Real deep blues
• D’un naturel taiseux, grand par la taille mais aussi par le talent, Ray Reed est désormais l’un des piliers du Eastside Kings Festival d’Austin qui perpétue avec brio la tradition du Blues dans la capitale du Texas. Son large sourire éclaire son visage dès la première parole engagée… L’homme est discret, très « cool ». Il est assurément l’un des derniers à perpétuer la musique qu’il entendait sur les 78 tours de sa grand-mère : des artistes de la trempe de Lightnin’ Hopkins, Little Son Jackson ou encore Rosetta Tharpe furent – grâce au Victrola familial – ses disques de chevet dès son enfance et firent son éducation musicale…
Septembre 2019. Le festival fondé par Eddie Stout bat son plein. Ray vient de terminer sa prestation au Full Circle Bar dans le quartier historique afro-américain de Chicon Street. Nous prenons la direction du jardinet qui se trouve à l’arrière de l’établissement. Nous trouvons un coin à l’ombre bienvenu car il fait une chaleur étouffante en cette fin d’après-midi. Le Texan est visiblement heureux d’être une nouvelle fois invité à ce formidable rendez-vous annuel, il a le plus grand respect pour Eddie Stout qui – à la tête de sa fondation – organise ce magnifique événement qui a su rester à taille humaine malgré le succès. En parallèle, le boss du label Dialtone Records est à la tête désormais d’un magnifique catalogue qui rassemble des enregistrements d’artistes texans de premiers plans qui étaient sous-estimés et injustement délaissés par d’autres labels. La discographie de Ray Reed se résume à un excellent album enregistré pour Dialtone Records : « Lookin’ For The Blues » (DT0018) dont la version P-Vine – « Where The Trinity Runs Free » (PCD-25068) – comporte deux titres supplémentaires ; il faut ajouter à ces albums une participation à l’excellente compilation parue sur ce même label, intitulée « Eastside Kings » (DT0027). Il est temps de faire plus ample connaissance avec Ray Reed, un authentique diamant brut texan qui ne demande qu’à briller !
Eddie Stout, l’homme qui a cru en moi
« Je jouais, au tout début des années 2000, dans un petit club de Dallas. J’avais comme d’habitude à mon répertoire plusieurs compositions de Lightnin’ Hopkins. Ma prestation ce soir-là fut appréciée par l’un des amis proches d’Eddie Stout qui était parmi le public et qui lui parla de moi en bien, lui conseillant au passage d’envisager, pourquoi pas, de faire une session d’enregistrements. Peu de temps après, il entra en contact avec moi, puis il vint me voir et me proposa finalement d’entrer en studio pour son label. Ce fut alors le début d’une formidable collaboration. Je suis très fier de participer à toutes les éditions de son Eastside Kings Festival, c’est un rendez-vous formidable que de rassembler des musiciens du Texas, de Louisiane et d’ailleurs ici, dans cette partie de la ville d’Austin qui fut autrefois un lieu stratégique pour notre musique.
Avant notre rencontre, déterminante pour la suite de ma carrière, j’ai participé à une session d’enregistrements, mais je ne suis pas certain que cela ait été publié ! Je me suis donc retrouvé il y a bien des années en studio pour y enregistrer quelques morceaux. Le soi-disant « producteur » de la session me dit : « Je t’ai écrit une chanson, cela serait pas mal si tu pouvais aussi la mettre en boîte… ». Je me pliai à cette volonté et quelques heures après, la composition était en boîte.
Quelque temps plus tard, je me retrouve en studio pour mon premier album sur le label Dialtone d’Eddie Stout. Je lui propose alors la composition en question, pensant bien faire. Au bout de quelques secondes de mon interprétation, Eddie est parti dans un grand éclat de rire en me déclarant : « Ray ! Ray ! Arrête ! D’où sors-tu ce titre ? ». Je lui raconte l’histoire de ce morceau… « Mais bon sang ! », répliqua-t-il : « C’est moi qui l’ai composée cette chanson ! » C’était vraiment un coup foireux, on avait essayé de m’avoir. Eddie remit promptement les choses à leur place concernant la paternité de son titre. Le gars en question est décédé maintenant, son épouse est toujours là avec mes quelques morceaux ; moi, de mon côté, j’ai préféré laisser tomber, je suis définitivement passé à autre chose… »
Ma vie pour quelques cents à Maypearl, Texas
« Je suis né le 6 juin 1940 dans la petite bourgade de Maypearl qui se trouve au sud de Fort Worth et à 180 miles d’Austin. Ma famille était une famille de métayers. Lorsque mes parents ont disparu, je le suis devenu à mon tour. Là où je vivais, il n’y avait qu’une seule toute petite école. Je n’ai pas eu la chance d’aller très loin dans les études, je me suis arrêté lorsque j’étais en cinquième pour aller travailler dans les champs, on ne m’a pas donné le choix. En fait, je travaillais depuis l’âge de sept ans. On me donnait 15 cents de l’heure pour trimer dans les champs de coton, ce qui me faisait au total – sur une journée – un dollar 50 cts de gagnés. En prenant de l’âge, on me donna 50 cts de l’heure. À 16 ans, je me suis fait engager par la Austin Bridge Company qui était basée à Dallas en leur disant que j’avais 18 ans afin d’y être un peu mieux rémunéré, on me donna alors un dollar et deux cents de l’heure. Je pouvais alors me faire autour des 16 dollars la semaine, ce qui me permit d’avoir un peu plus d’indépendance et surtout d’aider financièrement les miens.
Je dois mon apprentissage musical à mon grand-père Willie Parramore et à mon oncle Bob. Ce dernier jouait du piano, de la guitare, de l’harmonica, mais aussi du violon. Quasiment toute le monde dans ma famille chantait et savait jouer d’un instrument. Tout a débuté pour moi grâce à l’église, le dimanche nous nous faisions tous un devoir de nous y rendre. C’est là que j’ai appris à chanter le gospel aux côtés des miens au sein de notre congrégation ; ce fut à mes yeux la meilleure école pour apprendre et aimer la musique. Ma sœur, la regrettée Lady Pearl Johnson, qui est malheureusement décédée brutalement en novembre 2002, était-elle aussi une formidable chanteuse et musicienne. Elle tenait le haut du pavé dans les clubs de Forth Worth, comme le 2500 Club ou le Bluebird Lounge ; malheureusement elle n’a jamais pu enregistrer. Je tiens aussi à saluer la mémoire de mon beau-frère, le guitariste Clarence Pierce, qui était à mes côtés grâce à Eddie Stout sur mes sessions pour le label Dialtone. »
Une petite sieste avant ma première rencontre avec Freddie King
« À force de collectionner les petits boulots mal rémunérés, au final je me la suis payé tout seul cette guitare ! J’avais vraiment trimé pour y arriver ! J’avais 16 ans, je travaillais à la dure dans les champs pour y ramasser le coton, mais également pour le compte de la compagnie qui fabriquait des ponts pour tout le Texas. J’ai donc économisé et finalement j’ai pu acheter mon premier instrument chez un prêteur sur gage de Fort Worth. Tout en travaillant, je pensais bien sûr toujours à la musique, disons que c’est le week-end que j’allais voir quelques amis musiciens qui avaient des engagements et j’essayais – dès que cela était possible – de me joindre à eux.
Comme je vous l’ai dit, les membres de ma famille n’étaient pas des musiciens professionnels, mais ils avaient néanmoins une solide et très bonne réputation et Freddie King était un de nos amis du côté de ma mère et de mon oncle. Je l’ai rencontré pour la première fois dans un club de Waco. Donc ce soir-là, nous étions dans cet établissement, nous attendions Freddie tandis qu’une formation était déjà sur la petite scène. À force de l’attendre, je me suis complètement endormi ! C’est mon oncle qui me réveilla d’un coup d’épaule efficace : « Réveille-toi bon sang ! Freddie vient tout juste d’arriver, c’est à toi ! ». Je le rejoignis aussitôt sur scène, à cette époque je jouais également de la guitare basse, c’est ainsi que je fis sa rencontre. Visiblement, mon jeu à la basse lui avait plu, car j’ai ensuite rejoué plusieurs fois à ses côtés. Freddie était un homme adorable, je l’aimais énormément. Dans mon répertoire, je peux inclure des morceaux d’Albert et B.B King, mais les compositions de Freddie – afin de lui rendre hommage –, je les joue à chaque fois. Il fallait le voir dans les clubs de Dallas quand il attaquait son grand succès Christmas Tears, il s’y prenait ainsi (NDLR. Ray se met alors aussitôt à chanter !) :
I hear sleigh bells ring
(NDLR : Ray chante la partie guitare, puis enchaine)
I haven’t heard a word from you in years
(NDLR : Ensuite, il continue : « Freddie à cet endroit montait un peu dans les aigus »).
You been gone such a long, long time
But it’s Christmas and I can’t get you off of my mind
(NDLR : L’aparté a capella est admirable et donne la chair de poule).
Sur scène, avec ce titre, il était vraiment imbattable. C’était lui le meilleur. J’aimerai toujours Freddie King. J’adore bien sûr les compositions de Lightnin’ Hopkins, mais comme tu l’as peut-être remarqué tout à l’heure, j’ai joué également deux titres de Chuck Berry, je suis un fan de ses compositions alliées à son style terrible à la guitare. Les racines de ma musique viennent bien sûr de mon Texas natal, Freddie King ou Frankie Lee Sims m’ont marqué à tout jamais. »
Le travail avant la musique pour faire vivre ma famille
« Dans les années 70, j’ai tout arrêté. Je veux dire par là que j’avais mis totalement ma vie de musicien entre parenthèses. Je ne pouvais pas en vivre dignement, même si j’étais membre de plusieurs formations autour de chez moi. Ce n’était vraiment plus possible. Alors, pour faire vivre décemment ma famille et surtout élever correctement mes nombreux enfants, j’ai laissé ma guitare rangée dans son étui et me suis concentré uniquement sur mon travail. De toute façon, financièrement, je n’avais guère le choix. Au bout de plusieurs années, une fois ma situation véritablement stabilisée, j’ai pu reprendre le chemin des clubs de Fort Worth. »
À 81 ans, Ray Reed perpétue toujours avec talent et vigueur la musique apprise auprès de ses illustres aînés. Il ne quitte que rarement son Texas qui l’a vu naître. Il faut ici remercier chaudement une nouvelle fois Eddie Stout, pour lui avoir donné l’occasion à plusieurs reprises d’enregistrer de superbes sessions. Il est un authentique bluesmen, « à l’ancienne » diront certains. En tout cas terriblement attachant. Un artiste totalement impliqué jouant avec son cœur et ses tripes la musique qu’il a entendue dès son plus jeune âge. Marchant humblement mais avec dignité sur les traces de ses idoles, souhaitons de tout cœur qu’il puisse le faire encore de nombreuses années, c’est tellement mérité.
Propos recueillis le 15 septembre 2019 par Jean-Luc Vabres
Toute ma gratitude à Eddie Stout et Scott M. Bock
Remerciements à Jay Bee Rodriguez et Gilbert Guyonnet