Voices of Mississippi

James “Son Ford” Thomas sur son porche. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill.

William Ferris : le folkloriste visionnaire qui a rendu l’Amérique noire immortelle…

• Âgé de 76 ans, le Dr William “Bill” Ferris est prêt – semble-t-il – à se détacher de sa charge universitaire. Mais avant de s’éloigner de la salle de cours, voire de l’amphithéâtre, le Dr Ferris parachève sa carrière avec un projet qui couronne magistralement toute une vie consacrée à sa passion de folkloriste. Il s’agit d’un coffret composé d’un livret richement documenté intitulé « Voices of Mississippi, Artists and Musicians documented by William Ferris » (Dust to Digital DTD-53) documenté par Bill mais aussi Scott Barretta, David Evans et Tom Rankin. Deux disques compilant des enregistrements de blues et de gospel (1966-1978), un CD présentant des interviews et des rencontres avec des musiciens(nes) (1968-1994) et un DVD de films documentaires (1972-1980) sont le fruit de ce remarquable travail accompagné d’un livre exceptionnel. Un code de téléchargement de la version digitale est également disponible.

L’intuition géniale qu’un patrimoine musical inestimable était en train de disparaître

Allant à la rencontre des musiciens jouant assis sur le perron de leur maison à travers le Sud des États-Unis dans les années 1960, William Ferris a tout enregistré : « des prières des cochons » au blues obsédant – « Un acte politique », dit-il, à une époque où les voix noires étaient réduites au silence. « J’avais l’habitude d’aller dans une église noire quand j’avais quatre ou cinq ans, une dame nommée Mary Gordon m’y conduisait tous les premiers dimanches. J’apprenais les chants et, plus tard, je me suis rendu compte qu’il n’y avait plus de chants », a déclaré le Dr Ferris. « Quand ces familles n’étaient plus là, la musique disparaissait. Quand j’étais au lycée, j’ai commencé à les enregistrer et à les photographier. Cela s’est propagé aux chanteurs de blues et aux conteurs et a finalement mené à ma carrière en tant que folkloriste. Mais cela a commencé dans cette ferme, juste pour immortaliser les choses que j’aimais, une famille que j’ai appris à connaître au fil du temps. »

James “Son Ford” Thomas marchant entre les tombes… 1974 (avec l’équipe de tournage et Bill Ferris à gauche). Photo DR, William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Bill Ferris & Dust to Digital).

Une posture politique et humaniste, une conviction sans faille

À l’été 1968, alors que le monde entier réagissait sous le choc et la protestation contre la guerre et les attaques contre les Droits Civiques, un jeune et blanc folkloriste du Mississippi, Bill Ferris, parcourait les routes de son État, à la recherche du blues. « Je pensais que c’était un acte politique face à la violence raciale », déclarait-il encore récemment à Chapel Hill, en Caroline du Nord, où il vit actuellement. « Dans les années 60, quand un homme blanc venait entendre un orateur noir ou un musicien, il savait aussi qu’il prenait des risques. »

La rencontre quasi improbable qui changea sa vie…

À l’époque, les habitants de la petite ville cotonnière de Leland (Mississippi) l’ont orienté vers la maison d’un chanteur nommé James “Son Ford” Thomas, mais la femme qui a répondu à la porte a affirmé qu’il n’y vivait pas. « Quand je me suis tourné pour partir, elle m’a demandé, que veux-tu de lui ? »  C’était Christine, l’épouse de James Son Thomas. « Alors, elle m’a dit que je pouvais attendre sur le porche. Après être entré dans la maison, ses enfants se sont vite liés d’amitié avec moi et me tenaient la main. » Ferris et Thomas devinrent amis rapidement et pour très longtemps, une amitié indéfectible. « Il était très spirituel », se rappelle Ferris. « Il appréhendait instinctivement les situations avec son cœur. »

James Cooper et James “Son Ford” Thomas devant le Main Street Cafe à Leland, Mississippi, 1976. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Dust to Digital).

Les blues que James Son Thomas a chantés pour Ferris cet été-là et jusqu’à sa mort en 1993 sont parmi ceux qui sont compilés et immortalisés dans ce témoignage unique qu’est « Voices of Mississippi… » composé d’artistes et de musiciens documentés par William Ferris tels que Scott Dunbar, Sam Myers ou encore Big Jack Jonhson. Ce coffret de quatre disques – qui a nécessité dix ans de mise au point – est un mix d’enregistrements blues et gospel. La musique, les films et la narration ouvrent également une fenêtre sur le travail, la vie de Ferris et ses origines du Delta. Ferris a su, au hasard de ses pérégrinations, trouver son chemin vers d’autres perrons et fermes, certains appartenant à des noms aujourd’hui reconnaissables tels que Mississippi Fred McDowell, d’autres à des chanteurs moins connus tels que Lovey Williams et Wallace “Pine-Top” Johnson ici présents. Il en a croisé d’autres – obscurs voire inconnus – interprétant quelques chansons comme Little Red Rooster, Train I Ride ou Coal Black Mare avec le rythme hypnotique et envoûtant du blues du Delta.

Une jeunesse dans les champs et à cheval au contact des chants a cappella

Bill Ferris fut bien plus qu’un observateur puisque sa vie même était proche, en tant que jeune Blanc, de celle de nombreux afro-américains. Il a grandi montant à nu des chevaux d’élevage qui étaient destinés à ramasser du foin, du coton, du soja. Il a travaillé dans les champs aux côtés de familles afro-américaines qui prenaient parfois soin de lui. Dès le début, il a été saisi par leur musique. « Vous pouviez entendre ces belles voix a cappella d’au moins un quart de mile, de Rose Hill Church à notre maison », déclare-t’il. « Elles semblaient venir terre. » La ville la plus proche, Vicksburg, se trouvait à seize miles et on y accédait par une route de gravier sujette aux inondations, c’était comme un autre monde.

Otha Turner. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Bill Ferris & Dust to Digital).

Deux mondes qui se juxtaposent

Aller à l’école dans le Sud de « Jim Crow » a montré à Bill Ferris que les choses n’étaient pas aussi harmonieuses que cela dans le monde extérieur… Adolescent, à l’internat, dans le nord-est, aucun des étudiants ne pouvait comprendre l’accent de Ferris. Maintenant âgé de 76 ans, il parle encore avec une sorte de cadence lyrique et réfléchie propre à son éducation, ce qui dément la colère croissante qui l’a incité à s’impliquer de plus en plus dans le mouvement des Droits Civiques dès les années. Ferris est allé au collège en Caroline du Nord et pendant un an au Trinity College de Dublin où il a trouvé une parenté particulière en Irlande et en littérature irlandaise, en l’occurrence James Joyce. « Rébellion : c’est ce que j’ai vu dans Stephen Dedalus de Joyce ; j’ai vu ma vie comme une rébellion des ordres que le Sud a donnés à ses jeunes ».

Scott Dunbar jouant sur son porche. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Bill Ferris & Dust to Digital).

Enregistrer pour se souvenir transmettre aux nouvelles générations la diversité de la culture afro-américaine

Malgré las carrière universitaire, Ferris est toujours au fil du temps rentré chez lui dans le Mississippi Mississippi. Des tracts du Ku Klux Klan ont été jetés à l’entrée d’une maison où Ferris a rencontré d’autres organisateurs des Droits Civiques à Vicksburg. Il a continué à chercher des chanteurs, à commencer par des hymnes : « le fondement de tout ce que j’ai fait en tant que folkloriste », dit-il. Citons par exemple la guérisseuse Fannie Bell Chapman (objet d’un documentaire de 42 minutes) et son groupe les Spiritual Hosts qui chantent des vers tels que « Je dis que Dieu me berce, pour se sentir bien ! » Plusieurs titres magiques avec un chœur exubérant figurent sur le disque y afférent. Comme son mentor Alan Lomax, Ferris a également enregistré des chansons profanes et religieuses par des hommes emprisonnés au pénitencier de Parchman Farm : le détenu Walter Lee Hood chante ici le dévastateur They Tell Me Of An Uncloudy Day. L’Amérique étant en guerre au Vietnam, Ferris avait demandé le statut d’objecteur de conscience en 1969. L’État du Mississippi a annulé une offre d’emploi et il a enseigné à l’Université Afro-Américaine Jackson State où deux étudiants avaient récemment été tués lors d’une manifestation sur le campus. Ferris a accueilli des chanteurs de blues chez lui et est devenu ami avec sa collègue professeur Alice Walker. « Enseigner là était la meilleure chose qui pouvait m’arriver », a déclaré Ferris. Finalement, il a été invité à enseigner à Yale. Il a plus tard trouvé et dirigé pendant près de deux décennies le Centre pour l’Étude de la Culture du Sud à l’Université du Mississippi et, en 1997, a été nommé président du National Endowment for the Humanities par Bill Clinton.

Lovey Willians et sa famille, 1965. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Dust to Digital).

Ferris a sorti plusieurs films, des albums d’enregistrements effectués sur le terrain et plus d’une douzaine de livres de folklore, mais aucun, dit-il, n’a donné une image complète du travail comme le fait maintenant « Voices of Mississippi ». La majeure partie des chansons figurant dans ce coffret ont été enregistrées à la fin des années 60 et au début des années 70. Les paroles et les histoires sont transcrites dans un livre d’accompagnement, avec des photographies superbes de Ferris et des essais de collègues folkloristes, tels que David Evans, Tom Rankin et Scott Barretta.

Fannie Bell Chapman chantant chez elle, 1972. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Bill Ferris & Dust to Digital).

Si James Son Thomas est forcément bien représenté, beaucoup de voix dans ce coffret étaient en grande partie inconnues. Personne ne représentait plus clairement cet isolement que James Son Thomas qui était fossoyeur de métier, et qui s’efforçait de réfléchir aux sculptures des monuments aux morts… Debout dans un cimetière – dans une conversation enregistrée en 1974 – il dit à Ferris : « Ils pourraient se souvenir de vous, mais pas de moi. » Il n’a pas l’argent, dit-il. « Ils mettront une simple plaque d’étain sur ma tombe avec mon nom qui durera environ trois semaines. » « Ensuite, il est parti », dit Ferris Plus tard, Thomas voyagera dans le pays avec Ferris, rencontrera Allen Ginsberg, et ainsi pourra exposer ses propres sculptures. Mais il est surtout immortel grâce aux formidables enregistrements qu’il laisse.

Louis Dotson. Photo © William R. Ferris Collection, Southern Folklife Collection, Wilson Library, University of North Carolina at Chapel Hill (thanks to Bill Ferris & Dust to Digital).

William Eggleston – ami de Ferris et photographe né dans le Mississipi – est connu pour être guidé par ce qu’il appelle « une vision démocratique », dans laquelle « rien n’est plus ou moins important ». Le travail de Ferris pourrait être appelé « un mode démocratique d’écoute ». Quand il s’agit de trouver des sujets, il prétend simplement « suivre son cœur ». Les anecdotes rapportées par B.B. King, Alice Walker ou Barry Hannah côtoient des histoires contées par des commerçants de mule… Un homme ordinaire raconte son histoire avec l’Histoire, quand l’avion de Charles Lindbergh tombe en panne à Vicksburg et qu’on lui demande de réparer le moteur ! Ailleurs, le court-métrage de Ferris « Hush Hoggies Hush » documente l’effort solitaire et délicieusement dévoué d’un fermier qui entraîne ses cochons à prier avant de manger. Une fois réunis, le vol de l’aviateur n’est pas plus grand que la tête courbée d’une truie. « Voici quelqu’un qui est poursuivi par une panthère, voici quelqu’un qui vend des mules aux enchères, voici quelqu’un qui chante en prison, et ils sont interconnectés », explique Ferris. « Leurs voix ont une sorte de pouvoir choral. »

Description délicieuse d’un talent brillant pour raconter la vie telle qu’elle est, sans paillette ni artifice. Avec cette compilation des diverses expressions de la musique afro-américaine, d’intuitions et de coups de cœur rassemblés, le travail remarquable de Bill Ferris est d’ores et déjà scellé dans le marbre de l’histoire musicale et ethnologique des États-Unis d’Amérique. À quand dans une navette spatiale ?

Extrait documentaire de « Voices of Mississipi » de William Ferris : James “Son Ford” Thomas sculptant.


www.dust-digital.com


Par Philippe Prétet
Remerciement à Lance Ledbetter et à Dust To Digital pour leur aide précieuse.
Toute notre gratitude à Bill Ferris pour son aide et sa gentillesse constantes envers ABS Magazine (cf article de Vincent Joos dans ABS  N° 18 en 2008) et pour ses formidables photos.