« J’aurais pu être en haut de l’affiche »
• Soul Man Sam Evans aurait du faire une grande carrière, il a eu des opportunités pour y accéder, la première avec la célèbre firme Stax Records, puis ensuite il pouvait compter sur l’aide précieuse de son ami, le chanteur J. Blackfoot. Il était jeune et insouciant, il pensait que les bonnes rencontres allaient se faire toutes seules, préférant à Memphis courir les filles et parier sur des courses… Dans son entourage, tout le monde connaissait ses capacités, mais pour lui c’était tout simplement un don. Certes, il savait qu’il possédait un talent certain, mais cela ne l’intéressait guère d’accéder au premier plan. Il aura fallu une discussion tardive avec un ami en Alaska pour qu’il prenne finalement au sérieux le fait de chanter, il avait alors 49 ans !
Au lieu de tournées nationales ou même internationales, Sam Evans s’est imposé dans chacune de ses différentes résidences à travers les États-Unis en tant que magnifique chanteur et spécialiste de la Soul Music. Ses performances sont composées uniquement de standards mais sont loin d’être de pâles imitations, son implication unique à chanter la Soul le fait communier à chaque fois avec son public à l’image de ce que faisaient sur scène des artistes comme Al Green, Sam and Dave, Johnny Taylor ou encore B.B. King. Son public le plus jeune ressent également la puissance de cet homme sur scène qui se laisse envahir par ce qu’il chérit le plus, la musique. Un déménagement de Memphis à Anchorage le ramène finalement sur la bonne voie ! Puis ensuite, cap sur le Nouveau-Mexique, ce qui lui donne l’occasion de remonter sur scène. Certes, géographiquement, il était loin de la Mecque musicale pour se faire un nom, mais au moins il était sur le bon chemin pour nous faire partager sa passion. Au final, il y a six ans, il s’est établi dans la capitale du Texas, Austin, une cité où la compétition musicale est sévère, ce qu’il ne l’a pas empêché de se forger une solide réputation et de remporter en 2018 le trophée de la meilleure formation décerné par la fameuse Austin Blues Society. Aujourd’hui, il a perdu la majeure partie de sa vue et il a besoin d’une aide constante même pour rejoindre la scène. Dès que son micro est ouvert, il se sent comme chez lui même s’il se produit dans un club qu’il ne connaissait pas. Qu’il soit debout au assis, la magie opère. Sur l’estrade, son chapeau est mis de côté, sa tête chauve et ses chaînes en or brillent, il plonge dans son univers musical aux côtés du public qui bouge au rythme de son phrasé si particulier. Sam a eu heureusement quelques opportunités pour partir en tournées à Chicago, en Louisiane ou encore dans le Mississippi, mais il se produit principalement à Austin. Son groupe baptisé The Brothers est dirigé par le claviériste et trompettiste Billy Cummings, mais Sam joue aussi avec une autre formation qui s’appelle Eddie and the Everydays. Récemment il était aux côtés de Jimmy Vaughan dans le célèbre club Antone’s. Les studios d’enregistrements lui ouvrent enfin les portes. Il apparaît sur la compilation édité par Dialtone Records « Let the good times roll » et récemment sur le CD intitulé « Bloodest Saxophone ».
« Mon nom de scène m’a été donné en Alaska par un ami, il m’a plu, je l’ai gardé ! De mettre le cap sur le Grand Nord et affublé d’un chouette pseudonyme m’a mis pour ainsi dire le pied à l’étrier. Je suis né le 14 mars 1948 à Memphis. Mon nom véritable est Samuel Evans. Mon frère a vécu en Alaska, il était là-bas depuis environ trente ans. Sa première femme avait la sclérose en plaques et il souhaitait que je vienne l’aider, cette dernière étant en fauteuil roulant. J’ai dit oui et, au final, j’y suis resté vingt-et-un ans ! Si ce n’était pas pour mon épouse Berverley, je serais toujours en Alaska. Je l’ai rencontrée dans cette contrée, elle était infirmière libérale et travaillait dans tout le pays. Nous résidons à Austin depuis plus de six ans maintenant, auparavant nous étions au Nouveau-Mexique sur le secteur de Santa Fe. Au début, les gens pensaient que j’étais juste un chanteur local, que je n’étais pas prêt à accéder à un niveau supérieur. Ma femme dit à ce sujet : “On les a fait tous mentir”. Durant mon enfance, nous étions sept à la maison, quatre garçons, ma mère, ma grand-mère et mon oncle. J’étais le plus jeune de la famille. Maman avait l’habitude de chanter à l’office dominical, mais loin de l’idée d’en faire son métier. J’ai été élevé avec beaucoup de religion. Je faisais naturellement partie du chœur de ma congrégation. Au fil des années, j’ai commencé à participer à divers petits concours de chants. Avec l’un de mes frères, je faisais des participations éphémères dans des groupes de mon quartier qui évoluaient dans le registre du Doo-Wop. Généralement, tout ce beau monde se retrouvait dans le club Paradise ; à l’époque l’établissement était incontournable. Des artistes comme Isaac Hayes, Al Green, Rufus and Carla Thomas habitaient près de chez nous. Je ne les connaissais pas, mais je savais où toutes ces stars résidaient. Avec J. Blackfoot qui était un ami proche, on avait l’habitude d’aller voir en concert Bobby Bland, B.B. King, Ike & Tina Turner, James Brown, ou encore The Temptations.
Chanter a toujours été quelque chose de naturel à mes yeux, je n’ai jamais travaillé ma voix. Quand j’avais 21 ans, j’ai passé une audition chez Stax Records devant David Porter et Homer Banks. Je connaissais bien le frère de ce dernier, il me disait combien son rôle était important au sein de cette compagnie. Donc, pour revenir à ce rendez-vous, j’y étais allé sur un coup de tête. Visiblement, ma prestation leurs avaient plu, car ils souhaitaient me revoir. Le seul petit problème est que je n’y ai jamais remis les pieds ! Je n’avais plus envie, j’étais jeune et sauvage, à l’époque je faisais pas mal de choses stupides… J’ai alors laissé passé ma chance, j’en suis bien conscient mais c’est ainsi. Quelques années plus tard, J. Blackfoot, que j’avais quelque peu perdu du vue, rentre en contact avec moi : “Je suis sur un projet musical, on est en train de monter un groupe, rejoins-nous, cela vaut vraiment la peine, un contrat d’enregistrement est à la clé”. Je répondais négativement à sa proposition, ne voulant alors pas m’engager. Je laissai donc la chance passer à nouveau sous mon nez et, quelque temps plus tard, j’assistais au succès de mon ami au sein de la formation The Soul Children, puis ensuite à sa magnifique carrière solo. J. Blackfoot est vraiment un bon ami. Après mon refus, je décidai momentanément de ne plus chanter, de passer à autre chose. Les gens autour de moi ont toujours su que je savais chanter, j’avais l’intime conviction que je pouvais faire quelque chose dans ce métier, mais à l’époque j’avais choisi de naviguer aux gré de mes envies. J’ai toujours eu ce caractère. Quand j’étais plus jeune, ma mère m’avait acheté une batterie pour que je puisse me perfectionner. Je ne l’ai jamais touchée, la pratique d’un instrument ne m’a jamais passionné. À l’époque, la musique n’arrivait pas en tête de mes priorités, le jeu et les paris, si ! J’ai malheureusement participé également à des vols. J’ai payé pour cela et me suis retrouvé en prison. Ma scolarité fut chaotique, j’ai fréquenté plusieurs établissements et j’ai cessé d’aller à l’école juste avant d’entrer au lycée pour vivre de petits boulots et larcins dans la rue. Au fil des années, je me suis fait embauché par une banque, une boulangerie, une usine de chewing-gum, une usine à papiers, un garage, un restaurant, un hôpital… (rires)
Ce qui m’a remis en piste ? Le karaoké ! J’avais alors 49 ans, c’était en Alaska, à Anchorage. J’étais alors une sorte de concierge pour le district de écoles de mon comté et un gars qui travaillait avec moi a commencé à m’en parler : “Tu sais, dans ce club il font des soirées karaoké, avec la voix que tu as, tu devrais y aller, tu ferais un malheur dans ce club”. Je restai septique, je lui bredouillai vaguement que je ne connaissais pas toutes les paroles des chansons, je ne savais même pas qu’il suffisait de lire le texte sur un moniteur ! Un soir, je me suis lancé, j’y suis allé en me disant : “c’est juste pour voir à quoi cela ressemble !” Une fois à l’intérieur, en voyant le grand écran et les paroles qui défilaient, je me suis dit que je pouvais le faire. Ce soir-là, j’ai cassé la baraque ! Le propriétaire du club vint à ma rencontre : “Tu es du métier ou quoi ? Tu dois vraiment en faire ta profession. Si tu es d’accord, je peux t’aider à te produire dans mon club”. “Ok, pour venir d’une façon régulière dans ton établissement ?, je lui répondis. La semaine suivante, sans publicité, je prends la direction de la boîte de nuit, je pousse la porte et me rends compte que c’est plein à craquer, je me demande même si c’est vraiment pour moi que toutes ces personnes sont venues. Je reconnais également des collègues de mon travail ! Le premier titre karaoké passe et là je remporte à nouveau un énorme succès ! Ce soir là, j’ai sympathisé avec un client. À la fin de la soirée il me demande : “connais-tu ce grand caucasien qui se fait appeler Big Mitch Tubman ? Il paraît qu’il est très bon quand il interprète Rainy Night in Georgia…” “Jamais entendu parler”, lui dis-je. Il ajoute : “Tu devrais quand même passer dimanche pour voir de quoi il en retourne”. Quelques jours plus tard, j’étais dans le club en train d’écouter Big Mitch, et c’est vrai qu’il chantait vraiment bien sur le succès de Tony Joe White. Je me alors mis à chanter moi aussi ce tube dans le public, juste à ses côtés. Il s’en est aperçu et a déclaré au micro : “arrêtez la musique, personne ne peut chanter quand Big Mike est sur scène !” Il me pointe du doigt et tout le monde se met à rire. Il me fait signe alors de le rejoindre et ce fut le début d’une longue amitié. Jusqu’à son décès, il était très connu en Alaska. Sentant sa santé déclinante, Big Mitch souhaitait cesser son activité musicale. Son pianiste me demanda alors si j’étais intéressé pour rejoindre la formation qu’il était en train de monter. “Tu es sûr que je suis la bonne personne à embaucher comme chanteur ?”, lui dis-je. Il hocha la tête, l’affaire était faite. Nous avions un engagement régulier les dimanches soirs au Blues Central à Anchorage, ça marchait bien, le club fut plein dès la troisième semaine. Au début, on jouait un jour par semaine puis, très rapidement, ce furent six soirées sur sept ! Le patron du club s’est enrichi grâce à nous, il est à la retraite aujourd’hui et le club est fermé.
J’ai également sympathisé en Alaska avec le bluesman Phil Guy. Je me suis très bien entendu avec lui, j’adorais son caractère. Nous avons fait ensemble deux ou trois shows. En Alaska, j’ai aussi rencontré Eddy Clearwater, Big Bill Morganfield et la famille Neal de Baton Rouge, dont le patriarche, Raful. À ce propose, j’ai chanté à Anchorage à l’anniversaire de ce dernier entouré de toute sa tribu ! Ensuite il a fallu encore bouger… Pour être clair, mon épouse Beverly en avait marre de m’attendre et était rentrée à Memphis dans l’espoir de me faire bouger. Rapidement, elle trouva un poste d’infirmière dans une réserve indienne du Nouveau Mexique. Je me suis rendu sur place pour voir comment elle était installée, puis je suis revenu à Anchorage. Peu de temps après, elle reçut une nouvelle proposition pour travailler dans le même État, mais sur la ville Farmington. Ma décision était enfin prise, je partais la rejoindre ! Son fils, qui résidait à Albuquerque, nous conseilla de nous rendre à Santa Fe car c’est là que musicalement il se passait des choses. Suivant son conseil, quelques jours plus tard, nous sommes arrivés en ville, déambulant dans les rues lorsque nous entendîmes de la musique qui provenait d’un établissement, le Evangelo’s. Nous avons poussé la porte et découvert un club plein comme un œuf avec, sur scène, une excellente formation composée de vieux briscards. Berverly est allée au bar commander des boissons et là je ne sais pas ce qui s’est passé, le serveur – qui était en fait le patron – nous a accueillis d’une manière plus que glaciale et nous a quasiment mis dehors ! Je partais lorsque j’ai entendu dans la sono : “nous avons un nouveau venu en ville, il s’appelle Soul Man Sam ! On me dit qu’il sait chanter, on va juger sur pièce et le faire monter su la scène”. Mon épouse vint me récupérer, et je me suis retrouvé en quelques secondes avec le micro en main. Le patron me fit cette fois-ci un grand sourire car il savait que son bar allait continuer à être rempli de clients. Durant mon tour de chant, tout me monde disait à mon épouse qu’il fallait que l’on s’installe en ville. Une fois le set fini, nous sommes rentrés à l’hôtel où nous avions réservé pour deux nuits. Le jour du départ, elle me dit : “Reste ici encore dans la chambre, je dois faire quelque chose, je reviens…” Quelque temps après, la voici de retour : “c’est bon, je me suis faite engager à l’hôpital de la ville !”. Nous sommes restés cinq années à Albuquerque et moi je n’ai pas bougé du Evangelo’s, mis à part quelques engagements dans un casino.
Maintenant, nous sommés installé à Austin depuis plus de six ans. Je viens juste de jouer pour le ACL [NDLR : Austin City Limits Live] la semaine dernière aux côtés de Jimmie Vaughan, Delbert McClinton et Booker T Jones, il y avait également à nos côtés The Texas Horns. Au cours de ma vie, j’ai eu quand même pas mal de chance. Je ne me plains pas, même si je sais que je suis sûrement passé à côté d’une belle carrière à cause de mes mauvais choix, c’est peut-être la seule chose que je regrette quand je fais le bilan de toutes ces années. Le groupe qui m’accompagne, c’est pour ainsi dire eux qui m’ont adopté. La formation s’appelait à l’origine The Brother’s Band. Sur scène, je choisis mes chansons au feeling, je n’ai pas de liste de titres que je déroule, je leur dis simplement quelle chanson nous allons faire. La seule habitude que j’ai est que je termine toujours mon tour de chant avec la composition de Curtis Mayfield, People Get Ready. Parfois j’essaie de nouvelles compositions pour voir comment le public réagit, mais je ne me réfère jamais à ses goûts, d’ailleurs je ne me suis jamais trop penché sur la question !
Au niveau de ma santé, j’ai eu un glaucome, je n’ai pas trop géré la situation et désormais ma vision est plus que réduite, je ne vois plus que des ombres. Dans un club, lorsque le public est devant moi, j’arrive très vaguement à voir une sorte de halo. Je chante beaucoup de reprises, mais j’ai aussi des titres que j’ai composés lorsque ma vue le permettait, ma femme aussi écrivait – d’ailleurs bien mieux que moi – mais je ne sais pas pourquoi et comment elle a fait pour perdre toutes ses feuilles où ses chansons étaient écrites ! En décembre dernier est parue une compilation qui s’appelle « Bloodest Saxophone » sur le label japonais Mr. Daddy-O Records, j’y ai fait un titre, That Mellow Saxophone.
Je peux dire que jusqu’à présent, j’ai apprécie cette longue « balade » et qu’au final je suis très heureux d’avoir fait le choix de vivre de ma passion. »
Par Scott M. Bock
Traduction et mise en forme par Jean-Luc Vabres