux exemples ; ces trois volumes fourmillent d’instants jubilatoires.

Ed Piskor. Photo © Garret Jones

Une certaine approche médiatique du rap a monté en épingle une violence que les rappeurs, de leur côté, se sont parfois plus à mettre en scène et à magnifier. Ces trois albums nous rappellent combien les débuts du hip-hop furent essentiellement festifs et nous invitent à ne pas oublier la place du théâtre et de la pantomime qui souvent affleurent derrière la démesure affichée du rap afro-américains. Le « woofin’ », le « loud speakin’ » le « dirty talkin’ » bref le « gros parler » ont été des constantes depuis les origines de la culture orale afro-américaine. À l’instar de leurs ancêtres des plantations, tout comme les pionniers de La Nouvelle-Orléans, ou encore les artistes du sud profond, les rappeurs ont également su inventer « des solutions de fortune pour surmonter les obstacles » (vol. 2 p. 7). C’est bien parce qu’il a d’abord été le fruit de bricolages variés, de bidouillages en tout genre et de productions artisanales en marge de la mainmise des médias, que le hip-hop a soudain pu mettre sur le devant de la scène un discours explicite que le puritanisme institutionnel des médias refusait d’entendre, et bien sûr de diffuser, ou que ses artiste ont réussi à promouvoir une façon de produire des sons pour faire de la musique et de promouvoir un style auxquels l’industrie culturelle refusait jusqu’ici de prêter l’oreille ou de tourner le regard, mais dont les racines plongent au plus profond d’une culture séculaire à laquelle se voue précisément ABS Mag. À y bien réfléchir, par exemple, l’incontournable human beeat boxing initié par Douglas E. Fresh (Davis) au début des années 1980 (vol 2 p. 7), est une façon de revisiter l’ancestral patting Juba, cette manière virtuose de solliciter le corps et de l’utiliser comme une caisse de résonance à une époque où, sur les plantations, les maîtres proscrivaient l’usage des tambours, pour empêcher les communications séditieuses entre les esclaves.

Mais, par de là la valeur culturelle, les acteurs du hip-hop ont dû batailler ferme du côté de la valeur d’échange pour imposer des artistes hors norme sur lesquels l’industrie culturelle n’aurait pas investi tripette. On sait que I’m your pusher (3) est un titre de Ice T. ; or, c’est précisément comme on trafique de la dope que les producteurs de hip-hop ont réussi à fourguer leur musique auprès des magasins de disques, des présentateurs des radios, des directeurs de salles, des patrons de labels etc., à ce titre la figure omniprésente du zézayant Russell « Rush » Simmons, coiffé de son indéboulonnable bob, vient régulièrement nous rappeler, comme une espèce de fil conducteur de l’histoire, le rôle déterminant de cette stratégie commerciale de choc dans le succès du hip-hop (4).

Au fil des planches, la mise en scène graphique propre au support de la bande dessinée nous permet à la fois de nous plonger dans l’univers du hip-hop des origines et d’escalader joyeusement les ramures de son arbre généalogique, mais également de prendre une distance esthétique, grâce à un effet d’appel et de réponse, qui s’instaure entre le texte et les images et génère tout un jeu de connotations et de dénotations que la seule écriture ne permettrait pas d’instaurer. Cette approche par l’image vient nous rappeler à quel point, par delà le choc des sons et le poids des mots, le hip-hop est aussi une culture visuelle. Ceci explique sans doute les hommages appuyés aux travaux de Martha Cooper (vol. 1 p. 22 ; vol. 2 p. 15 ; vol. 3 p 7-8, 87-88) et de Henry Chalfant (vol. 1 p. 22 ; vol. 2 p. 15 ; vol. 3 p. 7-8, 31-36, 87-88), les premiers photographes à s’être intéressés à l’univers du hip-hop en général et du graff en particulier (5).

Si je puis me permettre une comparaison : à parcourir cette saga, à plonger dans cet univers âpre et mouvementé, mais aussi foncièrement ludique et attachant du Bronx, du Queens, ou des mégalopoles de la Côte Ouest des années 1975-1984, j’ai l’impression – toutes choses égales par ailleurs – de me retrouver dans la position de Simple, le héros de Langson Hugues, posant son regard lucide et narquois sur le Harlem des années 1940-1950 et sur les paradoxes de la société américaine. Cerise sur le gâteau, chaque album contient en fin de volume un somptueux cahier d’images sur papier glacé, signées de grapheurs et de grapheuses renommé(e)s, dédié à la gloire des héros qui peuplent cette épopée contemporaine. Mention particulière enfin pour la traduction souvent désopilante qui, gageons-le n’a pas dû être évidente.


Notes

(1) La querelle qui opposa, par single interposé, « Roxane Shanté » et « The Real Roxane » trouve son origine sur la face B d’un single du groupe familial UTFO qui mettait en scène une Roxane… fictive au cœur de pierre.
(2) Il fut d’abord graffeur puis, encore ado., il s’est fait pincer pour transport de cannabis.
(3) Album « Power » Sire 1988 ; « Pusher » se traduit en français par « dealer ».
(4) Aux USA certaines écoles de commerces font analyser à leurs étudiants les méthodes de diffusion des premiers acteurs du hip-hop.
(5) Les deux artistes finiront par publier un ouvrage commun Subway art qui, après de multiples refus sur le sol américain finit par trouver un éditeur anglais : Thames & Hudson, 1984. L’ouvrage fut écoulé à plus de 500 000 exemplaires, connut une éditions du 25è anniversaire, et se trouve désormais disponible au format poche pour moins de 15 euros. Subway art, reste à ce jour l’ouvrage le plus volé en librairie.


Notes

• Une « playlist » sur YouTube existe pour chaque volume de Hip Hop Family Tree, répertoriant tous les clips ou extraits de films ou d’émission TV cités dans la BD.
• Le jeune dee-jay G High Djo a été sollicité par les éditions Papa Guede pour réaliser un mixtape basée sur les morceaux évoqués dans chaque volume de Hip Hop Family Tree.


Par Christian Béthune
Remerciement à Benjamin Daussy