Orange Jefferson

Orange Jefferson, Eastside Kings Festival, Austin, septembre 2022. Photo © Jean-Luc Vabres

La musique comme seconde chance

• Des geôles du Texas à la scène d’un festival, la vie d’Orange Jefferson – pour y arriver – n’a pas été une sinécure. La musique fut salvatrice pour le soustraire à ses propres démons. La route peut être encore longue pour arriver à ce qu’il souhaite, mais il est dorénavant sur la bonne voie pour réussir avec succès ce qu’il a entrepris. Compositeur doué et prolifique, excellent chanteur et harmoniciste, il ne lui manque désormais que cette petite part de chance pour accéder enfin à une reconnaissance plus que méritée.

Le jeudi 8 septembre 2022 à 17h30, après plus de dix heures de vol, nous débarquons à l’aéroport d’Austin. Eddie Stout est venu nous chercher. Dans la voiture nous évoquons la possibilité de rencontrer l’interprète de Hey Warden. « Pas de problème ! » – répond aussitôt l’organisateur du Eastside Kings Festival et boss du label Dialtone – « je lui envoie de suite un message, dans une heure vous serez avec lui, vous aurez ainsi tout loisir de discuter ensemble ». Ce n’était pas une promesse en l’air. Une heure plus tard, Orange Jefferson nous accueillait chaleureusement, prêt à partager sa passion pour le Blues, sans occulter néanmoins ses périlleux chemins de traverse qui lui ont fait à plusieurs reprises côtoyer les établissements pénitentiaires.

Orange Jefferson, Austin, septembre 2022. Photo © Jorge Sanhueza-Lyon

Un harmonica pour mes cinq ans

J’ai vu le jour à Houston le 7 février 1955. C’est ma grand-mère qui m’a élevé en grande partie dès mon plus jeune âge. Mon grand-père adoptif me fit cadeau, pour mes cinq ans, de mon premier harmonica. Très rapidement, je pus accompagner ma grand-mère qui fredonnait des gospels dans la maison. Mon accompagnement était peut-être rudimentaire, mais c’est ainsi que je fis mes classes. Le dimanche, je n’avais pas le choix, je rejoignais avec elle la congrégation de notre quartier, même si je rechignais à y aller. Ce fut, en y repensant, un endroit stratégique pour mon éducation musicale. C’est grâce à l’office dominical que j’ai même pu jouer de la guitare. Pour être honnête, je ne devais pas être si doué que ça, car si aujourd’hui vous me demandiez de prendre un solo sur une six codes, j’en serais bien incapable ! La musique m’a toujours attiré. Lorsque j’étais à l’école primaire, j’ai pu apprendre à lire la musique, à jouer de la clarinette, avant de choisir le saxophone. Ma grand-mère, comme beaucoup de Baptistes du Sud, n’interdisait pas le blues chez elle, le lundi on écoutait des chants sacrés, puis le lendemain elle pouvait très bien être captivée par une émission de radio qui diffusait des compositions de Ray Charles ! Quant à ma mère, elle était nettement plus stricte en ce qui concerne la musique, il n’y avait pas de passe-droit. En grandissant, je me suis néanmoins rapproché d’elle, mais les relations furent rapidement très compliquées entre nous, je n’étais sûrement pas d’un caractère des plus dociles, l’ambiance était souvent électrique et les corrections fréquentes, je me mis alors en tête, le moment venu, de partir pour l’armée. En parallèle, je n’étais pas heureux dans la nouvelle école que l’on m’obligeait à fréquenter, à cause des premières expériences d’organisation visant à promouvoir la mixité sociale et raciale dans les établissements scolaires. Le système alors mis en place (appelé à l’époque le “busing”) m’avait fait perdre mes repères habituels, je ne jouais plus dans les orchestres de mon école précédente, je perdais de vue mes amis, je n’étais pas heureux. On me força à intégrer l’orchestre officiel de l’école, ce qui ne me convenait pas du tout. J’ai alors décroché du système scolaire et ce fut le début d’une spirale infernale qui allait m’amener à avoir de sérieux ennuis…

Promo pour le Eastside Kings Festival, courtesy of Eddie Stout.

Mes années difficiles

Mon passage au lycée fut exécrable. Avec ma mère, on était dans une impasse au niveau relationnel, je trainais dans la rue une bonne partie du temps avec des gens peu recommandables et commençais déjà à avoir des petits problèmes avec la justice. Je tentai alors ma chance dans l’armée qui était en quête de nouvelles recrues. Il y avait une préparation militaire d’une durée de quatre-vingt-dix jours où l’on testait tes aptitudes avant de te faire signer un engagement. Ce programme d’intégration réservé aux jeunes en manque de repères était à mes yeux intéressant, je trouvais certes un cadre strict, mais dont les activités me convenaient. Malheureusement, je fus blessé et ne pus poursuivre cette formation jusqu’à son terme. Avec un ami, durant cette période, nous étions malheureusement dingues des armes… L’armée ne nous a pas voulus, nous avons alors tenté d’intégrer la police de Houston. Lui fut engagé et moi, au final, refoulé. Ce fut alors le début d’une descente infernale où les mauvaises fréquentations de la rue prirent le pas sur mes amis d’enfance, où pour avoir de l’argent je n’hésitais pas à enfreindre allègrement la loi dans de multiples domaines.

Orange Jefferson dans les années 80’s. Photo DR, courtesy of Orange Jefferson.

Bien des années plus tard, alors que j’étais derrière les barreaux, j’entendis une voix derrière mon dos : « Orange Stanley ! C’est bien toi ? ». C’était mon ami policier qui m’avait reconnu. Je répondis : « Jack ! quoi de neuf mon pote ? ». Dans un éclat de rire il me lança : « je viens vérifier si tu as passé ton coup de fil à un avocat comme la loi t’y autorise ! ». Les ennuis me collaient à la peau, il faut dire que je les cherchais, étant très actif dans divers commerces où l’addiction règne en maître, mais également du côté de la gent féminine où j’avais mon mot à dire… Dans la suite logique de mon mode de vie, je devins un client régulier des commissariats et fus emprisonné trois fois. Je fus condamné à chaque fois à deux années que je fis entièrement mais, pour ma troisième arrestation, je tombai pour trafic de stupéfiants. Mon avocat me dit : « accepte une peine de vingt-cinq ans, sinon tu as de grandes chances, avec ton casier, de prendre perpétuité ». Je ne suis pas joueur, j’ai été d’accord pour prendre la peine la plus petite. « Vous semblez être un intelligent jeune homme », me dit le juge. Il continua : « au fil de toutes ces années de dérive, combien de temps êtes-vous resté sans avoir à faire à nos services ? ». « Une année Votre Honneur », lui répondis-je. Il m’a finalement condamné à dix-huit années, me disant que ce petit bonus inattendu, il fallait le prendre comme une chance pour redémarrer du bon pied, choisir une bonne fois pour toute une voie honnête afin de me reconstruire, une fois ma peine effectuée.  Je revenais de très loin mais, en même temps, j’étais dévasté d’être condamné à une aussi longue peine. J’avais déjà effectué plus de quatre ans d’emprisonnement en deux fois, j’allais en faire cinq de plus avant de bénéficier d’une réduction de ma sentence et de pouvoir sortir. En prison, j’ai eu la chance de pouvoir continuer à faire de la musique, car je me suis toujours très bien comporté. Derrière les murs, les bruits de toutes sortes sont tellement incessants qu’ils en deviennent effrayants. En faisant de la musique, j’étais pour ainsi dire dans une bulle qui me préservait. Cet enfermement comportait des moments plus difficiles. Lors de mes deux précédentes incarcérations, j’avais pu travailler en tant que barbier. Là, c’était totalement différent, je gérais – avec d’autre prisonniers – des plantations,. On trimait pour cultiver des épinards, couper l’herbe, j’ai même participé à l’entrainement des chiens de garde qui sont utilisés à retrouver les prisonniers lorsque ceux-ci se font la belle. Dès que j’avais un peu de temps de libre, j’écrivais des textes, tout le temps… Ma composition Hey Warden relate l’histoire d’un homme que j’ai rencontré lorsque je purgeais ma dernière condamnation. Libéré après une très longue peine, dehors cet homme fut totalement désemparé, ne connaissant personne pour l’héberger. Il entoura alors sa main d’un simple sac d’emballage et simula un hold-up dans un commerce, juste pour que la police vienne le chercher et le remette là où finalement il avait passé une grande partie de sa vie.

Orange Jefferson et son band, Eastside Kings Festival, Austin, Texas, septembre 2022. Photo © Jean-Luc Vabres

Un nouveau départ pour une nouvelle vie

Au bout de cinq années, en 1995, suite à ma bonne conduite, on m’a proposé de réduire ma peine à la condition impérieuse que je quitte Houston et son environnement plus que nocif. Mike était l’un de mes meilleurs amis en prison. Connaissant ma passion pour la musique, il insista pour que je m’installe et débute une nouvelle vie à Austin. Mike savait quelle place importante pour le Blues la ville représentait. Il avait déjà rencontré Clifford Antone et me conseilla vivement d’aller le voir dans son club, dès ma sentence réduite. Je pris donc la direction de la capitale du Texas avec la ferme intention de me faire une petite place au soleil. Je me mis à fréquenter le club Antone’s, je rencontrai Tary Owens (il me fit enregistrer en 2002 sur le CD intitulé « Texas Redemptor ») et, bien sûr, Clifford Antone. Rapidement, je me présente à lui et lui parle de la recommandation de Mike. « Ah, oui, Mike, bien sûr…, je me rappelle parfaitement de lui… Qu’est-ce qu’il devient ? », dit-il. Et j’ajoute aussitôt : « Clifford, je ne vais rien te cacher, j’ai trainé dans la rue, j’ai été condamné plusieurs fois. En prison, j’ai été barbier, dresseur de chiens, jardinier. Je repars de zéro. Je sens qu’ici je pourrai faire quelque chose ». « Orange », me répond-t-il, « j’ai déjà entendu parler de toi ! Tu peux venir ici jouer quand tu veux, tu es le bienvenu ! ». Ce n’étaient pas des paroles en l’air. Il tint sa promesse et je jouais régulièrement dans son établissement.

Orange Jefferson, Eastside Kings Festival, Austin, septembre 2022. Photo © Jorge Sanhueza-Lyon

J’avais alors toutes les cartes en main pour mener à bien tout ce dont je rêvais depuis de nombreuses années. Mike avait vu juste. Cette nouvelle vie à Austin aller être pour moi un nouveau départ, je fus accueilli comme un musicien, j’ai pu fonder une famille et trouver en parallèle un emploi au service de nettoyage de la ville. Ce job me permit d’ailleurs d’intégrer le film documentaire intitulé « Trash Dance ». J’ai définitivement quitté le centre pénitentiaire en 1995 et, depuis, je n’ai jamais eu à faire à la justice, même pas pour un ticket de parking non payé. C’est une évidence que la prison te marque à vie. Quand on me demande dans quel état d’esprit on se trouve lorsqu’on est incarcéré, je réponds que l’on ne vit pas, on survit au quotidien, que tu sois avec des chiens pour surveiller les prisonniers, travailler sur le bord des routes enchainé ou dans les champs, tu ne penses qu’à survivre et à rien d’autre. Moi, j’avais la musique en plus, c’est ce qui m’a permis de tenir le coup.

Orange Jefferson, Eastside Kings Festival, Austin, septembre 2022. Photo © Gilbert Guyonnet

Une nouvelle aventure avec Trash Dance

En 2012, Allison Orr est venue rencontrer les employés du service de nettoyage de la ville d’Austin pour nous expliquer son projet de film documentaire, organiser une chorégraphie avec nos engins de nettoyage et tous les ustensiles utilisés au quotidien à Austin, le tout filmé par Andrew Garrison sur une piste d’aéroport désaffectée. Allison est venue nous voir à la prise d’embauche à 5h du matin, on était tous sur le qui-vive, tous mes collègues se posaient des questions sur sa présence. Elle nous expliqua son projet et souhaita discuter avec chacun d’entre nous, une sorte de casting quoi ! Les premières minutes de cette rencontre furent étranges. Nous, au quotidien, on ramassait les poubelles et Allison nous parlait de chorégraphie et de tournage de film. Elle voulait aussi connaître pas mal de choses sur toutes nos activités en dehors. Pour beaucoup de mes collègues, c’est partir en vitesse vers un deuxième job pour boucler les fins de mois. Me concernant, c’était simple, je lui parlais de ma passion pour la musique et le Blues en particulier. Elle voulut savoir de quel instrument je jouais. Je lui montrai alors ma petite valise qui contient tous mes harmonicas. Elle me demanda si je pouvais, là, sans préparation, lui jouer un morceau. Quelques instants plus tard, elle déclara : « je pense que tu as ta place dans le film, on va se revoir bientôt ! ». Au final, ce fut une formidable aventure, elle est même venue me filmer dans un club, le documentaire fut récompensé dans de nombreux festivals dont ici à Austin, le célèbre SXSW, mais également à l’étranger, notamment en Europe.

Un projet avec Dialtone Records

La toute première fois que j’ai rencontré Eddie Stout, c’était je crois bien en dehors d’Austin. On jouait dans un central market. De suite, le courant est passé entre nous. On a pris du bon temps et le retour à nos domiciles fut quelques peu épique. Je sais qu’il souhaiterait me faire entrer en studio. Régulièrement je lui propose des chansons, il écoute et me dit : « ok, on va la garder, mais il en faut d’autres pour faire un album ! ». Ce qui veut dire qu’il a aimé la composition ! (rires). Ou alors il me répond : « on va voir ce que cela donne avec un piano ». Là aussi la chanson correspond à ce qu’il attend pour une future session (NDLR : peu de temps après cette interview, Eddie Stout nous confirma son souhait de produire une session avec Orange Jefferson, avec une atmosphère et un son qui évoqueraient le Sud profond entre Texas et Louisiane).
Pour le titre Hey Warden qui était paru sur la compilation Dialtone intitulée « Texas Harmonica Rumble », nous n’avons fait qu’une seule prise et c’était dans la boîte !

CD « Texas Harmonica Rumble » – Dialtone Records (DT 0014)

En studio, je disais au guitariste Thierry Cognee : « tu tiens un bon riff là, ne change rien à ce que tu es en train de faire, ça me plaît ce que tu joues, continue ! », tandis qu’il me répondait : « hein ? Mais non, c’est mauvais comme tout ! Que penses-tu plutôt de ceci ? », et moi de répliquer : « non, non, on reste sur ce que tu viens de faire, c’est trop bon ! » (rires). Une fois la prise effectuée, Eddie en régie nous dit : « bon sang, je crois que là on tient quelque chose de bon. Si vous le souhaitez, on peut faire une seconde prise, mais à mon avis elle n’aura pas l’intensité de la première ». J’ai participé à plusieurs éditions du Eastside Kings Festival. Sur scène, aux côtés de ma formation, j’essaie de donner le meilleur de moi-même en proposant des compositions originales (j’en ai tout un cahier), mais aussi des reprises de mes idoles, à l’image de celles de Lightnin’ Hopkins. Il y a une vingtaine d’années, le musicologue Tary Owens m’avait fait découvrir le Navasota Blues Festival. À l’époque, il travaillait avec Frank Robinson avec qui j’ai sympathisé et passé pas mal de temps. Je sais qu’il y a de grands événements musicaux qui se déroulent tous les ans en Europe et qu’Eddie s’y rend régulièrement. Chez moi, soigneusement rangé, j’ai un passeport. Il est comme neuf et ne comporte aucun tampon sur les feuillets car il n’a malheureusement jamais servi ! Je ne désespère pas un jour de traverser l’Atlantique, je suis un Bluesman à qui la vie peut parfois réserver de bonnes surprises.


Discographie :
« Texas Redemptors » – Milagros, Catfish Records CD 1003 (2002)
« Texas Harmonica Rumble » – Dialtone Records DT 0014 (2006)


Par Jean-Luc Vabres et Gilbert Guyonnet
Toute notre gratitude à Eddie Stout