Bill Williams

Bill Williams. Photo © West Virginia & Regional History Center

« Everyday seem like murder here »

• Depuis l’époque enregistrée et, d’une certaine manière, bien avant de façon orale, il fut toujours cas de découvertes et redécouvertes d’artistes soit contemporains de l’époque, soit tardivement et souvent de manière « hasardeuse », faites d’heureuses rencontres ou de recherches méticuleuses, ordonnées, universitaires. Les exemples sont foison et si certains en tireront quelques bénéfices, la grande majorité restera à peine gravée pour la postérité. En toute modestie, remettons un peu de lumière sur Bill Williams (1), artiste éminemment talentueux, avant que ce siècle finisse par tout obscurcir…

Bill Williams est né en février 1897 du côté de Richmond, en Virginie, qui n’était pas à proprement parler le « pays du Blues ». De son enfance à la campagne, la première influence qui lui restera gravée à jamais est très certainement celle de son frère James Williams qui était un guitariste de ragtime. Parrain bien malgré lui, James influencera Bill et il lui devra les rudiments d’une technique de jeu qui le suivra jusqu’à ses séances d’enregistrement pour Blue Goose au début des années 1970. Bill emprunte la guitare du frangin qui la pensait bien cachée et désaccordée, pour imiter, apprendre, copier… Jusqu’à cette fois où, en 1908, il se saisit d’une guitare et en quinze minutes chrono joue Yankee Doodle Dandy (selon ses dires). Légende où réalité, le fait est qu’il commence à jouer pour amuser la galerie et ramasser quelques pièces qui viennent gonfler le pécule qu’il reçoit en travaillant dans les chemins de fer comme porteur d’eau à Wilmington, dans le Delaware, puis dans l’ouest du Colorado où il trime dans les mines de Lester. Il part ensuite pour Bristol dans le Tennessee où il rencontre une autre influence majeure qui va déterminer sa façon de jouer : Blind Blake. Ce dernier parcourait la région en tant que professionnel, gagnant sa croûte en chantant pour les ouvriers de cette région minière, interprétant des airs traditionnels, des rags et des blues. Blind Blake venait de Georgie quand il rencontra Williams. Blind Willie McTell, son ami, disait qu’il se nommait Arthur Phelps, mais Blake l’a toujours démenti.

Bill Williams. Photo © West Virginia & Regional History Center

La numérisation des archives de l’état civil va permettre de lever une partie du voile qui repose sur la vie de Blind Blake, retracée dans l’excellente enquête parue dans le n°263 du magazine britannique Blues & Rhythm et menée par Alex van der Turk, Bob Eagle, Rob Ford, Eric LeBlanc et Angela Mack. Le jeu si singulier de Bill correspondait à celui de Blake et c’est ainsi que les deux compères (du point de vue seulement musical) vont traîner quelques mois ensemble. Dans cette région de gueules noires qui s’étendait de l’ouest de la Pennsylvanie à la Virginie occidentale, du Kentucky en passant par le Tennessee et grattant quelque peu le nord de l’Alabama, il y avait du travail dans les mines de charbon et, en cette fin des années 1920, Bill travaillait dans les mines du comté de Pike. Le soir, il jouait pour ses copains des galeries avec cet aveugle à la bouille ronde qui finira par enregistrer quelques années plus tard pour Paramount, les merveilles qu’on connaît bien aujourd’hui. 

Pour Bill Williams, il faudra attendre 50 ans ! Et c’est vrai qu’en écoutant sa musique, on peut aisément faire une affiliation avec Blind Blake, mais c’est être réducteur car, si Bill n’a jamais caché ses influences (comme celles country, pop, rag, blues…), il saura développer un style qui lui est propre et dans lequel on peut aussi retrouver des connotations de Mississippi John Hurt, de Big Bill Broonzy et même Mance Lipscomb et de quelques chanteurs country comme Merle Travis, Bill Monroe…

Des troubadours en fait. Bill Williams est plus enclin à travailler une habileté technique et une fluidité instrumentale qu’une profonde implication émotionnelle propre au blues pur jus du Delta.

Puis Bill Williams trouve résidence à Greenup dans le Kentucky où il travaille pour la compagnie ferroviaire C&O à Russell. Là, doucement, commencent à sérieusement s’effacer les traces de Bill qui, rappelons-le, n’a alors toujours pas fait l’objet d’un quelconque intérêt d’une maison de disque. Il continue de jouer pour ses potes, son public devant son porche, dans des bals et autres attrape-fêtards de la région. Au tournant du siècle dernier, le Blues naissant s’influence beaucoup des chanteurs (songsters) qui accompagnaient les medecine shows pour vendre des pommades et du rêve. Ces chanteurs ont eu une influence notable sur la musique blues, leurs répertoires allaient de chansons folkloriques aux ballades, en passant par des airs de danse issues des « traditions coloniales» comme des spectacles de ménestrels. Ce temps était celui du chevauchement. Les songsters sont apparus avant ce qu’on nommera le Blues et se mêleront pendant quelques décennies avant d’être remisés – voire absorbés – par ce Blues qui avait la préférence des auditeurs largement influencés par les quelques labels existants qui mettaient toutes leurs billes dans ce style. Tous ces musiciens se devaient de savoir jouer ce que le public demandait, faute de quoi ils pouvaient aller bosser à l’usine ou dans les champs. 

Tous les grands noms du Blues ont joué d’autres styles musicaux et, à cette époque, les genres se mélangent, Blancs et Noirs se partageaient le même répertoire. Au fur et à mesure que la guitare prenait le dessus sur le violon ou le banjo, les chanteurs délaissaient l’accompagnement et s’armaient eux-mêmes d’une guitare. Fait notable, les songsters chantaient souvent des ballades traditionnelles, chansons composées souvent sur des héros légendaires (Frankie and Johnny) ou mythiques (Stagger Lee), alors que les bluesmen inventaient leurs propres paroles, recyclaient celles des autres, développaient des styles différents, chantant leurs conditions de vie, partageant ainsi leurs propres expériences émotionnelles. Un grand nombre des morceaux de ce que l’on nomme Blues aujourd’hui ont été interprétés par des musiciens possédant un répertoire bien plus large qui trainait ses guêtres jusqu’à New York, en piquant des airs de Tin Pan Alley, jusqu’au country blues… Si Alan Lomax faisait à l’époque une distinction entre les « blues profonds » et les « chansonniers », cette différence s’est – au fil du temps, des témoignages et des enregistrements – considérablement étiolée. Ces musiciens ont, en public principalement, joué une grande variété de styles mais n’enregistrèrent pour la plupart que la part de leur création considérée par les producteurs comme « originale et pouvant rapporter davantage ». De Muddy Waters à Robert Johnson, en passant par John Hurt, Papa Charlie Jackson, Leadbelly, Mance Lipscomb, Charley Patton, Jimmy Rogers ou encore Frank Stokes, personne ne fut épargné.

Bill Williams suivra cette tradition sans rien changer. Il n’était pas à vraiment dans le giron de l’industrie musicale et c’est aussi pourquoi son style ne changera pas. Les modes ne le toucheront pas. Ainsi va la vie. Bill n’est donc pas un bluesman à proprement parler mais bel et bien un chansonnier perpétrant de vieilles traditions séculaires. Charlie Parsons, professeur de guitare et grand passionné des traditions musicales de Greenup, immortalise Bill Williams sur cassette qu’il fait parvenir à Stefan Grossman – musicien accompli et auteur de plusieurs livres sur le jeu de guitare country blues – pour savoir s’il pouvait l’aider à l’enregistrer. Stefan contacte Nick Pearl qui dirigeait Yazoo Records et Blue Goose Records. Ce dernier, impressionné par le jeu de Williams, file à Greenup pour une session d’enregistrement qui figure sur le premier album de Bill Williams, « Low and Lonesome ».

Bill Williams a 73 ans quand il enregistre pour la seconde fois. On a longtemps pensé que les seuls enregistrements de Bill, avant de graver pour Blue Goose, étaient sur cette cassette réalisée par Charlie Parsons, or il s’avère qu’un certain Orin Nelson, musicien de Greenup lui aussi, a enregistré Williams chez lui durant l’été 1961. Cet enregistrement (2) dans la fleur de l’âge de Williams nous donne à écouter un jeu subtil dans un répertoire qui penche davantage vers le folk et standards d’avant, influencé par Nelson qui a l’air de lui demander de jouer certains airs… Bill Williams a déjà pris sa retraite à ce moment, mais déclare dans l’introduction qu’il continue de divertir son public activement. Le premier morceau illustre parfaitement sa carrière décrite plus haut, The Little Old Log In The Lane est un titre écrit par Will S. Hays en 1871 pour le commerce des ménestrels, sur lequel on peut admirer la dextérité du jeu de Williams.

« Low and Lonesome » est un disque qui force le respect. Celui d’un homme de 73 ans atteint d’arthrite au poignet mais qui, malgré tout, n’a absolument pas perdu la sûreté de son touché et la coordination qu’exige un tel répertoire. Rien ne sent la poussière, la photo jaunie ou la mélancolie. Au contraire, son jeu paraît neuf et ses compétences actuelles malgré le temps. Il faut entendre son interprétation de St Louis Blues qui reçoit ici un traitement pop (dans son sens noble) des plus attrayants. Son travail pour la compagnie ferroviaire C&O de Russell a largement influencé sa carrière. La population de cette région (de Covington dans le Kentucky à Columbus dans l’Ohio) étant principalement blanche, on ne peut pas vraiment être surpris que ses choix trahissent son immersion dans cette culture musicale particulière. L’arrangement qu’il donne à Up A Lazy River ou Pocahontas n’ont pas d’équivalence, son jeu en picking aurait pu faire rougir le blues le plus sophistiqué de Lonnie Johnson. Williams réalise un tour de force en s’éloignant des amarres traditionnelles. Il donne ainsi une force inédite à ses chansons en leur insufflant ce rag si cher à ses doigts. I’ll Follow You fait fi de tous les blues connus de la Côte Est mais laisse entrevoir le son texan d’un Willie Reed. Salty Dog (ouvrant le second album de Bill Williams, « The Late Bill Williams : Blues, Rags and Ballads », toujours sur Blue Goose mais cette fois à titre posthume car ce début de 1973 verra la disparition de Bill quelque temps avant la parution de l’album), raccourci dans le titre, est une adaptation virtuose du Salty Dog Blues, sorte de standard musical accroché aux sets que donnaient les musiciens et de nombreuses fois gravé, ré-adapté, contorsionné par Papa Charlie Jackson en 1924, Clara Smith deux ans plus tard, Allen Brothers, John Hurt, Bill Monroe et bien d’autres.  

Il est indéniable que les facultés musicales de Bill n’avaient pas disparu avec l’âge à l’écoute de ses deux albums (dont seul « Blues, Rags and Ballads » fera l’objet d’une réédition en 2007 par les Japonais d’Air Mail Music). Dans ses notes de pochettes, Stephen Calt raconte que Bill Williams n’aimait pas jouer et « menaçait » régulièrement de cesser toutes ses activités… Mais, malgré les témoignages qui narrent son intense activité hors des heures de travail, son si court succès au début des années 1970 dément ces propos. Le voilà néanmoins sur quelques scènes à donner des concerts pour le Smithsonian Institution, Le Mountain Heritage Festival, au County Fairgrounds (dans sa ville natale de Greenup) ; il passe par le Mariposa Folk Festival, participe à l’émission Coffee House de John Skagg sur WIRO, se pose sur les planches du American Folklife que McCormick dirige, envisage une tournée qui le mènera de Binghampton à Montréal en passant par New York (où Nick Perls le capte dans une longue série d’enregistrements dont « Blues, Rags and Ballads » est issu.

Il aurait dû sortir un troisième album de ces prises mais, perdus dans des cartons, ces enregistrements, encore aujourd’hui introuvables sont, de fait, restés inédits. Un peu comme Mance Lipscomb, Williams incorpore dans son set un grand nombre de chansons folkloriques noires comme des arrangements ragtime de chansons d’avant la première guerre. De plus, il a adopté de nombreux airs de violon à la guitare, ce qui lui vaudra un certain succès auprès des locaux. Un exemple rapporté par Simon Brooner dans le n°45 de Blues World paru en 1973 dit que : « Lors de son concert à Binghampton, il se trouve que c’était son anniversaire, et lorsqu’il l’a annoncé en coulisses, ses fans lui ont chanté l’évidence. Fatigué, mais apparemment plein d’énergie, il sort une nouvelle fois sa guitare et joue la version ragtime la plus folle de Happy Birthday que l’on ait jamais entendu ».

Bill Williams. Photo © West Virginia & Regional History Center

Aujourd’hui, on peut aisément penser qu’au début des années 1970 la « découverte » d’un tel musicien dut en étourdir plus d’un. Il révélait, pour paraphraser Stephen Calt dans ses notes de pochette, « l’étendue de talents cachés dans la culture musicale et les traditions noires ». Il me fait faire un parallèle avec (et dont je vole le titre pour cet article) l’extraordinaire « redécouverte » de Hayes Mc Mullan en 2016 avec la parution du double LP produit par Gayle Dean Wardlow sur Light In The Attic. Des personnages souvent très humbles, discrets et essentiels dans le grand puzzle des musiques afro-américaines. Il y a quelque chose de fascinant à penser que ces gars, qui vivaient simplement, ne savaient même pas qu’ils écrivaient l’histoire, sous un porche, une guitare à la main.


Notes :

(1) À ne pas confondre avec un autre Bill Wiliams, guitariste de blues américain, chanteur associé à Big Bill Broonzy, actif dans les années 1930, enregistré pour Victor à Memphis, Tennessee, 1928, pour Brunswick à Chicago et pour Banner en 1930.

(2) https://libraryguides.berea.edu/soundarchives/billwilliams/orinnelson


Sources : 

  • « Lazy River Bill Williams », Jazz and Blues, august/sept. 1971, by Paul Oliver.
  • Intro to interview Bill Williams : « Nobody Had To Ask Me To Play The Blues » in Swing Out ! Vol. 21, # 1 (1971), by Rob Fleder and Stephen Calt.
  • Blues World 45 (1973), S. 7 / by Simon Bronner.
  • Rob Fleder, Swing Out ! 23/4 (1974), S. 46.
  • Stephen Calt, « Bill Williams Low and Lonesome » – Blue Goose (2004).
  • Stephen Calt, « The Late Bill Williams : Blues, Rags and Ballads » – Blue Goose (2013

Par Patrick Derrien