Le passé progressif
• Difficile quand on est à La Nouvelle-Orléans de ne pas se trouver confronté au passé. Un passé global, générationnel, qui s’infiltre dans sa propre mémoire pour mieux magnifier les souvenirs….
Affluant au moment où on s’y attend le moins, ceux-ci vous entourent, vous submergent et ne vous lâchent plus, instillant des réminiscences de saveurs lointaines et de fragrances oubliées pour mieux s’emparer de votre esprit, ne plus lui laisser d’alternative, lui imprimant une gymnastique mentale alliant le feeling du diable et la grâce de l’innocence. On mesurera l’étendue des paradis perdus à l’aune de cette activité psychique tout aussi subite qu’involontaire : Les funérailles de Russell Batiste agiront dès lors comme un révélateur de processus, distillant au fil de la second line une puissance d’un autre temps, tout aussi propice à l’émotion immédiate qu’à l’introspection vers un passé de nostalgies et de braises jamais totalement consumées….
Par une matinée d’octobre, la Louisiana Avenue de New Orleans recevait son monde… Le rythme du vieux corbillard ponctué par le cataclop des sabots de chevaux… Le guitariste-banjoïste Carl Leblanc, parfait chaînant manquant entre le jazz trad du Préservation Hall et la fureur free du Sun Ra Arkestra, est là, jouant une mélodie, adossé au corbillard, les yeux dans le lointain…
Les tubas en rang d’oignon faisant souffler sur le cortège un vent d’orage… Le regard de l’enfant Batiste roulant la caisse claire avec une détermination qui transcende le geste… Tout concourt à mettre en place la fusée mémorielle. Les souvenirs propres remontent à la surface et s’entrechoquent avec le son de l’instant : les Meters du Tipitina de 1991 avec Russell à la batterie…
Une fureur de Young Lion, une tempête de funk à son paroxysme. On ne remplace pas Zigaboo Modeliste, le batteur originel, sans donner quelques gages au Rhythm et au Groove… Ce jour là, Russell avait définitivement gagné ses galons de maître ès tambours.
Papa’s Grow Funk, Bonerama, les Funky Meters et bien d’autres profiteront régulièrement de sa science des fûts. On se souvient du trio magique avec l’organiste Joe Krown et le chanteur guitariste Wolfman Washington disparu il y a moins d’un an.
Le cercueil porté à bout de bras au rythme d’une fanfare menée par James Andrews parait à même de rejoindre le grand Wolfman au-delà du temps, dans un espace d’une autre dimension : un gumbo d’imbroglio qui tiendrait tout autant à l’effervescence « foutraque » de l’instant qu’à ce passé progressif, cher à la grammaire anglophone, à même de décrire un instant antérieur dont l’action n’est pas vraiment achevée.
Voir Big Chief Shaka Zulu danser devant le cortège avec ses échasses ramène tout autant au grand empire du Mali qu’à un soixante-dix-huit tours d’Indian Red de Danny Barber : « Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé ». La grande phrase faulknerienne pourrait servir de miroir au grand « Tribute » du soir de funérailles.
Des invités en pagaille qui se succèdent sur la scène du Howling Wolf. Et si l’on retrouve l’octogénaire bassiste mythique des Meters, George Porter, menant comme aux plus belles heures ses Running Partners, c’est bien la réunion de la famille Batiste qui constitue le clou de la soirée. Du père David et son inséparable piano à bretelles (qui n’a pour le coup rien à voir avec un accordéon) à cette reconstitution des Batiste Brothers dans laquelle Russell est remplacé par Jamal, ce ne sont pas moins de quatre ou cinq générations de « musiciens Batiste » qui font tanguer la vieille scène du club de la rue St Pierre.
Les claps de mains sur le Funky Soul, hit tout aussi familial que régional, réchauffent autant les paumes que les âmes. Last but not least, c’est le neveu du défunt, Jon Batiste – vedette internationale de haut rang, rentré d’urgence de Paris pour l’occasion – qui clôturera la session, entouré de sa famille, tout en bienveillance et en humilité.
Un dernier sourire de Babydoll pour mieux s’abandonner au rythme : la trentaine de Batiste sur les tréteaux du Howling Wolf avec la même ferveur de Second Line que quelques heures plus tôt sur le goudron décati de Louisiana Avenue. Only in New Orleans !
Par Stéphane Colin