« J’écoutais Muddy Waters, John Lee Hooker et T. Bone Walker dans le juke-box de ma mère… »
• L’édition 2019 du Eastside Kings Festival – qui se déroule chaque année à Austin – a une nouvelle fois superbement mis en valeur les artistes texans. Sous la houlette d’Eddie Stout, l’organisateur du festival, la programmation fait la part belle aux meilleurs représentants de la musique afro-américaine issus de cette partie des États-Unis. Le dimanche 15 septembre, nous retrouvons Gregg A. Smith à son hôtel ; ce dernier vient tout juste d’arriver en famille de Dallas et accepte sans sourciller sur le champ de répondre à nos questions. Le chanteur texan a vu le jour le 7 février 1951 dans la petite bourgade de Honey Grove située dans la partie nord de l’État. De ses débuts dans le commerce familial jusqu’à ses plus récentes productions, nous avons passé en revue les moments importants de sa carrière…
Invité à la télévision pour jouer de l’harmonica
La musique, dès mon jeune âge a tenu une place prépondérante, en grande partie grâce à ma mère. Cette dernière tenait un tout petit commerce le Lucky Heart Café dans la bourgade de Bug Tussle. J’ai grandi en partie dans cette sorte de juke joint aux côtés de mes deux frères ainsi que ma sœur aînée. Ma mère y vendait du poisson-chat et des ailes de poulet, elle faisait aussi des petits plats maison qu’elle vendait pour améliorer notre quotidien et nous élever. La musique était à proximité, car il y avait dans son établissement un juke box qui trônait au milieu de la salle. Tous les vendredis et samedis, quand il y avait le plus de monde et que les clients mettaient 25 cents pour écouter les succès du moment, mes frères et moi nous nous mettions juste devant l’appareil pour danser tous les trois. Nous faisions alors « l’attraction » une bonne partie de la journée ; les gens nous récompensaient d’une petite pièce pour notre plus grand bonheur. Nous restions devant l’appareil jusqu’à ce que notre mère nous dise de nous mettre au lit. J’avais alors cinq ans et j’adorais ce rendez-vous dansant tous les week-ends, c’est ce qui m’a mis pour ainsi dire le pied à l’étrier. De danser tout gamin sur les succès de Muddy Waters, John Lee Hooker ou encore T. Bone Walker, cela vous marque à jamais, en tout cas me concernant… Mon chemin était tout tracé, je souhaitais travailler dans un univers musical.
Quelques années plus tard, je devais avoir huit ans, nous avons tous déménagé pour vivre à Albuquerque au Nouveau-Mexique. Au Texas, la ségrégation était omniprésente, notre mère a préféré que nous partions vivre dans un État où les écoles étaient bien meilleures avec des classes mixtes, et pour elle et mon beau-père, l’assurance d’obtenir des emplois mieux rémunérés. Le commerce de ma mère à Bug Tussle était modeste, il ne permettait pas de faire vivre toute la famille alors, pour joindre les deux bouts, nous étions obligés d’aller travailler dans les champs. Au Nouveau-Mexique, tout fut différent, nous étions plus heureux, nos conditions de vie se sont améliorées, nous avons pu suivre une scolarité normale. Justement, dans mon école à Albuquerque – la John Marshal Elementary School – un professeur me permit de rejoindre une petite formation d’harmonicistes. Ma mère dut alors faire quelques ménages supplémentaires pour me payer mon premier chromatique. À force de répétitions, nous avons été invités sur une chaine de télé locale pour participer à un programme éducatif pour enfants qui s’appelait le Uncle’s Roy Cartoon Show, nous y avons interprété des classiques de la Country music. J’étais tout fier de jouer à la télévision, mais dans ma classe certains en furent jaloux et se moquèrent de moi sur ma manière d’interpréter de la musique country. En sortant de l’école pour rentrer chez moi, je me suis mis à pleurer à chaudes larmes et, une fois arrivé à destination, j’ai jeté mon harmonica jurant de ne jamais plus y toucher et suis allé me réfugier dans ma chambre. Quelques minutes plus tard, maman arriva chez nous et me demanda ce qui c’était passé : « Où est passé ton harmonica ? » demanda-t-elle, « Je viens de le jeter, je n’en veux plus, on se moque de moi à l’école », lui répondis-je. « Comment ? Tu as balancé ton harmonica, alors que j’ai travaillé plus que d’habitude afin de pouvoir te l’offrir ? Je ne vais pas te gronder mais je vais t’expliquer comment ont réagi certains des élèves de ta classe, ils étaient tout simplement jaloux car c’est toi qui passais à la télévision et pas eux. Que cela dorénavant te serve de leçon, ne laisse jamais une personne t’empêcher de faire quelque chose qui te plaît. Alors tu vas continuer à faire de la musique, c’est moi qui te le dis ! »
À l’âge de douze ans, j’ai formé mon premier groupe, les Soul Flames, nous jouions des titres appartenant aux répertoires de James Brown, Wilson Pickett, ou encore Otis Redding et notre premier concert fut à l’American Legion d’Albuquerque. Avant d’honorer cet engagement, nous pensions que nous étions prêts pour jouer face à un public. Nous étions sept sur scène avec un bon trompettiste et un excellent guitariste. Nous avons débuté avec une composition de James Brown, mais malheureusement nous étions complètement désaccordés, c’était vraiment affreux à entendre ! Ils nous ont donné 10 dollars pour que l’on cesse de jouer et que l’on parte sur le champ ! Du coup, cela nous a motivé pour revenir à l’école afin de nous entrainer à jouer tous ensemble correctement de la musique, c’était le minimum que l’on pouvait faire ! Huit mois plus tard, nous remportions un concours organisé par la ville d’Albuquerque, ce qui nous autorisa à nous produire dans divers endroits en ville.
Des débuts aux côtés de Nolan Struck
J’ai vraiment pensé à devenir un musicien professionnel lorsque nous nous sommes installés avec ma famille à Portland dans l’Oregon en 1969, j’avais dix-sept ans. Au lycée, j’ai incorporé la formation musicale de l’établissement et bien sûr le dimanche j’étais dans les chœurs de ma congrégation. J’ai vraiment débuté là-bas professionnellement en tant que trompettiste au sein des Antoine Brothers où je faisais également les chœurs sur certains titres. Le leader du groupe était Nolan Struck. Son frère, le guitariste King Edward, était déjà parti pour Chicago. J’étais alors le plus jeune de la formation, Nolan avait trouvé un engagement régulier au Cleo’s Lounge. J’arrivais à la fin de mon année scolaire au lycée et ma mère souhaitait vivement que je continue ma scolarité en allant à l’université. Moi j’avais déjà en tête de vivre de la musique. Au début de l’été, Nolan Struck me proposa de le suivre à Chicago, il connaissait du monde et avait pas mal d’engagements en perspective. Ma mère essaya de me convaincre de rester pour poursuivre mes études, mais ma décision était prise, je mettais le cap avec lui sur la Windy City. Une fois sur place, ce fut tout simplement incroyable, je rencontrais toutes mes idoles comme Junior Wells, Buddy Guy, Tyrone Davis, Johnny Dollar, McKinley Mitchell… Grâce à Nolan, j’ai découvert les fameux « Sunday Morning », ces clubs ouverts très tard dans la nuit et qui étaient bondés jusqu’aux premières heures du matin, je n’en croyais pas mes yeux. Nolan me faisait découvrir un monde que je ne soupçonnais même pas. Je me revois être dans la rue devant le Pepper’s Lounge avec Jr Wells et Buddy Guy en train de siroter du Old Crow (du Bourbon bon marché), je n’en garde que de bons souvenirs. Mon passage à Chicago me permit également de jouer de la trompette dans la formation de Koko Taylor.
L’été touchait à sa fin au bord du lac Michigan, la météo commençait à changer, je devais donc impérativement rentrer à Portland pour récupérer mes affaires afin d’affronter l’hiver qui est rude à Chicago. Alors que je m’apprêtais à rentrer pour boucler mes valises, ma mère prit contact avec moi pour m’annoncer que j’avais reçu du courrier de l’armée et que j’allais être incorporé pour partir au Vietnam si je ne continuais pas mes études. Le choix fut simple, il fallait que je retourne à Portland pour m’inscrire à l’université en musicologie. Sur place, rapidement, j’y montais mon premier groupe de huit musiciens, Gregg Smith and The Shades Of Brown, dont certains comme Thara Memory arrivaient de la formation de Wilson Pickett qui venait de se dissoudre. Avec de telles pointures, le groupe était au top, avec Dave Liking qui était à la tête de Double T Productions et qui devint mon agent, nous avons pu faire les premières parties de gros shows comme ceux de Cold Blood, Quicksilver Messenger Service, Tower Of Power, Albert Collins, Etta James ou encore Johnny Guitar Watson qui sillonnaient tout le secteur nord-ouest du pays. Après de multiples tournées sur la côte pacifique, en 1983 je décidai de revenir au Texas, de remonter une nouvelle formation et de proposer mes compositions à des compagnies de disques. Au passage, je tiens à préciser que j’ai enregistré mon premier 45 tours en 1969, le titre principal était Black Woman, sur un petit label, je n’en ai même pas une copie…
Cap sur Atlanta avec Ichiban Records
J’ai donc reformé un groupe et rapidement nous avons trouvé des engagements dans divers festivals, notamment celui de Dallas aux côtés de Little Milton, Little Joe Blue, Vernon Garrett, R.L. Griffin. Le lendemain, nous faisions la une du Dallas Morning News qui permit de me faire connaître. J’ai rencontré en 1983 Barbara qui allait devenir mon épouse et qui est toujours à mes côtés. En 1985, avec l’aide du producteur Phil York, je sortis en enregistrement en public intitulé « The Texas Blues Wailer », disponible en cassette, et nous avons également publié un 45 tours avec la composition Blessed With An Angel. Nous avons alors rencontré quelques difficultés pour trouver un distributeur, donc je me suis finalement servi de ce format cassette pour faire la promotion de ma formation auprès des medias et promoteurs.
En 1979, j’ai rencontré le guitariste Butch Bonner ; nous avons composé plusieurs titres dont Money Talks. J’étais alors peu habitué à traiter avec des maisons de disques. Tommy Quon – qui dirigeait Ultrax Records – est alors entré en contact avec Ichiban Records basé à Atlanta et a proposé la session complète « Money Talks », ainsi que deux autres artistes dont le rappeur Vanilla Ice et un saxophoniste de Jazz du nom de Don Diego. Nous avons fait le déplacement à Atlanta pour rencontrer John Abbey. « Je suis d’accord pour signer Gregg, mais pour Vanilla Ice, c’est plus délicat, je ne fais pas du rap sur Ichiban, nous sommes une compagnie qui met en avant principalement du Blues », dit le patron d’Ichiban Records. Tommy insista auprès de John en lui disant que ce jeune rappeur avait un gros potentiel et qu’au niveau des ventes cela allait marcher. « OK, j’ai un groupe de jeunes qui travaille dans notre entrepôt, faisons leurs écouter la démo du rappeur pour voir ce qu’ils en pensent. » Quelques minutes plus tard, après avoir vu la réaction de ses employés, John Abbey changea d’avis et fut d’accord pour le signer. Bien sûr que j’étais satisfait d’être distribué par cette importante compagnie, mais dès que l’album de Vanilla Ice fut sur le marché et se vendait plus que bien, je ressentis une certaine frustration d’être un peu oublié par Ichiban au niveau de la promotion, que l’on ne donnait pas sa chance à mon album « Money Talks ». Néanmoins, grâce à mon contrat chez Ichiban, j’ai pu partir pour une superbe tournée en Europe avec mon groupe The Lazzar. Nous sommes allés en France, en Espagne et en Italie aux côtés de Trudy Lynn, Buster Benton et Jerry McCain. À mon retour, j’ai commencé a enregistrer de nouvelles compositions qui allaient voir le jour sur l’album « It’s My Time », sur Ultrax Records, toujours distribué par Ichiban. Puis je me suis mis à travailler sur un album en public qui a été enregistré dans le club de Fort Worth, « Caravan Of Dreams ». J’ai produit la session, engagé un preneur de son, puis j’ai proposé le master à CDS Records. En 1997, j’ai sorti un nouvel LP chez Ichiban intitulé « I Wanna Rock Ya », mais le succès ne fut pas totalement au rendez-vous. En 1999, sur mon propre label Hometown Records, je publiai la session « Stack In The Back » qui, à mon humble avis, est réussie de bout en bout. Il y avait en studio Lucky Peterson aux claviers, Butch Bonner à la guitare, le tout enrobé par la section de cuivres de Johnnie Taylor.
Au fil des années, j’ai régulièrement publié des albums, à l’image de « Greatest Hits » et « Triple Play Swing » sur G Man Records. Et ce n’est pas fini, car je suis en train sortir une nouvelle session qui comporte treize titres avec un véritable groupe en studio (NDLR : cf chronique dans ce numéro), pas de boîte à rythmes, une section de cuivres complète. J’ai pris mon temps pour la production et le mixage, j’ai de nouvelles compositions originales, mais nous avons également écrit de nouveaux arrangements pour quelques reprises ; j’ai tenu à y inclure aussi un Gospel mais aussi un morceau qui penche plutôt vers le Reggae… Au final, c’est une formidable session produite par ma maison de production G Man, mais qui sera distribué par Music Access. Nous avons conclu le contrat jeudi dernier, juste avant de venir ici à Austin. À L’heure où vous lirez cette interview, le CD sera sur le point de sortir. Pour promouvoir l’album qui va s’appeler « The Real Deal », nous avons également prévu de faire plusieurs clips vidéo. Je me suis investi énormément sur cette nouvelle production, elle est vraiment aboutie car j’ai eu la chance de faire ce que je souhaitais, entouré de musiciens que j’avais choisis, pour aboutir je le pense à un album vraiment réussi. Dès que je quitte le Eastside Kings Festival, je me remets au travail pour préparer sa sortie.
Je tiens aussi à saluer ici mon ami le plus cher, RL Griffin, qui est à l’affiche du festival organisé à Austin par Eddie Stout. Avec RL, nous sommes très proches, comme je l’étais avec le regretté Johnnie Taylor, c’est comme s’il faisait partie de ma famille. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai chanté dans son incontournable club, The Blues Palace qui est situé à Dallas. Tous ceux qui, au Texas, chantent du Blues et de la Soul, sont passés par son établissement. Il a passé sa vie à promouvoir tous les artistes, nous savons tous ce que nous lui devons.
La musique, je la compose mais aussi je la diffuse, je suis depuis vingt-et-un ans sur la station de radio KNON où j’anime tous les mardis de 9h à midi Radio Blues Review où, comme RL Griffin, je fais la promotion d’artistes locaux. Avec RL, ajouté à mon rendez-vous radiophonique hebdomadaire, nous faisons beaucoup pour les artistes de Blues et de Southern soul. Je suis vraiment très honoré de travailler avec RL aujourd’hui ici à Austin, c’est son groupe – d’où de nombreux musiciens viennent de la formation de Johnnie Taylor – qui va m’accompagner tout à l’heure. C’est un grand honneur qu’il me fait, RL Griffin est incontournable dès que l’on parle musique à Dallas.
Il est temps de se séparer momentanément puisque tous ensemble nous nous préparons à rejoindre le East Side Kings Festival. Auparavant Gregg A. Smith nous présente son épouse Barbara avec qui il est marié depuis plus de trente ans, ainsi que son fils qui s’occupe de la logistique du concert. Quelques heures plus tard, la prestation donnée par Gregg A. Smith, épaulée par la rutilante formation de RL Griffin, fut tout simplement formidable. Quel show ! Quelle classe! Thank you so much Gregg A. Smith.
Par Jean-Luc Vabres et Gilbert Guyonnet
Remerciements à Scott M Bock, toute notre gratitude à Eddie Sout et Gregg A. Smith