I’m a Gibson Man
• Il y a plus de deux décennies, j’avais croisé la route de Tom “Blues Man” Hunter lors de son passage au fameux Blues Estafette d’Utrecht, en Hollande. Bien des années plus tard, lorsque Eddie Stout, le patron du Eastside Kings Festival à Austin, m’annonçait sa venue pour l’édition 2024, je lui faisais part aussitôt mon désir de le rencontrer, afin d’enregistrer un entretien avec ce musicien dont les apparitions en public sont depuis longtemps fort rares. Entrevue avec un artiste précieux et recherché qui n’a pas dit son dernier mot…
Quelques minutes après sa superbe prestation au Full Circle Bar, nous prenons la direction d’un jardin attenant afin de faire plus ample connaissance. Tom est venu de Beaumont, ville où il réside, qui se situe à quelques encablures de Port Arthur et de la frontière avec la Louisiane. Pour la 12e édition du prestigieux événement texan sur Chicon Street et la 12e rue, il est venu accompagné de sa famille, dont sa petite-fille âgée seulement de quelques mois. Même si le poids des ans commence à se faire sentir, le musicien garde néanmoins toute sa vitalité pour jouer de la guitare et sa mémoire reste intacte.
Premiers pas en Arkansas
Je suis né à Emerson, une petite bourgade de l’Arkansas, le 22 mars 1943. Mes parents vivaient dans des conditions plus que modestes, avec mes frères et sœurs, en tout nous étions dix personnes sous le même toit. Je suis le sixième de la famille, mais je suis le plus âgé de ceux qui sont encore de ce monde. J’ai une sœur qui a quelques années de moins que moi, nous sommes les deux derniers à être toujours en vie. Mon père était fermier, tout ce que nous mangions à la maison provenait de ce qu’il avait planté. On ne pouvait pas financièrement se permettre de faire notre ravitaillement à l’extérieur, pour notre petit-déjeuner, le lait provenait de notre seule et unique vache. L’ensemble de la famille était mis à contribution pour ramasser le coton, nous plantions et ramassions toutes sortes de légumes. Nous avions cultivé beaucoup de haricots noirs, nous trimions pour les ramasser, pour finalement les mettre dans de grands et lourds sacs en toile de jute. Telle était notre vie au fil des saison en Arkansas. Nous avions également des plants de patate douce, d’arachide et bien sûr des pommes de terre. C’était notre travail tout au long de la semaine qui se concluait le dimanche avec, aux côtés de ma mère, le déplacement à la paroisse pour l’office. Bien que tenté tout jeune par la musique, je n’étais pas membre du chœur de notre congrégation, mais j’adorais chanter les cantiques dominicaux avec les autres paroissiens. Ce labeur des champs ne m’empêcha pas toutefois de poursuivre ma jeune scolarité. Nous avons ensuite déménagé à Beaumont où mon père avait trouvé un travail plus rémunérateur. J’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires au cours du mois de mai 1962, puis j’ai servi six années dans la Marine.
Une guitare à ne surtout pas toucher
Mon père possédait une guitare. Franchement, il pouvait en jouer dans le même registre que Muddy Waters, il était doué ! Bien sûr que j’étais intéressé par cet instrument, mais nous avions tous à la maison la stricte interdiction de la toucher. S’il nous surprenait ou qu’il s’apercevait que l’un d’entre nous ne l’avait simplement qu’effleurée, il pouvait alors nous en cuire, il ne plaisantait absolument pas avec ça. Souvent même, il nous mettait la pression : « Bon sang ! Qui a encore osé toucher cette guitare ? », lançait-il d’un ton menaçant. Personne bien sûr à la maison ne se serait permis de le faire, c’était du bluff, juste pour nous faire savoir qu’il nous surveillait, histoire de nous rappeler son interdiction. Mon paternel était sévère. Dans ses mauvais jours, nous n’avions pas droit à l’erreur. J’ai vécu à Emerson jusqu’à mes huit ans, ensuite nous nous sommes installés à Beaumont, Texas, où je suis resté jusqu’à ce que je sois incorporé dans l’armée.
Adolescent, toujours attiré par la musique, j’ai pu commencer à jouer de la basse dans un petit groupe. Celui qui tenait la guitare me donnait en parallèle des conseils et me montrait des trucs à lui qu’il avait l’habitude de pratiquer sur son instrument. Ensuite, je me suis débrouillé tout seul. À mes débuts, bien qu’aimant les sonorités du douze mesures, je fis mes gammes dans une formation doo-wop. Durant cette période, à la radio, j’écoutais Little Richard, Big Joe Turner, Ike Turner, finalement pas trop de blues. Les bluesmen faisaient rarement escale à Beaumont, je me souviens qu’une fois B.B. King avait donné un concert au Raven Club de Beaumont, en 1962, ce fut pour ainsi dire l’événement de l’année ! Ce que j’ai fait ici à Austin ce soir est inhabituel, il est rare que je me produise en solo et à la guitare acoustique. J’y ai pris beaucoup de plaisir, mais pour être franc avec vous, jouer sur ma Gibson aux côtés de mon groupe, cela n’a rien de comparable, cette guitare m’est fidèle depuis de nombreuses années, elle restera à mes côtés jusqu’à mon dernier souffle.
Pour revenir à ma jeunesse à Beaumont, j’étais au lycée avec Barbara Lynn, je la connais très bien. À l’époque, elle participait très souvent aux concours de chants qui étaient souvent organisés en ville. Je suis resté dans son groupe deux années, jusqu’à ce qu’elle obtienne son diplôme. Ensuite, j’ai rejoint la formation de Clifton White. J’arrivais à la fin de mes études secondaires. Je jouais régulièrement avec des formations tout en perfectionnant ma technique à la guitare. Chez nous, l’atmosphère devenait réellement étouffante, je ne m’entendais pas avec mon père. Il voulait à tout prix que je devienne comme lui depuis notre installation à Beaumont, un ouvrier du bâtiment. Ce n’était pas, évidemment, le métier que je désirais exercer. Un soir, il rentre à la maison après un déplacement sur un chantier de plusieurs semaines : « Où est passé Tom ? Il n’est pas là ? », s’empressa-t-il de demander à ma mère. Cette dernière lui répondit : « Il vient de s’engager dans la Marine, il a quitté la maison depuis 15 jours ! ». Avec lui, nous nous sommes toujours respectés d’homme à homme mais sans plus, je n’ai jamais eu la relation qu’un père aimant doit avoir avec son fils et vice versa, c’était ainsi, j’en pris mon parti.
Ciudad Juarez et Long John
À la fin de mon engagement militaire, je suis parti vivre à El Paso. J’y ai trouvé un emploi régulier avec, évidemment, en parallèle, la musique qui sans cesse continuait de m’accompagner. Je jouais régulièrement dans un club. Avec les membres du groupe, nous accompagnions les musiciens de passage dans l’établissement. J’ai souvent joué aussi juste de l’autre côté de la frontière, au Mexique, dans la ville de Juarez. Pour être franc, mon frère Long John Hunter, à cette même période, était la tête d’affiche du fameux Lobby Bar. Tous les soirs et week-ends, c’était plein à craquer avec, pour couronner le tout, une ambiance totalement débridée. De mon côté, l’établissement dans lequel je me produisais était nettement plus modeste, il était beaucoup moins renommé et, il faut bien l’avouer, il n’y avait pas grand monde à l’intérieur (rire) ! Long John, c’était un bon gars, mais il avait parfois ses mauvais moments… La session qui a donné en 2003 l’album « One Foot In Texas » (NDLR : Doc Blues Records DB6805) fut facile à faire, l’entente avec mon frère sur ce coup-là fut parfaite. C’est le boss du label Doc Blues qui nous nous en a parlé à tous les deux, ce dernier est originaire de Port Arthur et réside je crois bien ici à Austin. Il a eu cette bonne idée de nous réunir en studio, sa proposition était tentante, elle fut acceptée sans problème, d’autant plus que notre ami Eddie Stout participait à la production. Sur les divers engagements que nous avons eus juste après la sortie de l’album, mes relations avec Long John furent compliquées. Eddie Stout souhaitait, avant que l’on parte faire quelques dates en Europe, choisir des musiciens d’Austin qui nous auraient accompagnés mon frère et moi. De mon côté, j’avais joué à Phoenix avec Long John et son orchestre attitré et cela c’était très bien déroulé. J’ai donc convaincu Eddie qu’il fallait honorer ces futures dates avec la formation de mon frère, car avec un nouvel orchestre il allait falloir faire pas mal de répétitions et on ne savait pas si le rendu allait être bon. Eddie se rallia finalement à mon avis, nous allions donc partir en tournée faire des concerts ici avec la formation de mon frère avant de partir, pourquoi pas, en Europe.
Une cigarette et une tournée
Le batteur du groupe était un gros fumeur, comme je n’en avais jamais vu. Dans le car de la tournée entre deux villes, il fut en manque de cigarettes, il n’en avait plus sur lui. Il se mit alors nerveusement dans un état pas possible, la situation commençait à dégénérer. De toute façon, il était interdit de fumer dans le véhicule. Nous avons été obligés de nous arrêter, je l’ai calmé, nous lui avons passé une cigarette afin qu’il retrouve ses esprits. Pour tout vous dire, l’ambiance à bord du car n’était pas bonne, je le ressentais, je le voyais. Eddie Stout avait une confiance toute relative envers mon frère, donc il m’avait chargé lors de nos concerts de récupérer les cachets de la soirée et de payer ensuite les musiciens, y compris Long John. Quelques instants après cet incident, j’ai réuni l’ensemble du groupe et leur ai dit : « Le seul dont je ne suis pas responsable ici, c’est l’ami d’Eddie, Nick Connolly (NDLR : claviériste). Je me suis engagé au nom de vous tous, en disant à Eddie que vous étiez de bons musiciens, capable d’accompagner Long John et moi. Il a accepté de me faire confiance, alors s’il vous plait, au cours de cette tournée, faites votre boulot comme les professionnels de Phoenix que vous êtes censés être ». Eddie craignait que Long John vienne avec une formation de seconde zone, je l’avais convaincu du contraire, je devais faire le maximum pour que cette tournée soit réussie, qu’elle ne vire pas au cauchemar. Je garde toujours de très bons souvenirs de mon passage au Blues Estafette en Hollande aux côtés de Roscoe Chenier et de Miss Candy. Ce fut pour nous une formidable carte de visite, grâce notamment à Jaap Hendriks qui organisait tous les ans ce merveilleux événement. Nous avions également honoré trois engagements juste après, toujours dans ce pays.
Au fil des années 2000
J’ai enregistré deux albums, « Expressions Of A Bluesman » (NDLR : GBR-2025-2) et « Down In The Bottom » (NDLR : GBR-2041-2) pour le label Great Blues Recordings qui était basé à Port Arthur. Cette compagnie était dirigée par Floyd J. Badeaux. Je l’appréciais, il était vraiment sympathique. Avant de se lancer dans la production, il avait travaillé pour de nombreuses stations de radio du coin, c’était un homme d’église également. Après la seconde session il m’a dit : « Tu peux récupérer tous les cds qui sont ici dans le stock, nous n’avons pas trop l’habitude d’enregistrer du Blues ! » (rires). Floyd est décédé au mois de décembre 2019. J’ai autoproduit et publié une session aux côtés de Miss Candy aka Amanda Kennerson, puis nous avons en 2003 enregistré quelques titres pour l’album « Texas Soul Sisters » (NDLR : Dialtone Records-DT09) ; l’ensemble fut produit par Eddie Stout. Lavelle White, Glenda Hargis et Gloria Edwards furent également conviées en studio.
Il y a quelques années de cela, j’ai été invité à jouer dans le stade de Baseball d’Austin, le UFCU Disch-Falk Field, qui célébrait de grands joueurs de la ville. En plus de mon groupe, il y avait à mes côtés Kaz Kazanoff et Derek O’Brien, ce fut impressionnant de se produire dans une telle enceinte.
Austin ville chérie
J’ai toujours aimé Austin, j’y ai vécu douze années. J’aime bien l’atmosphère bienveillante qui se dégage en faveur des musiciens et les différentes scènes musicales qui coexistent. Mon épouse est originaire de Beaumont, je me suis laissé convaincre pour réaménager là-bas, malheureusement ce fut une grossière erreur de ma part, chaque fois que je reviens à Austin, je ne veux plus en partir ! Nous sommes venus en famille au Eastside Kings Festival, mon épouse, ma fille et ma petite-fille de quelques mois ont également fait le déplacement. Ma fille est très attentionnée à mon égard, elle prend soin de moi. Avant mes problèmes de santé, je mesurais 1m87 et je pesais 130 kg, j’en fais tout juste aujourd’hui 80. Désormais, je ne suis plus l’homme qui partait sans souci en tournée, mes jambes sont faibles, elles ont du mal à me porter, d’où une certaine difficulté pour me déplacer. Je suis astreint à effectuer des exercices physiques afin de solidifier mes muscles, mais cela reste compliqué. Je garde néanmoins le moral et je me dis que j’ai vécu de bons et grands moments.
Souvenirs de tournées…
Je vais vous raconter une anecdote. J’étais en tournée en Espagne, je casse mon étui à guitare, je dois me trouver rapidement un magasin de musique. J’entre dans une boutique spécialisée, le vendeur me dévisage et me reconnait aussitôt ! Il était vraiment content de me voir, il me dit quelque chose en anglais, mais j’avais du mal à le comprendre. Quelques minutes plus tard, il me montre alors le journal local, tout en me disant : « C’est toi qui joues ce soir et tu es ici avec moi dans mon magasin, ça c’est vraiment incroyable ! ». Il m’a alors entraîné dans un autre commerce pour dire à ses copains que Tom Hunter avait fait escale chez lui, ensuite il a tenu absolument à me présenter à son épouse ! Pour revenir à mon étui à guitare cassé, il m’en a vendu un neuf au même prix qu’il l’avait acheté auprès de son fournisseur, il n’a fait aucun bénéfice dessus. Ce déplacement en Espagne reste pour moi un sacré souvenir. J’ai vécu également en 2011 de très bons moments avec Adrian Flores qui vit en Argentine. C’est un excellent batteur, mais il est aussi promoteur de spectacles. Il m’avait trouvé des engagements sur place. Nous étions partis également faire plusieurs dates au Brésil. Je me rappelle que ses idoles étaient les regrettés Eddie C. Campbell et Magic Slim. Voilà tous ces bons moments me reviennent ce soir, à force de discuter avec toi. Je les garde désormais précieusement, ils représentent une grande partie de ma vie.
Il est temps pour Tom “Bluesman ” Hunter de rentrer se reposer à l’hôtel. Aidé par un membre de sa famille, je l’aide à rejoindre les siens. Il repart pour Beaumont demain. Quelques heures plus tard, accompagné de son épouse et de sa fille, il prend quand même le temps de poser pour quelques photos supplémentaires. C’est une belle rencontre qui s’est déroulée au cours de cette édition 2024 du Eastside Kings Festival. Tom Hunter continue, quoiqu’il advienne, à être un formidable artiste, après toute une vie de labeur consacrée à la musique, sa Gibson fétiche n’a pas fini de vibrer. “Bluesman”, il le restera jusqu’au bout.
Liens vidéo : tournée au Brésil avec Adrian Flores