Charlie Sayles

Charlie Sayles. Photo DR

Le blues de la colère

• « Écoute mec, je ne traîne pas avec les gens. […] Je déteste les téléphones. Je déteste avoir affaire à l’électronique. Je déteste m’occuper de tout ce qui n’est pas juste de la musique » (1). C’est comme ça et pas autrement, point barre. Charlie Sayles n’est pas un tendre, il frôle même le rustre comme type, au point qu’il fut toujours difficile pour ses compagnons musiciens de rester sur la route avec lui…

Parce que Charlie, c’est la route qu’il aime. Se poser au coin d’une rue et jouer sa musique avec son harmonica. Une musique rustique comme l’homme, sans fioritures ni mascarades. Brut et très influencé par Rice Miller (le second Sonny Boy Williamson), son jeu a quelque chose de percutant, comme s’il redonnait souffle à une note à chaque instant qu’il l’a joue. L’agressivité qui en émane ressemble étrangement à celle de Little Walter dont Charlie s’est fortement inspiré sans presque jamais réussir à reprendre un de ses titres. Juke par exemple, lui donne du fil à retordre : « Quand j’ai débuté dans la musique, je mémorisais une chanson note pour note. Je ne pouvais pas jouer Juke quand j’ai commencé, alors j’ai composé mes propres morceaux et je les ai fait sonner comme Juke. Vous devez le mémoriser. Le petit Walter mémorisait chaque note » (2).

Charlie Sayles jouant dans la rue, Washington, DC, avril 2009. Photo © Joshua Yospyn

C’est ainsi qu’il commence à écrire ses propres chansons. Celles des autres étant difficiles à imiter, il préfère composer lui-même, moins de prise de tête et puis, comme çà, il ne ressemble à personne d’autre. C’est ainsi que I’m A Businessman de Little Walter devient I Like What I Like dans les doigts de Charlie Sayles une vingtaine d’années plus tard avant d’apparaître en 1995 sur l’album « I Got Something To Say » édité par JSP Records.

Mais si on reprenait un peu depuis le début…

Charlie Sayles est né un 4 janvier 1948 à Woburn dans le Massachusetts. Il est l’un des est en partie celle qui lui donnera ce blues dont il n’adoucira jamais les angles. Il assiste dès son plus jeune âge aux sévices qu’inflige un père à sa mère et se retrouve à l’âge de deux ans chez ses grands-parents à Andover, toujours dans le Massachusetts. À cinq ans, la famille éclate et Charlie se retrouve dans une famille d’accueil. Errance de famille en famille jusqu’à l’âge de onze ans où il se retrouve dans un centre, seul enfant noir dans un petit groupe d’enfants blancs dit « difficiles ». Le Plummer Home for Boys de Salem, dans le Massachusetts, n’était pas une maison de redressement comme on pourrait le penser, mais il n’était pas non plus un vrai foyer.

Charlie Sayles, Washington, DC, 3 septembre 2018. Photo © Mike Landsman

Là se forge déjà la manière qu’il aura d’appréhender la vie. L’abandon, la solitude, les railleries raciales de ses « camarades » auront tôt fait d’installer une ambiance terriblement stressante et aliénante dans la tête de l’ado qui se sent paria, solitaire et très en colère contre l’injustice de la vie. Ce sont ces racines qui le feront être ce qu’il est et, si aujourd’hui nous jubilons à l’écoute de ces musiques qui égratignent nos émotions, n’oublions jamais que ce sont parfois sur des insanités que le Blues est né.

« Dieu, si tu es là-haut, battons-nous, parce que je suis fatigué de toi, je suis fatigué de cette vie. Je ne la supporte pas. Et ça n’a rien à voir avec le Vietnam. Je parle de la vie… Chaque seconde de la vie. D’accord ? Je n’aime pas aller à l’école, ou à chaque fois que quelqu’un reçoit un truc pour la Saint-Valentin – « Je t’aime » – moi je n’en ai jamais eu, mec ! Pas une seule année. D’accord ? Je n’ai jamais eu de petite amie. Je n’aimais pas ça. Je me bagarrais toujours, je n’aimais pas ça. Et je n’aimais pas ne pas avoir de père ni de mère. D’accord ? Je ne vois rien de bon là-dedans. Et voilà à quel point j’étais en colère. » (3).

Charlie Sayles. Photo © Bill Jonscher

Une colère qui le suivra toute sa vie et influencera grandement sa façon de souffler dans son harmonica. Quand il quitte sa formation de mécanicien automobile à la sortie du lycée, c’est un adolescent perturbé qui entre dans la vie. Sans argent, sans abri, sans famille. Sans grand espoir non plus, il rencontre une seconde famille : l’armée. Comme disait Frank Matheis dans Living Blues Magazine N°241 : « il achète alors son deuxième billet pour le blues… » (3). Les atrocités d’une guerre en Asie du Sud-Est le poursuivront toute sa vie mais, à la différence de la plupart des vétérans, Charlie Sayles fait fi du politiquement correct – « Don’t ask don’t tell » – et fait de cette expérience le pivot central de son histoire personnelle dont il parle librement. En 1968, le voilà dans la base d’infanterie de la 101e aéroportée dans la partie nord du (Sud) Vietnam appelée Camp Eagle à dézinguer à tout va d’autres pauvres types. Ça marque à jamais. Mais sur chaque tas de fumier pousse une fleur et Charlie fait la rencontre de la musique à ce moment-là en découvrant tout d’abord B.B. King à la radio, puis s’initie durant son passage à l’armée. À la fin de son service, il se retrouve en Allemagne où il achète quelques Hohner. En 1971 et durant deux années, il joue seul, apprend.

Charlie Sayles jouant dans la rue, Washington, DC, avril 2009. Photo © Joshua Yospyn

Puis direction Atlanta en Georgie où il rencontre Butch Evans, guitariste douze cordes, qui l’accompagne à L’Underground, petit bar de quartier. Butch et Charlie font la paire quelque temps. Ils ont des points communs, comme le Vietnam et les problèmes qui en découlent… Ils jouent comme ça, au hasard des petits contrats, mais le plus souvent c’est la rue leur terrain de jeu. La scène la plus redoutable au monde. La colère est toujours là et, suite à une dispute avec son colocataire à propos de sa copine, voilà Charlie Sayles qui se tire comme un lévrier à New York. Butch n’est plus là pour l’épauler, le soutenir dans son jeu ou lui donner un peu plus d’amplitude, alors Charlie n’a pas d’autre choix que de faire hurler son harmonica, tourner les potards de son petit ampli à fond et défoncer sa cymbale du pied droit si il veut se faire entendre dans le tumulte de la ville. Un jeu qui dure une année avant qu’il ne rencontre Ralph Rinzler (conservateur au Smithsonian institut et contributeur au Newport Folk Festival) qui lui propose de jouer avec Pete Seeger. Tu parles Charles ! Quelques jours plus tard, Charlie et Pete au banjo font un set sur les planches du Hudson River Clearwater Festival. Ralph deviendra, cahin caha, son manager, lui trouvera des dates de concerts et permettra à Charlie de mener l’existence qu’il veut, c’est à dire loin des gens qui l’ennuient, au coin d’une rue, là ou Ralph le découvre un certain 16 mai 1975 (4).

« Je n’ai eu pas beaucoup d’amis, surtout les dix premières années après l’armée. Je n’aimais tout simplement personne et je ne leur faisais pas confiance. J’ai perdu beaucoup d’emplois dans la musique à cause de ma colère et parfois de mes bagarres. J’ai essayé l’école, mais je n’arrivais pas à m’intégrer. Les bruits forts et tout ce qui sort de l’ordinaire me rendent nerveux. Je ne suis pas sociable et je n’arrive pas à m’entendre avec les gens. Le simple fait de penser aux gens me fait froncer les sourcils, me met en colère et me déprime à certains moments de la journée. Je n’ai jamais pu garder un emploi lorsque j’ai quitté l’armée. Soit je me faisais virer, soit je démissionnais… » (3).

Charlie Sayles, Washington, DC, 3 septembre 2018. Photo © Mike Landsman

Puis la rue, toujours la rue avec ses sombres histoires, ses mauvaises rencontres ….

« J’ai participé à des dizaines de bagarres à coups de poing. Quand on est en colère, il y a toujours un risque de violence physique. J’ai perdu mon œil à Philadelphie lorsque je me suis battu avec un gang de rue blanc et raciste. Ils m’ont traité de raciste et, comme un aimant, je me suis retrouvé là-bas à me battre jusqu’à ce que je tombe. J’ai perdu un œil et quelques dents sur ce coup-là » (4).

Mais tout n’est pas si sombre dans la vie de Charlie. Son passage à New York reste un moment à part. Après 1974, il séjourne au Sloan House YMCA pendant deux semaines, il y gagne en moyenne 150 dollars par jour en jouant plusieurs fois entre deux séances de cinéma. Une vie qu’il ne connaîtra plus jamais. New York à cette époque était une ville où un musicien pouvait traîner ses instruments jusqu’à trois heures du matin sur la 42ème sans soucis. La BBC fera même un doc sur Charlie (1975/Omnibus), lui offrira une chambre d’hôtel pour faire le spectacle. Mais la célébrité ne l’intéresse toujours pas malgré les contrats que lui trouve Ralph Rinzler.

Charlie et Memphis Gold, DC Metro Station. BTW, Memphis. Photo © Ronald Weinstock

Puis vient le moment de mettre au jour l’album qui fera grincer des dents les amoureux d’un blues lissé. Dave Sax vit à New York lui aussi. C’est un anglais exilé qui gratte un peu quand ça le démange. Il remarque Charlie lors du tournage du documentaire de la BBC. Il mettra un an avant de retrouver sa trace, et bien lui en prit. Dave Sax était entre autre dee-jay dans une radio et aimait le Blues. Réunissant toutes ses économies, il enregistre Charlie sur un magnéto à bandes pendant quelques semaines avant de faire graver pour le label ultra confidentiel Dusty Road Records, l’album qui restera à jamais l’un des brûlots les plus incandescents qu’il m’eut été offert d’écouter et qui est à l’origine de ce modeste article.

« The Raw Harmonica Blues Of Charlie Sayles », paru en 1976, ne se fera presque pas remarquer au sein de la « communauté sachante du Blues ». Seuls deux articles feront écho à sa sortie : l’un dans Living Blues Magazine et l’autre dans Blues Unlimited, mais qui ne donneront pas pour autant ses lettres de noblesses à Charlie qui continue à jouer au coin des rues pour gagner sa vie. Dans cet album, Charlie a composé la totalité des morceaux, ce qui est chose peu commune pour un premier jet. L’album est sauvage, « brut de décoffrage » comme on dit, frôlant parfois le strident, la déchirure. L’émotion est palpable jusqu’au bout des sens et la production de Dave sax sonne particulièrement « garage » où la liberté d’expression de l’harmonica est totale et particulièrement originale, singulière. Sur cet album – et seulement sur celui-là –, Charlie se mesure aux plus grands souffleurs, aussi intensément expressif que ses modèles cités plus haut, urbain et furieux, grinçant et presque effronté. Ce n’est pas un blues « joli » comme on le retrouve sur ses albums suivants, bien produits et ne laissant plus guère de place à celui qui exorcise sa colère à travers son art. « The Raw Harmonica Blues » reste une éruption volcanique, un geyser brûlant, quarante-cinq ans après sa parution. Charlie Sayle trouve dans cet album son auto-thérapie, sa médecine et son salut. C’est un album qui ne s’apprivoise pas.

Il faudra attendre quinze ans pour que John Stedman, le boss de JSP Records, le signe pour « Night Ain’t Right » en 1990. Un album où l’on retrouve Kerry Sayles (sa compagne) à la basse, Larry Wize qui prend quelques solos à l’harmonica (L. Wize que l’on peut aussi écouter sur « The Introduction To Living Country Blues USA » du label Allemand L+R en 1981 ou sur son propre album de 1992 « The Larry Wise Band, Fred Cox – Will O’ The Wisp » paru sur Double Trouble records).

Le come-back d’un bluesman qui fait se chevaucher dans ses compositions le rock et le funk et, si certains titres comme Down and Out, Eli ou Chromatic Blues méritent le détour, l’album ne permettra pas à Charlie de sortir de l’ombre. Quelques chroniques éparses, des ventes qui ne tiennent pas leurs promesses, renverront l’homme dans la rue.

Mais John Stedman y croit dur comme fer et remet Charlie en selle en 1995 pour un deuxième album sur son label. « I Got Something To Say » ne vaut pas son précédent. Production plus léchée, arrangements et orchestrations au goût du jour n’y feront rien. L’album ne se vend pas et Charlie retourne à la case départ. Et ce n’est pas « Hip Guy » (toujours sur JSP en 2000), compilation bourrée de bonnes intentions, qui changera quelque chose à l’affaire.

De gauche à droite, au fond : Jerry Portnoy, Larry Wise, Tony Fazio
; devant : Charlie Sayles et son épouse. Photo DR

Entre temps, Charlie fait la connaissance de Tony Fazio qui le prendra sous son aile, l’aidera dans ses démarches et finalement deviendra un proche intime de Charlie qui, avec l’âge, commence à assagir ses relations humaines. Ensemble, il réalisent un album vingt ans après « I Got Something To Say ». « Charlie Sayles and the Blues Disciples » est un album dépouillé et terrien où la voix cassée de Charlie (le titre Vietnam est particulièrement touchant) caresse la Soul comme rarement une voix éraillée peut le faire. Seulement, le talent ne suffit pas à faire carrière et la reconnaissance n’arrivera que trop tardivement.

De gauche à droite : T.W. Boons, Charlie Sayles, Tony Fazio, South Carolina Festival of Discovery, Greenwood, 8 juillet 2016. Photo DR

Les problèmes existentiels de Charlie ne lui permettent que trop rarement de profiter de l’instant présent. Il se dressait comme un loup solitaire tourmenté qui ne pouvait pas s’intégrer dans une société ritualisée avec ses règles et ses attentes. Alors, il traîne dans la marge, dans les rues qui forment le lien entre le « chez-soi » et le « reste du monde », un état de vie à ciel ouvert, l’endroit où tout peut arriver.

Aujourd’hui, Charlie Sayles s’est tourné vers la chrétienté et explore un style plus feutré que l’on peut entendre sur l’album « Charlie Sayles & The Blues Disciples » sorti en 2015 sur le label de son ami Tony Fazio, Fetal Records, basé à Annapolis dans le Maryland. Un label qui explore plutôt le coté punk/rock de la musique, ce avec quoi « Charlie Sayles & The Blues Disciples » détonne quelque peu sur le catalogue. Il y explore sa vie, ses combats et sa foi nouvelle qui à l’air de lui apporter quelque sagesse et une certaine sociabilité qui lui ont manqué toute sa vie. Sur cet album, son jeu s’est fait plus discret, voire doux à certains égards, un album qui parle de la foi réalisé par un homme qui a trouvé la rédemption en Jésus. Comme il le disait : « Je n’avais personne d’autre».

De gauche à droite : Clarence Turner, Charlie Sayles, Tony Fazio, JV’s In Falls Church VA, février 2023. Photo © Ronald Weinstock

Souhaitons sincèrement qu’il soit au meilleur endroit possible aujourd’hui, loin des tumultes de la vie qui lui auront fait office de fil conducteurs car, à 75 ans, l’homme aspire à plus de sérénité. Et que les quelques lecteurs qui auront été jusqu’au bout de cet article fassent l’effort de se pencher davantage sur cet artiste, homme blessé par la vie, harmoniciste minimaliste qui n’embrassa pas les modes et resta lui-même jusqu’au bout.


Notes :
(1) Propos recueillis par George Wyndham le 1 avril 2011
(2) Propos recueillis par Brant Bucley le 24 Avril 2020 pour American Blues Scene
(3) Frank Matheis / Living Blues 241
(4) extrait d’un article paru dans SingOut Vol 29 #4 redigé par Rinzler en 1983

Sources :
• Sheldon Harris : « Blues Who’s Who – A Bibliographical Dictionary of Blues Singers » – New York (Da Capo Press) 1987
• Edward Komara : « Charlie Sayles – in Edward Komara (ed.) / Encyclopedia of the Blues Vol. 2 (K-Z) » – New York/London (Routledge) 2005
www.wirz.de


Patrick Derrien